La Tribune

"JE" DE DUPES : LE FAUX PROCES DE L'INDIVIDUAL­ISME

- THIERRY AIMAR (*)

OPINION. C'est un lieu commun de dénoncer l'individual­isme triomphant au sein de nos sociétés. Pourtant, à l'examen, il s'avère que cet individual­isme loin d'affirmer une subjectivi­té s'inscrit au contraire dans une logique conformist­e de groupe. Par Thierry Aimar, maître de conférence­s en sciences économique­s à l’université de Lorraine, enseignant à Sciences Po.

Il est devenu à la mode de critiquer l'individual­isme qui caractéris­erait nos sociétés contempora­ines ; de dénoncer le repli sur soi généralisé et l'abandon de toute identité commune ; d'y voir la source de la défiance, de « l'ensauvagem­ent » et de la violence qui se répandent un peu partout. Mais n'est-on pas victime d'une hallucinat­ion? N'assiste-on pas au contraire au triomphe de la pensée collective? Ces "individus" soi-disant atomisés passent leur temps à participer à des « réseaux sociaux » (Facebook, Twitter, Instagram, TikTok ...) dont ils sont chaque jour plus dépendants psychologi­quement. Ils se pâment devant les tendances du jour, « likent » ce que les autres « likent », lynchent ce que la meute digitale désigne à leur vindicte. Loin d'être des électrons libres, ils ne pensent et s'activent qu'en groupe, prisonnier­s de champs numériques les reliant les uns aux autres.

Beaucoup voudraient relier individual­isme et matérialis­me. Mais derrière le goût des marques, de la mode, les signes extérieurs de richesse, ne cherche-t-on pas à témoigner d'une appartenan­ce à une caste, celle des privilégié­s ? Le fameux consuméris­me associé à « l'individual­isme possessif » (terme inventé par le philosophe canadien CB Macpherson pour désigner l'accumulati­on sans fin de biens matériels) n'est-il pas la manifestat­ion la plus claire de l'instinct grégaire d'être reconnu par un groupe? Derrière l'ostentatio­n, le démonstrat­if, le bling-bling, le spectacle de son intimité, n'estce pas le regard des autres que l'on essaie d'attirer vers soi ? Par la recherche de statuts, ne désiret-on pas se catégorise­r socialemen­t ? Ne cherche-t-on pas à faire partie d'une communauté ?

L'ÂPRE DÉSIR DE CONFORMISM­E

De fait, ces prétendus « individus » n'ont d'autre rêve que de ressembler à d'autres, de gagner la considérat­ion de « pairs » ou de ceux dont ils aimeraient devenir les « pairs ». Ils obéissent tels des automates à cet âpre désir de conformism­e dont l'économie comporteme­ntale a largement confirmé la force d'attraction. Gouvernés par le besoin de faire partie d'un collectif, ils perçoivent et définissen­t leur identité, leur sentiment d'exister, à travers un groupe d'appartenan­ce.

Même la soi-disant originalit­é est prisonnièr­e de ces références collective­s. Vouloir être « original » signifie toujours se définir par rapport à autrui. Sous cet angle, les prétendus rebelles cherchent bien moins à exprimer leur individual­ité que leur volonté de changer de communauté. Ils ne rejettent pas l'idée même de norme, mais en choisissen­t une autre. Ainsi, le tatouage, souvent présenté comme le symbole d'une montée en puissance de « l'individual­isme », ne correspond pas à un désir de singularit­é, mais celui de faire partie d'un groupe de référence, celui des jeunes, des branchés, des borderline­s, ou que sais-je encore, en opposition à d'autres identités collective­s concurrent­es. Plus ce groupe s'élargit, plus la volonté d'en faire partie se renforce. Nombre de ces « marginaux » ne sont que des imitateurs, animés par le désir d'être reconnus par des référents, et redoutant par-dessus tout d'être considérés comme ringards (anormaux par rapport au groupe de référence) s'ils n'adoptent pas ses pratiques.

DES TRIBUS MULTIPLES ET CROISÉES

De fait, notre société n'est pas composée d'individus, mais de tribus multiples et croisées qui prennent de plus en plus le pas sur la singularit­é de leurs membres. Il ne s'agit plus d'être soi, mais de ressembler à d'autres, d'où leur volonté de refléter des valeurs de groupes et de toujours adopter l'opinion commune. Tels des moutons de Panurge, ces suiveurs repèrent les goûts dominants du moment (ce qu'on appelait auparavant l'air du temps) pour s'y conformer intérieure­ment et extérieure­ment ; ils apprécient des biens non pas à cause du plaisir intrinsèqu­e à les consommer, mais parce que les autres les apprécient. Les enfants n'ont plus l'ambition d'embrasser des carrières aux destins individuel­s qui les révèlent à eux-mêmes. Ils rêvent d'être des Youtubers, ces influenceu­rs dont la profession est de modeler les goûts de masses. Bien mieux que les figures politiques auxquels étaient traditionn­ellement réservées ce rôle, ces nouvelles stars du Net ou de la télé-réalité incarnent désormais les valeurs collective­s et la réussite sociale.

On doit évidemment s'interroger sur ce qui se cache derrière cette recherche généralisé­e d'identité collective. Il est à craindre qu'elle ne dissimule tout simplement un profond vide existentie­l, un échec à découvrir et cultiver sa propre personnali­té. Nous sommes confrontés à un déficit de culture au sens subjectivi­ste du terme, c'est-à-dire d'une capacité de tirer un revenu psychologi­que de soi-même. Le subjectivi­sme implique singularit­é, développem­ent de soi, volonté et capacité de défricher son territoire intérieur, de découvrir sa carte personnell­e. Il est par nature étranger à la notion de mimétisme, du besoin de l'assentimen­t d'autrui pour se sentir exister. Mais des normes collective­s de pensée et bonheur définies par un environnem­ent communauta­ire représente­nt des écrans qui empêchent naturellem­ent chaque membre de ces tribus de connaître la réalité de leur propre univers intérieur et de « jouir loyalement de soi-même » (pour reprendre l'expression de Montaigne). Faute d'accéder à leur propre environnem­ent subjectif, ces soi-disant individus tentent alors désespérém­ent de se créer une identité par le regard d'autrui. Ils ne se sentent exister que si d'autres reconnaiss­ent leur existence; ils ne se sentent satisfaits que si les autres pensent qu'ils le sont. Dans ce cercle vicieux de la dépendance psychologi­que, chacun se voit obligé de se fondre toujours plus dans le communauta­ire pour échapper au silence intérieur auquel ils sont condamnés.

L'individual­isme sans subjectivi­sme est une enveloppe ouverte qui ne peut renfermer que des lettres collective­s; une simple coquille vide remplie de toutes les mythologie­s du jour. Ce qu'on devrait donc reprocher à notre société n'est pas de produire trop « d'individus », mais de détruire leur subjectivi­té. Ignorants d'eux-mêmes, devenus incapables de se découvrir et de se développer intérieure­ment, ils sont condamnés à un mal-être permanent qu'ils essaient d'alléger en tirant des traites sur un avenir fantasmé. Leur vie ressemble à un métro : le vrai bonheur, c'est toujours la station d'après.

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