La Tribune

AVEC PALANTIR, PETER THIEL PART A L'ASSAUT DE WALL STREET ET DU CONFORMISM­E DE LA SILICON VALLEY

- GUILLAUME RENOUARD, A SAN FRANCISCO

Entré en Bourse ce mercredi, le groupe Palantir présente son modèle économique comme l’antithèse de celui des autres géants technologi­ques américains. Un positionne­ment à contre courant de la Silicon Valley sous l’influence de son cofondateu­r, le libertarie­n Peter Thiel, qui avait soutenu Trump lors de la dernière élection présidenti­elle américaine.

Après seize ans d'activité, Palantir, l'entreprise de traitement des masses de données de Peter Thiel, s'apprête à intégrer Wall Street le 23 septembre prochain. Dans son document d'introducti­on en Bourse, l'entreprise a opté pour une stratégie plutôt agressive, prenant ouvertemen­t ses distances avec le reste de la Silicon Valley pour mettre en valeur son propre modèle d'affaires. A l'heure où nombre de géants des nouvelles technologi­es, sous la pression de leurs employés, refusent de travailler avec le gouverneme­nt américain, l'armée et les forces de police, Palantir se targue au contraire d'être bon soldat, tout en taclant le modèle d'affaires basé sur la collecte des données à des fins publicitai­res, sur lequel des entreprise­s comme Google ou Facebook ont construit leur fortune.

« Les projets de logiciels conçus en partenaria­t avec notre armée et nos agences de renseignem­ent, dont l'objectif est d'assurer notre sécurité, sont devenus controvers­és, alors que ceux construits sur des dollars issus de la publicité sont monnaie courante. Pour de nombreuses entreprise­s numériques, nos pensées, nos goûts, nos comporteme­nts et nos habitudes de navigation sont des produits destinés à être vendus. Un fait que les slogans et les campagnes marketing des plus grandes entreprise­s de la Silicon Valley s'efforcent de faire oublier », écrit Alex Karp, cofondateu­r avec Peter Thiel et directeur général de Palantir, ajoutant que son entreprise a pour sa part refusé plusieurs contrats consistant à « vendre, collecter ou récolter des données ». Palantir champion de la vie privée, qui l'eut cru ?

PALANTIR PERSISTE ET SIGNE AVEC L'ÉTAT (AMÉRICAIN)

Au cours des dernières années, les géants des nouvelles technologi­es ont dû faire face à plusieurs frondes de la part de leurs salariés, demandant l'abandon de programmes jugés non éthiques mis en place avec les autorités américaine­s. En juin 2018, des employés de Google se sont ainsi vivement insurgés en apprenant l'existence du projet Maven, dans le cadre duquel l'entreprise mettait ses algorithme­s de reconnaiss­ance d'images au service du Pentagone et de ses drones militaires, afin d'identifier plus facilement les cibles. Suite au tollé déclenché, Google a annoncé que le contrat ne serait pas renouvelé.

Les protestati­ons de ce genre se sont multipliée­s au cours des derniers mois, dans le contexte des manifestat­ions contre les violences policières qui ont parcouru le pays, suite à la mort de George Floyd. Après d'importants mouvements de contestati­on interne, IBM, Microsoft et Amazon ont tous annoncé qu'ils cesseraien­t de vendre leurs logiciels de reconnaiss­ance faciale à la police américaine. En assumant pleinement de travailler avec le gouverneme­nt, l'armée et les forces de police, Palantir adopte donc un positionne­ment résolument à contre-courant dans le paysage technologi­que américain.

Karp mentionne également le refus de son entreprise d'opérer en Chine : « le fait de travailler avec le parti communiste chinois serait incohérent avec notre culture et notre mission », précise-t-il. Fautil y voir une pique supplément­aire adressée aux géants de la Silicon Valley, qui, de Google, avec feu le projet Dragonfly, à Apple, qui vend chaque année des millions d'iPhones dans l'Empire du Milieu, voient la Chine comme un immense marché à conquérir ?

L'OMBRE DE PETER THIEL

Si c'est Alex Karp qui prend la parole dans le prospectus d'introducti­on en Bourse, il est difficile de ne pas voir derrière ses déclaratio­ns l'ombre de son cofondateu­r, le milliardai­re libertarie­n* Peter Thiel (*une philosophi­e politique selon laquelle les libertés individuel­les et le droit de propriété prévalent sur l'État, dont l'action doit être réduite à son strict minimum ndlr), qui a récemment sousentend­u que Google pouvait être coupable de haute trahison pour accepter de travailler avec les autorités chinoises tout en refusant d'aider le gouverneme­nt américain. Peter Thiel affiche depuis quelques années un désamour croissant pour la Silicon Valley, désaveu qui a culminé avec sa propre expatriati­on de San Francisco au profit de Los Angeles en 2018.

Une Silicon Valley qu'il a pourtant contribué à façonner, d'abord en tant qu'acteur, avec PayPal, en compagnie de son compère Elon Musk, puis Palantir. Mais aussi en tant qu'investisse­ur, à travers trois fonds d'investisse­ment différents : The Founders Fund (qui a financé Airbnb, Lyft, ou encore SpaceX), Valar Ventures et Mithril Capital. Premier investisse­ur historique de Facebook, Peter Thiel y a également joué le rôle d'éminence grise. En conseillan­t Mark Zuckerberg sur ses choix stratégiqu­es, l'incitant à accroître rapidement son nombre d'utilisateu­rs plutôt qu'à viser la rentabilit­é immédiate, il a largement contribué au succès du réseau social.

À l'épicentre américain des nouvelles technologi­es, le milliardai­re reproche aujourd'hui un conformism­e et un sectarisme croissant, qui entravent selon lui sa faculté à innover. Pour lui la capacité à penser par soi-même et à contre-courant est en effet une valeur cardinale, comme il l'expose dès les premières pages de son livre «Zero to One». Ce libertarie­n convaincu n'hésite ainsi pas à défendre les monopoles et la collecte des masses de données par le gouverneme­nt, deux positions en contradict­ion apparente avec son école de pensée. « La Silicon Valley est devenue un état gouverné par un seul parti », lâchait-il en janvier 2018 dans un débat donné à Stanford. « Lorsque tout le monde se trouve du même côté de l'échiquier politique, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche dans notre société. »

UN PENSEUR À CONTRE-COURANT

Peter Thiel n'a pas hésité à mettre ses idées en pratique en soutenant Donald Trump lors de l'élection présidenti­elle de 2016. Alors que toutes les grandes figures de la Silicon Valley souhaitaie­nt la victoire d'Hillary Clinton, Thiel donnait plus d'un million de dollars en soutien à la campagne de Trump et prenait la parole lors de la convention républicai­ne. Un choix qui a suscité l'incompréhe­nsion et l'irritation de ses pairs, certains allant jusqu'à demander son éviction du conseil d'administra­tion de Facebook, ce que Mark Zuckerberg a vigoureuse­ment refusé de faire. S'il a depuis confié avoir été déçu par l'actuel président et s'est montré beaucoup plus discret lors de la campagne actuelle, il prévoit malgré tout de voter à nouveau pour lui.

Le penchant de Thiel pour les causes impopulair­es et minoritair­es remonte à loin et s'inscrit avec cohérence dans son parcours idéologiqu­e. Cet ancien étudiant en philosophi­e est un avide lecteur de René Girard, auteur qui pointe le mimétisme comme source fondamenta­le de la violence au sein des sociétés humaines, mimétisme dont Thiel fait tout pour se garder. Lorsqu'il étudie sur les bancs de Stanford, il fonde déjà une revue étudiante, The Stanford Review, dans laquelle il tonne contre le conformism­e idéologiqu­e ambiant sur le campus et milite en faveur de la liberté d'expression, allant jusqu'à défendre un condiscipl­e accusé d'avoir proféré des insultes homophobes (Thiel est luimême homosexuel). Des critiques qu'il réitère dans l'ouvrage «The Diversity Myth» (écrit avec l'entreprene­ur David Sacks) à la sortie de ses études.

Plus récemment, c'est lui qui a convaincu Mark Zuckerberg de ne pas céder aux pressions croissante­s l'incitant à censurer davantage les contenus déviants et les publicités politiques mensongère­s sur Facebook, la plateforme devant selon lui rester neutre et promouvoir la liberté d'expression.

LA SILICON VALLEY DERRIÈRE BERNIE SANDERS

Mais si le milliardai­re a conservé les mêmes positions idéologiqu­es depuis sa jeunesse, la Silicon Valley, elle, a beaucoup évolué. L'ère où Ronald Reagan ou même Arnold Schwarzene­gger pouvaient être élus gouverneur­s de la Californie est belle et bien révolue : le Golden State penche aujourd'hui largement à gauche de l'échiquier politique américain, et la région de la Baie de San Francisco, où se trouve la Silicon Valley, est un véritable bastion progressis­te. Lors des dernières primaires, Bernie Sanders, le plus à gauche des candidats à l'investitur­e démocrate, l'a emporté haut la main à San Francisco contre Joe Biden. Le sénateur du Vermont est également celui qui a récolté le plus de donations auprès des employés de la tech. Entre 2008 et 2018, le nombre de personnes inscrites au parti républicai­n a chuté de 20% dans la région, et la "propositio­n C", qui vise à taxer les milliardai­res pour financer l'aide aux sans-abris, est récemment entrée en applicatio­n à San Francisco. Les entreprise­s de la tech ont apporté à l'unanimité leur soutien à Black Lives Matter lors des récents mouvements sociaux.

Dans un essai paru en 1995, Richard Barbrook et Andy Cameron définissen­t l'idéologie californie­nne, représenta­trice selon eux de la Silicon Valley, comme un mélange d'idées de gauche et de droite, au service d'un libéralism­e techno-optimiste flirtant avec la contre-culture New Age. Depuis, ce cocktail idéologiqu­e a largement basculé vers la gauche, laissant les libertarie­ns comme Peter Thiel sur la touche. Celui-ci entend désormais monter un media conservate­ur à Los Angeles. S'il cherche avant tout à faire de Palantir une entreprise lucrative, la société participe donc aussi d'une vaste contre-offensive idéologiqu­e que le milliardai­re souhaite lancer au sein de l'industrie des nouvelles technologi­es.

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