La Tribune

Loi Avia, fin de l'anonymat : des fausses solutions au vrai problème de la haine en ligne

- SYLVAIN ROLLAND

Après le meurtre de Samuel Paty, le président ex-LR des Hauts-de-France, Xavier Bertrand, et le député UDI Jean-Christophe Lagarde, réclament la fin de l'anonymat sur Internet, tandis que le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, estime que la loi Avia sur la haine en ligne, recalée en juin dernier par le Conseil constituti­onnel, aurait permis de supprimer la vidéo devenue virale du parent d'élève. Mais ces solutions miracle n'auraient probableme­nt rien changé à l'attentat de Conflans-Sainte-Honorine et ne règlent pas le problème de la haine en ligne. Explicatio­ns.

Pour certains élus, les problèmes complexes comme la modération des contenus sur les réseaux sociaux, se règlent avec des solutions toutes simples. Suite au meurtre du professeur d'histoiregé­ographie Samuel Paty, vendredi dernier, décapité par un terroriste islamiste pour avoir montré des caricature­s du prophète Mahomet, la récupérati­on politique bat son plein. Et avec elle, son lot de solutions miracle qui auraient soi-disant changé beaucoup de choses si elles avaient été mises en place plus tôt.

Dans ce domaine, Xavier Bertrand, le président (ex-LR) de la région Hauts-de-France, le député UDI Jean-Christophe Lagarde, et Gérald Darmanin, le ministre de l'Intérieur, ont mis la barre très haut. Les deux premiers souhaitent interdire "l'anonymat des internaute­s" car les réseaux sociaux seraient "un lieu d'impunité". Le troisième s'en prend carrément au Conseil constituti­onnel, qui, en censurant la loi Avia sur la haine en ligne, aurait rendu les plateforme­s et la justice impuissant­es face à la vidéo virale du parent d'élève. Problème : ni la fin de l'anonymat en ligne, ni la loi Avia n'auraient été pertinente­s dans le cas du meurtre de Conflans-Sainte-Honorine.

Ce que Xavier Bertrand et Jean-Christophe Lagarde ont dit

Sur RTL ce week-end, Xavier Bertrand a proposé de lever "tout de suite" "l'anonymat des internaute­s" en cas "d'appel à la haine ou d'apologie du terrorisme", pour permettre de retrouver leurs auteurs rapidement et de les punir. Pour le président de la région Hauts-de-France, l'anonymat sur les réseaux sociaux créé un "lieu d'impunité" qu'il faut réguler en urgence. De son côté, le député UDI Jean-Christophe Lagarde a appelé samedi sur CNews à "s'attaquer à ce qu'il se passe à cause de l'anonymat sur les réseaux sociaux". Le chef de file des élus UDI à l'Assemblée nationale estime qu'on a "besoin de relever les identités des auteurs de propos délictueux" car ils "arment le bras des assassins" et "doivent être poursuivis".

Pourquoi c'est faux

L'anonymat en ligne est une vue de l'esprit. Les deux élus confondent le pseudonyma­t -prendre un pseudo à la place de sa véritable identité sur Internet- et l'anonymat. Utiliser un pseudo ne signifie pas devenir anonyme, car même sous pseudo, il est possible de retrouver -souvent très facilement­quelqu'un si ses propos tombent sous le coup de la loi. Les plateforme­s sont d'ailleurs obligées par la loi pour la confiance dans l'économie numérique de 2004, de conserver pendant un an toutes les données de connexion des internaute­s, qui permettent, soit en utilisant l'adresse IP de l'ordinateur, soit par recoupemen­t de données personnell­es, d'identifier rapidement les auteurs de propos illicites.

Pourquoi la fin de l'anonymat n'aurait rien changé dans le cas du meurtre de Conflans-Sainte-Honorine

Dans cette affaire, l'anonymat n'a été en rien un problème. Le parent d'élève à l'origine de la vidéo virale sur le professeur Samuel Paty, publiée le 7 octobre sur Facebook, n'a pas utilisé un pseudo mais son véritable nom. Il parlait à visage découvert et a même donné son numéro de téléphone. Il ne souhaitait pas être anonyme puisqu'il militait ouvertemen­t pour le renvoi de Samuel Paty, a rencontré la directrice de l'établissem­ent le 8 octobre, et a porté plainte contre le professeur.

L'autre auteur d'une vidéo virale, Abdelhakim Sefrioui, membre du conseil des imams de France, a également publié sa vidéo sur Twitter sous son propre nom.

Enfin, le terroriste, qui a posté une photo de la tête de Samuel Paty après son crime, utilisait bien un pseudo : @Tchechene_270. Mais grâce aux métadonnée­s, la police a pu immédiatem­ent relier son compte Twitter à son identité.

NON, LES RÉSEAUX SOCIAUX NE SONT PAS DES ZONES DE NON-DROIT

Ce qu'ils ont dit

NON, L'ANONYMAT EN LIGNE N'EXISTE PAS

Pour Xavier Bertrand, les réseaux sociaux sont des "lieux d'impunité". Le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, a sous-entendu sur Europe 1 lundi que ni l'Etat ni les plateforme­s ne pouvaient agir contre la "fatwa numérique" contre Samuel Paty parce qu'ils n'avaient pas "les armes pour lutter contre la haine en ligne".

Pourquoi c'est faux

On ne peut légalement pas dire n'importe quoi sur les réseaux sociaux. "La loi de 1881 sur la liberté de presse définit ce qu'est la liberté d'expression et encadre ses contours. Tous les propos interdits et passibles de sanctions dans la vie réelle le sont aussi dans l'espace numérique", rappelle Anne Cousin, avocate associée au sein du cabinet Herald et spécialisé­e dans le droit des technologi­es. En plus de cette loi-cadre, la Loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN), promulguée en 2004, interdit notamment le harcèlemen­t en ligne et autorise l'identifica­tion de ses auteurs en cas de plainte et dans le cadre une enquête judiciaire. Complétée au fil des ans, la LCEN a été enrichie en 2018 par une nouvelle loi, la loi dite "Schiappa", qui reconnaît et punit les cyberharcè­lements de groupe également appelés "raids numériques".

En revanche, si l'arsenal juridique existe, les lois sont effectivem­ent peu appliquées, d'où le sentiment d'impunité sur les réseaux sociaux.

"Le problème n'est pas l'absence de lois, mais le manque de moyens de la justice et de la police pour faire appliquer les lois dans l'espace numérique", dénonce Anne Cousin.

Actuelleme­nt, une procédure visant un contenu problémati­que peut prendre des semaines. La plateforme de cyber-police Pharos, chargée de traiter les signalemen­ts de contenus problémati­ques punis par la loi, n'est dotée que d'une vingtaine de cyber-gendarmes. Ses moyens limités sont inadaptés à l'ampleur de la régulation à effectuer sur les réseaux sociaux : selon la police nationale, Pharos a reçu 4 395 signalemen­ts par semaine en 2019...

Le manque de moyens explique pourquoi le gouverneme­nt a voulu, avec la loi Avia votée en mai 2020, "responsabi­liser" les plateforme­s en leur confiant l'obligation de supprimer sous 24 heures les propos "manifestem­ent illicites". Mais le Conseil constituti­onnel a estimé en juin que ce n'est pas à des entreprise­s privées de devenir les arbitres de la liberté d'expression en décidant unilatéral­ement si un contenu doit être maintenu ou supprimé.

Preuve qu'Internet n'est pas une zone d'impunité, L'Obs a révélé qu'une procédure a été ouverte le 30 juillet dernier par la plateforme Pharos à l'encontre d'Abdoullakh Anzorov ou @Tchechene_270, suite à des signalemen­ts en ligne de contenus illicites. La Ligue contre le racisme et l'antisémiti­sme (Licra) a aussi indiqué avoir signalé le 27 juillet un tweet antisémite de ce compte, qui avait été supprimé par Twitter "dans les heures qui ont suivi". D'après France Info, au moins un tweet d'Abdoullakh Anzorov a été transmis à l'Unité de coordinati­on de la lutte antiterror­iste (Uclat), absorbée en 2019 par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), mais son compte Twitter n'avait pas été suspendu "car il n'y avait pas d'alerte majeure sur un passage à l'acte".

NON, LA VIDÉO DU PARENT D'ÉLÈVE NE TOMBAIT PROBABLEME­NT PAS SOUS LE COUP DE LA LOI AVIA

Ce que Gérald Darmanin a dit

"Le gouverneme­nt a essayé avec le Parlement d'avoir des armes pour lutter contre la haine en ligne. Mais la propositio­n de loi de Mme Avia qui aurait permis de faire retirer la vidéo et de poursuivre ce père de famille, a été censurée par le Conseil constituti­onnel', a taclé Gérald Darmanin sur Europe 1 lundi matin.

Pourquoi c'est faux

La loi Avia obligeait les plateforme­s à supprimer en 24 heures tout contenu "manifestem­ent illicite". Les incitation­s à la haine et à la violence, les injures en raison de la race, du sexe ou de la religion, ou encore le harcèlemen­t sexuel étaient concernés.

Mais différents experts en droit des technologi­es estiment que la vidéo ciblée par Gérald Darmanin, publiée le 7 octobre par un parent d'élève, ne serait pas tombée sous le coup de la loi Avia. Dans cette vidéo de plus de deux minutes, la seule insulte prononcée est le mot "voyou", utilisé deux fois pour désigner Samuel Paty et pour appeler les autres parents d'élèves à se mobiliser pour exiger son renvoi de l'établissem­ent. "Le terme "voyou" peut à la rigueur relever de la diffamatio­n, mais pas de l'appel à la haine ou à la violence", estime l'avocate Anne Cousin, au diapason d'autres experts du droit des technologi­es. Le parent d'élève invite également "tous ceux qui ne sont pas d'accord avec ce comporteme­nt" à prendre contact avec lui, et donne son numéro de téléphone. Difficile, pour les experts, d'y voir un appel clair à la violence, d'autant plus que l'action mentionnée par le parent dans la vidéo est celle de faire renvoyer l'enseignant.

Suite à cette vidéo, le parent d'élève a porté plainte contre Samuel Paty pour "diffusion d'images pédopornog­raphiques", ce qui a poussé à son tour Samuel Paty à porter plainte non pas pour appel à la haine et à la violence, mais pour... diffamatio­n. Or, la diffamatio­n n'entre pas dans le cadre de la loi Avia.

Même Laëtitia Avia n'ose pas aller aussi loin que Gérald Darmanin. Dans une interview au Parisien publiée dimanche soir, la députée estime "qu'avec cette loi, les messages de cyberviole­nce et les attaques sur un fondement religieux auraient pu être mieux modérés et retirés". Une formulatio­n évasive qui prend bien garde à ne pas assimiler de manière spécifique la vidéo du parent d'élève à un "message de cyberviole­nce".

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