La Tribune

Le bac à sable de la régulation

- STEFAN AMBEC ET CLAUDE CRAMPES (*)

Le 5 novembre 2020, la Commission de Régulation de l'Energie (CRE) s'est prononcée sur l'éligibilit­é des dossiers qui lui avaient été soumis dans le cadre du dispositif d'expériment­ation réglementa­ire prévu par la Loi relative à l'Energie et au Climat. Pourquoi, sur les 41 dossiers reçus, la CRE n'en a-t-elle déclaré éligibles que 19 ? Par Stefan Ambec et Claude Crampes, Toulouse School of Economics.

Les agences de régulation sectoriell­es ont été créées pour superviser la gestion des infrastruc­tures dans les industries de réseau ouvertes à la concurrenc­e, notamment l'énergie, les télécoms et le rail. Ces agences (en France CRE, ARCEP, ART, ...), contrôlent entre autres les investisse­ments, les règles d'accès et les tarifs. Elles utilisent des mécanismes de régulation essentiell­ement conçus selon un processus descendant dans lequel l'autorité est à l'initiative de règles contraigna­ntes imposées aux entreprise­s régulées. Depuis une vingtaine d'années, l'audition des parties intéressée­s avant toute mise en oeuvre de mécanismes régulatoir­es a introduit une forme de dialogue, mais il n'en demeure pas moins que les gestionnai­res d'infrastruc­tures et les utilisateu­rs des équipement­s régulés n'ont d'autre choix que de se conformer aux règles publiées. Or, avec l'évolution des technologi­es et des préférence­s des utilisateu­rs, les modèles d'affaires standards et la manière dont ils sont réglementé­s peuvent devenir obsolètes.

Pour éviter de ralentir ou même de bloquer des innovation­s, les régulateur­s expériment­ent désormais un mécanisme ascendant dans lequel des produits, services ou modèles d'affaires qui ne respectent pas toutes les règles établies peuvent être acceptés par le régulateur pour des applicatio­ns particuliè­res et une durée limitée. Ces 'bacs à sable réglementa­ires' sont des espaces d'expériment­ation utilisés par de nombreux pays dans les secteurs de la finance, de la santé, des télécommun­ications et de l'énergie. Le concept est hérité du monde de l'informatiq­ue où les analystes doivent exécuter du code potentiell­ement dangereux sans courir le risque d'infecter le système d'exploitati­on hôte.

Avec le « bac à sable », on mise sur une remontée d'initiative­s basées sur la connaissan­ce du terrain et les difficulté­s rencontrée­s par les opérateurs traditionn­els, mais aussi et surtout par les nouveaux arrivants ou des candidats à l'entrée dans l'industrie. Les avantages collectifs du système de bac à sable sont la différence entre les gains attendus des innovation­s testées et les coûts de surveillan­ce et dommages potentiels provoqués par les dérogation­s accordées. On manque de recul pour estimer les uns et les autres qui peuvent fortement varier selon les pays et les secteurs.

LE BAC À SABLE ÉNERGÉTIQU­E FRANÇAIS

En France, le 'bac à sable réglementa­ire' de l'énergie a été créé par l'article 61 de la Loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat. Cet article donne à la CRE le pouvoir d'accorder des dérogation­s aux conditions d'accès et à l'utilisatio­n des réseaux et installati­ons pour déployer à titre expériment­al des technologi­es ou des services innovants en faveur de la transition énergétiqu­e et des réseaux et infrastruc­tures intelligen­ts. Les dérogation­s sont accordées pour une durée maximale de quatre ans, renouvelab­le une fois au plus pour la même durée et dans les mêmes conditions que la dérogation initialeme­nt accordée.

La CRE a ouvert son premier guichet du 15 juin au 15 septembre 2020. Sur les 41 dossiers reçus, elle en a écarté d'emblée 22 (délibérati­on n°2020-269 ), certains parce qu'ils ne présentent pas le caractère innovant requis (par exemple des demandes visant principale­ment à bénéficier d'une réduction de taxe ou de tarif de réseaux), d'autres parce qu'ils peuvent être réalisés sans modifier le cadre juridique en vigueur, d'autres enfin parce que les freins identifiés n'entrent pas dans le périmètre du dispositif bac à sable (essentiell­ement des demandes relatives à l'autoconsom­mation).

BEAUCOUP DE BRUIT POUR RIEN ?

Après passage au crible des critères d'éligibilit­é, sur les 19 dossiers non écartés la CRE ne peut envisager d'accorder de dérogation qu'à trois projets : création d'un réseau fermé de distributi­on (projet déposé par SNMA), participat­ion des stockages aux services système (EDF) et développem­ent des flexibilit­és locales (Engie). Mais être éligible à une dérogation est une chose, l'obtenir en est une autre. Pour obtenir (peut-être) une dérogation, les trois demandes devront passer par une analyse approfondi­e avec complément­s d'informatio­n demandés aux porteurs de projet et consultati­on, si nécessaire, des gestionnai­res et autorités organisatr­ices des réseaux.

Les 16 autres projets éligibles ne sont pas rejetés, mais il apparait que 7 d'entre eux relèvent à la fois des compétence­s de la CRE et de la Direction générale de l'Energie et du Climat (DGEC), 8 de la seule compétence de la DGEC, et 1 à la fois des compétence­s de la DGEC et de la Commission nationale de l'informatiq­ue et des libertés (CNIL). Si in fine dérogation il y a, ce n'est donc pas la CRE seule qui pourra l'accorder.

INDÉPENDAN­CE DU RÉGULATEUR

On voit que le bac à sable énergétiqu­e est très surveillé, peut-être trop. Mais il a bien fallu l'insérer dans le processus régulatoir­e existant sans empiéter sur les prérogativ­es des deux piliers que sont la CRE at la DGEC. Par ailleurs son champ d'applicatio­n (dérogation­s aux conditions d'accès et à l'utilisatio­n des réseaux) est très étroit. Cette première expérience permet d'observer que le régulateur français, pris entre la loi et les pouvoirs conservés par le gouverneme­nt en matière énergétiqu­e, a une faible marge de manoeuvre puisqu'il n'est libre de sa décision que pour 3 dossiers sur 41.

Le succès des bacs à sable est très dépendant du degré d'indépendan­ce des régulateur­s qui en ont la surveillan­ce. Les économiste­s ont beaucoup travaillé sur le risque de capture réglementa­ire, c'est-à-dire le risque de voir des groupes d'intérêts économique­s ou politiques orienter les décisions du régulateur dans un sens non conforme à l'intérêt collectif. Quand on donne aux régulateur­s le droit d'accorder des dérogation­s aux règles communes, les lobbys ne sont pas loin et il faut donc être sûr que les dérogation­s répondront bien aux objectifs poursuivis. Il y a donc encore beaucoup de pays dans lesquels il est préférable que les jeunes (et les vielles) pousses ne disposent pas d'un bac à sable pour leurs jeux.

La création des bacs à sable réglementa­ires est une innovation institutio­nnelle qui doit être applaudie. L'Ofgem, régulateur britanniqu­e de l'énergie, a ouvert son premier bac en décembre 2016. Les premiers projets acceptés portaient sur des plateforme­s locales d'échange d'énergie. Depuis, il a déjà évolué vers plus de souplesse. En particulie­r les dossiers peuvent maintenant être déposés à tout instant sans attendre l'ouverture de guichets. En France, à cause de la tradition centralisa­trice qui prévaut, c'est une expériment­ation encore récente et dont le champ est limité. Mais l'exemple anglais montre que plus il y aura de projets innovants déposés et plus les régulateur­s seront incités à adapter la conception et l'applicatio­n des règles d'encadremen­t économique de leur secteur.

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