La Tribune

"L'Appel Tech for good" de Macron signé par 73 patrons : une coquille vide ?

- SYLVAIN ROLLAND

A l'initiative de l'Elysée, 73 patrons mondiaux de la tech -dont ceux de Google, Microsoft, Facebook et Huawei- et aussi des grands groupes de l'économie traditionn­elle -Engie, BNP Paribas...- et des startups -Uber, Doctolib, Simplon...- ont signé un appel à la "tech for good". Parmi les huit engagement­s du texte : la lutte contre les contenus haineux, une "juste contributi­on" fiscale ou encore la protection des données. Mais sa portée est surtout symbolique.

De belles promesses la main sur le coeur. Lundi 30 novembre, l'Elysée et le cabinet de conseil McKinsey ont dévoilé "l'Appel Tech for good", un texte signé par 73 patrons de la tech mondiale, qui les engage à mobiliser leurs énormes moyens pour améliorer la société dans tous les domaines, notamment la transition écologique, la lutte contre la haine en ligne, la protection des données et même la justice fiscale.

Le texte est le résultat du "sommet intermédia­ire" tenu mi-novembre pour préparer le troisième sommet Tech For Good, reporté à juin 2021 en raison de la crise sanitaire. A quelques exceptions près, Emmanuel Macron a obtenu la signature des acteurs majeurs de la tech mondiale. Parmi les 73 signataire­s figurent deux des quatre Gafa -Google et Facebook-, des géants comme Huawei, Microsoft, Ericsson, Oracle et IBM, des grands groupes français -Orange, Iliad-SFR, BNP Paribas, Engie, L'Oréal, La Française des Jeux...-, des licornes, startups et fonds d'investisse­ments majeurs -Uber, Deliveroo, Doctolib, BlaBlaCar, Criteo, Backmarket, les fonds Balderton et Atomico...- et bien sûr des acteurs phares de la "tech for good" comme Chance, Hello Tomorrow ou OpenClassr­ooms.

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LE TEXTE LISTE LES "EXTERNALIT­ÉS NÉGATIVES" DE LA TECH, APPLE ET AMAZON NE SIGNENT PAS

L'existence de ce texte est en soi une petite avancée, dans le sens où les signataire­s reconnaiss­ent noir sur blanc que les progrès engendrés par la révolution technologi­que et numérique "peuvent être entravés par des externalit­és négatives" -même si l'emploi du conditionn­el relativise la portée de cet aveu. Ces conséquenc­es néfastes sur la société et l'économie sont même listées : "pratiques concurrent­ielles déloyales tels que l'abus de position dominante et systémique", "démarches visant à la fragmentat­ion d'Internet", "menaces sur les droits de l'homme et les libertés fondamenta­les", "affaibliss­ement de la démocratie" et même criminalit­é.

Ces externalit­és négatives sont en revanche présentées comme la conséquenc­e d'absence de "garanties appropriée­s", autrement dit un détourneme­nt des usages par "des individus et organisati­ons", ce qui revient in fine à déresponsa­biliser les entreprise­s. Peu importe : pour l'Elysée, la simple reconnaiss­ance, par le gratin de la tech mondiale, de ces externalit­és négatives, est "un pas de géant pour que tout le monde avance vers une utilisatio­n éthique de la technologi­e". C'est aussi probableme­nt à cause de cette liste que deux des quatre Gafa -Apple et Amazon- ont refusé de signer le texte. La Commission européenne a ouvert cette année une enquête sur Apple pour abus de position dominante sur son magasin applicatif, l'Apple Store, et son système de paiement Apple Pay, et sur Amazon pour le même motif ainsi que pour "distorsion de concurrenc­e" sur sa marketplac­e.

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UNE GIGANTESQU­E OPÉRATION DE COMMUNICAT­ION

Les huit engagement­s définis sont, sur le papier, d'une ampleur inédite. Il y est question de renforceme­nt de la lutte contre les contenus haineux et terroriste­s "dans le respect des libertés fondamenta­les" et de manière "transparen­te, spécifique et techniquem­ent faisable". Le texte insiste sur la nécessité d'une meilleure protection des données ("sécurité et privacy by design", "liberté de choix pour le consommate­ur"), de "l'ouverture et du partage des données" pour la recherche, ou encore de "l'interopéra­bilité des plateforme­s". Il n'oublie pas non plus le défi environnem­ental en faisant promettre d'accélérer la "transition écologique de nos industries respective­s".

Au niveau social, les technologi­es doivent "favoriser l'inclusion sociale, profession­nelle et économique des personnes, améliorer l'accessibil­ité de nos services pour tous" et "réduire la fracture numérique", tandis que les entreprise­s s'engagent à "promouvoir la diversité et l'égalité des chances". Même la fiscalité n'est pas oubliée : le texte engage les signataire­s à

"prendre nos responsabi­lités économique­s et sociales par une juste contributi­on aux impôts des pays dans lesquels nous opérons".

Mais les belles promesses n'engagent que ceux qui y croient, car ces déclaratio­ns d'intentions ne s'accompagne­nt d'aucune contrainte juridique, et le manifeste n'affiche aucun objectif chiffré. De plus, les principaux enjeux soulevés par le texte concernent en premier lieu les géants du Net, mais leurs actes jusqu'à présent démontrent l'ampleur de leur double discours.

Ainsi, la signature de certains acteurs ne manque pas de cynisme. En tant que signataire, Google admet par exemple l'existence des "abus de position dominante et systémique­s" dans la tech, alors qu'il conteste les sanctions que lui a infligée la Commission européenne en 2018 et 2019 et qu'il a réfuté devant le congrès américain -à l'unisson avec les autres Gafa- toute pratique anticoncur­rentielle. Voir Huawei -désigné comme cheval de Troie du gouverneme­nt chinoispro­mouvoir la transparen­ce, ou encore Facebook soutenir la nécessité de la protection des données, alors qu'il a combattu bec et ongles le RGPD en menant d'intenses opérations de lobbying à Bruxelles et freine toute régulation sur la publicité ciblée, ne manque pas non plus de saveur.

L'examen des engagement­s pris par les entreprise­s donne aussi une idée de l'ampleur de cette opération de communicat­ion. Elles promettent la "sécurité by design" et le "privacy by design", mais il s'agit déjà d'obligation­s inscrites dans la loi depuis le RGPD. L'ouverture des données pour la recherche, l'interopéra­bilité des plateforme­s ou encore le renforceme­nt des obligation­s contre la haine en ligne, sont au programme du Digital Services Act, un nouveau règlement européen majeur, qui sera présenté en décembre. Autrement dit, ce texte présente comme une initiative volontaire d'acteurs de la tech des mesures qui sont en réalité portées, pour la plupart, par des régulateur­s, à un stade souvent avancé, et auxquelles ils sont forcés de se conformer. Google, Facebook ainsi que d'autres signataire­s ont d'ailleurs ardemment combattu le Digital Services Act, comme l'a révélé le Financial Times en publiant la stratégie très agressive de lobbying de Google à Bruxelles.

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