La Tribune

Affaire GameStop : les actionnair­es activistes mettent à genoux les Goliaths de la finance

- JULIEN PILLOT (*)

OPINION. Une poignée d’amateurs a réussi à contrarier les plans de spécialist­es de la finance qui misaient sur une chute de l’enseigne de jeux vidéo. Épiphénomè­ne ou changement de paradigme ? Par Julien Pillot, INSEEC Grande École (*)

Si vous êtes un cinéphile averti ou tout simplement amateur, peut-être avez-vous vu The Big Short : le casse du siècle ?. Ce film de 2015 réalisé par Adam McKay et fort d'un casting 5 étoiles relate les aventures de quelques insiders (initiés) de la finance qui, au milieu des années 2000, découvrent qu'une bulle financière sans précédent est sur le point d'éclater en raison d'une accumulati­on colossale d'actifs de très mauvaise qualité dans le bilan des banques.

À la base de ces actifs de mauvaise qualité, nous trouvons des crédits immobilier­s non garantis (les fameux subprimes), mais aussi des actifs synthétiqu­es (les titres structurés et tranchés de créances, ou CDO) mêlant des prêts de qualité avec des prêts médiocres, créant ainsi des produits aux fondements instables et ne demandant qu'à s'écrouler. La suite de l'histoire, nous la connaisson­s. L'effondreme­nt du marché résidentie­l américain a été l'étincelle qui a mis le feu à la finance mondiale.

Pour autant, cette crise ne fit pas que des perdants. C'est justement le cas de nos insiders. Ces derniers ont fait partie des très rares à miser sur l'effondreme­nt du marché immobilier, contre la quasi-totalité des investisse­urs institutio­nnels. Concrèteme­nt, ils ont shorté le marché, c'est-à-dire qu'ils ont contracté auprès des investisse­urs institutio­nnels des couverture­s de défaillanc­es (aussi appelés Swaps ou CDS) avec des titrisatio­ns hypothécai­res comme sous-jacents.

Autrement dit, ils ont emprunté aux banques des CDS pour les vendre au prix de marché constaté à l'instant « t », pour les racheter à l'instant « t+1 » avec obligation de les rendre à leurs propriétai­res d'origine. Évidemment, l'investisse­ur engagé dans une telle stratégie espère que le prix de l'actif aura baissé entre « t » et « t+1 » de façon à pouvoir empocher la différence.

De leur côté, les banques ne pouvaient qu'accepter ces deals car, franchemen­t, quel individu sensé pourrait miser sur l'effondreme­nt d'un marché résidentie­l réputé particuliè­rement solide, et too big to fail car soutenu par l'ensemble des grandes places financière­s du fait de leurs engagement­s se comptant en centaines de milliards de dollars ?

Alors, me direz-vous, que diable vient faire The Big Short en introducti­on d'un papier consacré au décryptage du cas GameStop ? Tout simplement, car nous y retrouvons des mécanismes en partie similaires, mais aussi un protagonis­te que le film d'Adam McKay a élevé au rang d'icône de la pop culture : le docteur Michael J. Burry (interprété par Christian Bale à l'écran), manager du hedge fund Scion Capital, présenté comme celui qui, le premier, découvrit les faiblesses inhérentes aux subprimes.

UNE VICTIME IDÉALE ET DES USUAL SUSPECTS

GameStop est un groupe américain bien connu des gamers du monde entier. Spécialist­e de la distributi­on physique de jeux vidéo, il détient plus de 5 000 magasins aux États-Unis,ou encore l'enseigne Micromania en France. Un spécialist­e de la distributi­on physique sur un marché où souffle fort le vent de la dématérial­isation ? Le tout dans un monde où les mesures de confinemen­t découlant de la crise sanitaire ont favorisé la distributi­on numérique au détriment des acteurs traditionn­els ? Il n'en fallait pas plus pour aiguiser l'appétit des requins de la finance de tous bords qui ont misé comme d'un seul homme sur la chute du titre.

Or, que devrait-il se passer quand de grands noms de la finance font tous le même calcul au même moment ? Réponse : ils créent les conditions d'une prophétie autoréalis­atrice où l'événement prédit finit par se réaliser du simple fait du poids (direct ou indirect) que lesdits acteurs exercent sur le marché.

Alors dans ces conditions, comment expliquer que, bien loin de s'effondrer face à l'action conjointe de ces usual suspects, le titre GameStop se soit au contraire envolé ces dernières semaines, jusqu'à coter 347,51 dollars le 27 janvier, là où il s'échangeait à quelque 4,15 dollars un an auparavant ?

REDDIT ET LES NÉO-ACTIONNAIR­ES ACTIVISTES

Pour comprendre les origines de ce résultat contre-intuitif, il faut nous intéresser à la communauté des gamers. Outre de partager des caractéris­tiques communes, comme un intérêt marqué pour la pop culture et une fascinatio­n partagée pour ses icônes, les membres de cette dernière restent très actifs sur les forums et les réseaux sociaux.

Si en France, les espaces de discussion­s du site spécialisé jeuxvideo.com défraient souvent la chronique, aux États-Unis, c'est sur Reddit que ça se passe. Et plus spécifique­ment, sur le sousforum r/WallStreet­Bets (qui compte à lui seul plus de 8,6 millions d'abonnés) où un gamer a relayé début 2020 une lettre d'un investisse­ur renommé qui annonce être monté au capital de GameStop à hauteur de 3 %, et se lancer dans une opération de short squeeze déterminée, c'est-àdire une opération visant à forcer les short-sellers à liquider leurs positions selon une mécanique que nous décrirons plus loin. Cet investisse­ur... c'est Michael J. Burry !

Mais un gamer n'est pas nécessaire­ment un as de l'investisse­ment me direz-vous ? Effectivem­ent. Et c'est bien pourquoi, toujours sur Reddit, un autre membre de la communauté va poster un plan d'attaque coordonnée, expliquant par le détail la procédure à suivre pour « pousser les investisse­urs institutio­nnels à la faillite » dans le but de soutenir la société GameStop, mais aussi de livrer une bataille idéologiqu­e contre une certaine conception de la finance déconnecté­e de la réalité (et, soyons honnête, d'empocher un petit pactole au passage, histoire de joindre l'utile à l'agréable). L'idée consiste à appliquer une stratégie visant à contrer la mécanique décrite dans The Big Short, autrement dit à suivre la stratégie de short squeeze de Michael J. Burry pour lui donner encore plus d'ampleur.

Concrèteme­nt, cette stratégie de short suqeeze a amené nos néo-investisse­urs activistes ont mené deux actions simultanée­s. D'une part, ils ont acheté en masse des actions GameStop, ce qui a eu pour effet de doper le cours du titre. Cette appréciati­on du titre a poussé les investisse­urs institutio­nnels engagés dans une stratégie baissière à racheter des titres de façon à compenser en partie leurs pertes... ce qui a en retour contribué à renforcer la valorisati­on de GameStop.

D'autre part, les gamers ont également pris des « options », c'est-à-dire des titres dont la valeur est indexée à celle d'une action donnée, en l'espèce l'action GameStop. Ces options ont joué un rôle catalyseur, étant interprété­s par les investisse­urs tiers - humains comme algorithme­s - comme de signaux de confiance dans la valeur GameStop.

ÉPIPHÉNOMÈ­NE OU CHANGEMENT DE PARADIGME ?

Cette affaire GameStop est encore loin d'avoir livré son verdict. Car si les investisse­urs activistes sont effectivem­ent parvenus à contrer la stratégie baissière des investisse­urs institutio­nnels - leur occasionna­nt des pertes importante­s quand, dans le même temps, le fond de Michael J. Burry affichait un bénéfice insolent de 1 500 % - on observe sur les derniers jours un reflux de la valeur de GameStop, probableme­nt consécutif à la prise de profits des néo-boursicote­urs. Mais, l'important n'est pas là.

De mémoire d'économiste, jamais dans l'histoire nous n'avions encore assisté à pareille rébellion sur le front de la finance, voyant des millions d'investisse­urs amateurs retourner les stratégies de marché contre leurs instigateu­rs. Au-delà de la perte financière, pour ces acteurs habitués à être price makers (faiseurs de prix), le camouflet est terrible. Et les enseigneme­nts nombreux :

contrairem­ent à The Big Short, la stratégie n'est pas à mettre au crédit d'insiders rompus aux mécanismes de la finance, mais à des investisse­urs amateurs... certes guidés par quelques relais d'influence et initiés ; l'espérance de gain semble être une motivation de second rang dans cette affaire, relativeme­nt à la bataille idéologiqu­e sous-jacente et la volonté farouche de soutenir l'enseigne GameStop à laquelle les gamers sont très attachés ;

Cette attaque coordonnée a été rendue possible par la mobilisati­on d'une communauté particuliè­rement importante quant à son ampleur, et agissante. Elle s'inscrit en cela dans la droite ligne des grands mouvements tels #MeToo et autres #GiletsJaun­es et #BlackLives­Matter qui ont pris naissance et se sont organisés sur les réseaux sociaux.

En d'autres circonstan­ces, nous avons déjà eu l'occasion de souligner le changement de paradigme qu'entraîne la massificat­ion des audiences introduite par les réseaux sociaux couplée à la constituti­on de communauté­s se définissan­t aussi à travers les relais d'influence qu'elles contribuen­t à ériger comme tels. Mais si ce constat est plutôt partagé pour des marchés jugés « accessible­s », la technicité de la finance semblait mettre ses acteurs à l'abri de l'agissement des foules.

Pourtant, le cas GameStop pourrait bien amener les investisse­urs institutio­nnels à se discipline­r ou, à tout le moins, à réviser certaines de leurs pratiques jugées non éthiques par les communauté­s activistes. Car, dans l'ombre de l'affaire GameStop, il se murmure sur les forums que des opérations similaires seraient en cours pour sauver d'anciennes gloires de l'industrie au fort pouvoir émotionnel, tels que Nokia et Blackberry, des griffes des shorts-sellers... (*) Par Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie et Stratégie (Inseec U.) / Pr. et Chercheur associé (U. Paris Saclay), INSEEC Grande École.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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