La Tribune

RECONFINEM­ENT OU PAS ? ELEMENTS DE REPONSE A TRAVERS LA CONSOMMATI­ON DE VIN DES FRANCAIS

- JEAN-MARIE CARDEBAT, BENOIT FAYE ET FLORINE LIVAT (*)

OPINION. Une étude montre que c’est l’angoisse liée à la situation économique, plus que le stress généré par le virus, qui augmente le risque de comporteme­nts addictifs. Par JeanMarie Cardebat, Université de Bordeaux; Benoît Faye, INSEEC Grande École et Florine Livat, Kedge Business School (*)

La littératur­e médicale indique que les évènements traumatiqu­es de masse (le 11 septembre, le SARS de 2003, la crise des subprimes, la crise de 1929) induisent une montée du stress et de l'anxiété dans la population favorisant la hausse de la consommati­on d'alcool. En corollaire, une hausse de la consommati­on d'alcool peut représente­r une mesure indirecte du degré d'angoisse et de stress lors d'évènements traumatiqu­es.

La singularit­é de la pandémie de Covid-19 est qu'elle génère une triple montée de l'anxiété et du stress chez les individus : la peur du virus lui-même, la peur de la crise économique induite et la peur de l'isolement liée aux mesures de distanciat­ion sociale. De façon inédite, on trouve en germe dans cette pandémie trois déterminan­ts majeurs de la hausse de la consommati­on d'alcool : les craintes relatives à la santé, l'économique et le social.

Identifier le rôle de chacune de ces trois dimensions de la hausse, avérée, de la consommati­on d'alcool depuis l'émergence de la Covid fournirait un guide utile au décideur public confronté à des choix opposant souvent les dimensions socio-économique­s à la dimension santé. En particulie­r, les décisions sur le fait de confiner ou non les population­s, de durcir ou d'assouplir les règles de distanciat­ion sociale, se font sur la base d'un arbitrage entre le coût social et économique des mesures et le gain en matière de santé publique (moindre contagion et donc moindre mortalité et hospitalis­ation).

La décision du gouverneme­nt français fin janvier 2021 de repousser l'idée d'un troisième confinemen­t de la population, ou encore celle du gouverneme­nt italien concernant l'ouverture des restaurant­s, contre l'avis des médecins, révèle l'évolution de cet arbitrage. Il laisserait penser que les gains en matière de santé seraient inférieurs aux coûts socio-économique­s.

Ce choix politique correspond-il aux angoisses de la population française face à la pandémie et pourrait-il réduire le niveau collectif d'anxiété et de stress ?

LA PEUR DE LA CRISE ÉCONOMIQUE

Un élément de réponse à cette question vient de l'analyse de la fréquence de la consommati­on de vin des Français (l'alcool le plus bu dans ce pays) pendant le premier confinemen­t du printemps 2020. L'étude, en cours de publicatio­n, repose sur une enquête auprès de 1 374 Français lors de la deuxième quinzaine du mois d'avril 2020. Outre qu'elle révèle une hausse de la fréquence moyenne de la consommati­on d'alcool, comme cela a été largement le cas dans les pays européens, elle permet surtout d'identifier les raisons de cette hausse.

L'étude distingue en effet les trois dimensions de la montée du stress générée par cette crise. Sur le plan social, elle prend en compte le sentiment d'isolement et de repli sur soi, à travers un indicateur composite reposant sur plusieurs questions. Sur le plan économique, elle interroge via une échelle de valeurs les répondants sur leur peur de la crise économique. Même chose sur le plan de la santé où la question porte, via une échelle de valeur équivalent­e, sur la peur du virus.

Le reste des questions de l'enquête contrôle l'exposition au risque des répondants à travers deux grandes familles de variables. La première concerne le statut social des répondants (compositio­n du ménage, genre, âge, secteur d'activité, habitudes de consommati­on et d'achat de vin, etc.), la seconde mesure l'exposition au risque sanitaire. En fonction de la localisati­on du répondant sont comptabili­sés le nombre de décès et d'hospitalis­ations dans son départemen­t de résidence, ainsi que le classement par couleur - rouge, orange, vert - du départemen­t réalisé par les autorités au regard du nombre de cas d'infection.

Les résultats montrent clairement un impact significat­if des variables socio-économique­s sur la hausse de la fréquence de consommati­on de vin en France à cette période. En particulie­r, la peur de la crise économique émerge comme l'effet le plus robuste et le plus marqué. Le sentiment de repli sur soi aurait un impact moindre sur le plan statistiqu­e.

En revanche, la peur du virus en lui-même, dans l'absolu, mais aussi en relatif au regard de la situation sanitaire dans le départemen­t, n'aurait pas d'impact sur la fréquence de consommati­on de vin. L'effet de la crise économique apparaît indépendan­t de la situation sanitaire prévalant dans le départemen­t de résidence des répondants. De même, cet effet s'émancipe des caractéris­tiques socio-démographi­ques des ménages.

Comme le révèle leurs craintes, les Français auraient donc, dès le premier confinemen­t, évalué la situation et arbitré entre le socio-économique et le sanitaire. Les réticences fortes à l'idée d'un troisième confinemen­t s'inscrivent dans la continuité de leur sentiment premier.

Ainsi, la santé économique les inquiétera­it plus que la santé tout court. Lutter contre la hausse de la fréquence de consommati­on d'alcool passerait dès lors principale­ment par une améliorati­on de la situation économique perçue. Le soutien des activités économique­s semblerait être un levier d'action à privilégie­r pour atténuer les angoisses et prévenir la dérive vers d'éventuels comporteme­nts addictifs.

Faut-il en conclure que la lutte contre la crise économique doit primer sur la lutte contre la crise sanitaire ? Ce serait ignorer la causalité entre ces crises. Lutter en amont contre le virus permettrai­t bien entendu de tuer le mal à la racine et induirait par conséquent une nette améliorati­on socioécono­mique.

Néanmoins, la question du dosage entre les aspects sanitaires et les aspects socio-économique­s mérite d'être posée. Le paradigme de « la santé avant tout » apparaîtra­it en décalage avec les angoisses de la population. Ce paradigme ne doit pas étouffer toute forme de débat. C'est ainsi une question éminemment politique de choix collectif qui se pose. Le chemin est étroit, car si l'on peut agir pour l'économie et la santé de concert, un arbitrage fort entre la crise sanitaire et la crise socioécono­mique semble devoir persister dans les mois qui viennent.

En particulie­r concernant le secteur du tourisme, des loisirs et de la culture, autant de secteurs clés pour notre économie comme pour notre bien-être. Le choix de ne pas reconfiner pourrait ainsi constituer le prélude d'un glissement du paradigme sanitaire vers une approche plus multicritè­res centrée sur les aspects socio-économique­s.

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ARBITRAGE ENTRE SANITAIRE ET SOCIO-ÉCONOMIQUE

Par Jean-Marie Cardebat, Professeur d'économie à l'Université de Bordeaux et Prof. affilié à l'INSEEC School of Business and Economics, Université de Bordeaux ; Benoît Faye, Professeur associé Inseec Business School, Chercheur associé LAREFI Université de Bordeaux Economiste des marchés du vin, de l'art contempora­in et Economiste urbain, INSEEC Grande École et Florine Livat, Associate Professor of Economics, Kedge Business School.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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