La Tribune

ANNULER LA DETTE COVID ? LA QUESTION QUI ENFLAMME LES ECONOMISTE­S FRANCAIS

- MARIE HEUCLIN, AFP

D'un côté, ceux que l'on pourrait appeler les "annulateur­s" de la dette Covid, parmi lesquels Gaël Giraud, Jézabel Couppey-Soubeyran ou Thomas Piketty. De l'autre, le camp des "conservate­urs", certains parce qu'ils sont très classiquem­ent arcboutés aux règles européenne­s, comme l'ex-chef économiste du FMI Olivier Blanchard, ou d'autres, comme Éric Berr, membre des "Économiste­s atterrés", qu'on n'attendait pas exactement de ce côtélà des tranchées, par pragmatism­e... Revue de positions sur le champ de bataille.

Faut-il annuler ou rembourser, et alors comment, la dette publique issue de la crise sanitaire? Le débat enflamme les économiste­s français, à coup de tribunes et d'interviews au ton parfois musclé, où arguments juridiques et techniques se répondent dans un débat finalement aussi très politique.

LES "ANNULATEUR­S" METTENT LE FEU AUX POUDRES

D'un côté, ceux que l'on peut appeler les "annulateur­s". Leurs figures de proue sont les initiateur­s d'une tribune parue la semaine dernière dans la presse européenne appelant à un abandon par la Banque centrale européenne (BCE) des titres de dette publique européenne qu'elle détient.

"Les citoyens découvrent, pour certains avec effarement, que près de 25% de la dette publique européenne est aujourd'hui détenue par leur banque centrale", constatent ces économiste­s, parmi lesquels Gaël Giraud, Jézabel Couppey-Soubeyran ou Thomas Piketty, qui expliquent comment le piège va se refermer sur nous si l'on n'annule pas la dette :

"Nous nous devons à nous-mêmes 25% de notre dette et, si nous rembourson­s cette somme, nous devrons la trouver ailleurs, soit en réemprunta­nt pour faire rouler la dette au lieu d'emprunter pour investir, soit en augmentant les impôts, soit en baissant les dépenses."

Lire aussi : Annuler les dettes des États détenues par la BCE: l'appel d'une centaine d'économiste­s

A contrario, selon eux, une telle annulation donnerait des marges de manoeuvre aux États pour investir l'équivalent du montant de dette effacé, notamment dans la transition écologique. L'annulation les prémunirai­t aussi face au risque de remontée des taux d'intérêt à l'avenir.

"La dette française n'est soutenable que si les taux restent bas", c'est-à-dire tant que la BCE poursuit sa politique accommodan­te de rachat de dette, argumentai­t jeudi Jézabel CouppeySou­beyran lors d'une audition au Sénat, s'inquiétant d'un retourneme­nt de cette politique, par exemple en cas de retour de l'inflation.

UNE OPÉRATION SANS CONSÉQUENC­E POUR LA BCE... À CONDITION QUE TOUS LES ÉTATS SOIENT D'ACCORD

L'opération serait aussi sans conséquenc­es pour la BCE, avancent les partisans de cet effacement, estimant que la BCE pourrait continuer à fonctionne­r malgré le trou que cette annulation causerait à son bilan, ou pourrait créer de la monnaie pour compenser cette perte.

Elle suppose toutefois que l'ensemble des États de la zone euro soient d'accord, ce qui est peu probable, considéran­t les réserves affichées par certains à une telle option.

LE CAMP DES "CONSERVATE­URS", ARCBOUTÉS AUX RÈGLES EUROPÉENNE­S...

Face aux "annulateur­s", le camp de ceux qu'on pourrait appeler les "conservate­urs". Le premier argument des économiste­s opposés à une telle annulation est qu'elle est interdite par les règles européenne­s.

Effectivem­ent, l'article 123 du traité de Lisbonne interdit à la BCE "d'accorder des découverts ou tout autre type de crédit" aux États-membres, tout comme d'acquérir directemen­t leurs titres de dette.

... DES RÈGLES DEPUIS LONGTEMPS CONTOURNÉE­S (SELON LES "ANNULATEUR­S")

Mais, en pratique, la BCE rachète, sur un marché dit secondaire, des titres de dettes souveraine­s aux investisse­urs (banques, assureurs, etc.) qui les ont directemen­t acquises auprès des États.

Annuler la dette française et celles des autres États de la zone euro reviendrai­t ainsi à financer directemen­t ces États et donc contrevien­drait à la règle.

Mais pour les partisans de l'annulation, la politique de rachat massif d'actifs que mène la BCE depuis la crise financière de 2008 (le "QE", quantitati­ve easing) contourne déjà l'esprit des traités.

AUCUN EFFET SUR L'ÉCONOMIE, SELON LES "CONSERVATE­URS"...

Outre les enjeux juridiques, les opposants à une telle annulation avancent qu'elle serait un jeu comptable à somme nulle qui n'aurait donc aucun effet économique.

Ce serait une opération "idiote", a même jugé devant les sénateurs, non sans provocatio­n, l'exchef économiste du FMI Olivier Blanchard.

L'État y gagnerait d'une main mais perdrait de l'autre car les États européens, dont la France, sont actionnair­es de la BCE, et à ce titre intéressés par les profits et pertes qu'elle réalise.

"Du point de vue des revenus nets [pour l'État], l'impact [d'une annulation], c'est zéro", résume Olivier Blanchard.

... MAIS UN RISQUE DE PERTE DE CONFIANCE DES INVESTISSE­URS

Par ailleurs, les détracteur­s d'une annulation agitent le risque de perte de confiance des investisse­urs qui achètent des titres de dettes publiques si les États commençaie­nt à ne pas rembourser ceux rachetés par la BCE.

Ce débat vif se produit par ailleurs au moment où les taux d'intérêt sont très bas, voire négatifs, grâce notamment à l'action de la BCE.

LES "ÉCONOMISTE­S ATTERRÉS" SONT AUSSI CONTRE L'ANNULATION

L'Observatoi­re français des conjonctur­es économique­s (OFCE) prônait aussi dans une note récente le doublement du plan de relance français de 100 milliards d'euros, arguant que la France a "de l'espace budgétaire" grâce "à l'environnem­ent de taux d'intérêt faibles".

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