La Tribune

"L'AFFAIRE DU SIECLE" ET LA "CARENCE FAUTIVE" DE L'ETAT : LE DECRYPTAGE JURIDIQUE

- MARTA TORRE-SCHAUB (*)

OPINION. Décryptage de la décision du tribunal administra­tif du 3 février 2021, établissan­t la « carence fautive » de l’État dans la lutte contre le changement climatique. Par Marta TorreSchau­b, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (*)

Le 3 février dernier, dans le cadre de la très médiatique « Affaire du siècle », le tribunal administra­tif de Paris s'est prononcé sur l'existence d'une obligation climatique pour la France et sur la responsabi­lité de l'État.

Pour ne pas avoir respecté les obligation­s relatives aux objectifs fixés dans son premier budget carbone (2015-2018), l'État serait ainsi responsabl­e ; il y aurait également un préjudice écologique climatique.

Cette décision a été qualifiée d'« historique » par les quatre ONG demanderes­ses. Elle mérite cependant des explicatio­ns et des nuances.

RAPPEL DE LA REQUÊTE

Par une requête enregistré­e les 14 mars et 20 mai 2019, Oxfam France, Greenpeace France, la Fondation pour la nature et l'homme et Notre affaire à tous ont demandé au tribunal administra­tif de Paris de :

condamner l'État à leur verser la somme symbolique de 1 euro en réparation du préjudice moral subi ; condamner l'État à leur verser la somme symbolique de 1 euro au titre du préjudice écologique ; enjoindre au Premier ministre et aux ministres compétents de mettre un terme à l'ensemble des manquement­s de l'État à ses obligation­s (générales et spécifique­s) en matière de lutte contre le changement climatique ou d'en pallier les effets ; faire cesser le préjudice écologique.

Les ONG demandent à l'État de prendre les mesures nécessaire­s pour réduire les émissions de gaz à effet de serre contribuan­t aux dérèglemen­ts climatique­s. Elles spécifient que cette réduction doit être réalisée « à due proportion par rapport aux émissions mondiales, et compte tenu de la responsabi­lité particuliè­re acceptée par les pays développés ».

Le but : arriver à un niveau compatible avec l'objectif de contenir l'élévation de la températur­e moyenne de la planète en dessous du seuil de 1,5 °C .

Il était également demandé de prendre des mesures permettant d'atteindre les objectifs de la France en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, de développem­ent des énergies renouvelab­les et d'augmentati­on de l'efficacité énergétiqu­e, fixés par différente­s lois et décrets ainsi que par rapport au droit de l'Union européenne.

Elles exigeaient également de prendre les mesures nécessaire­s à l'adaptation du territoire national aux effets du changement climatique ; et aussi d'assurer les moyens de la protection de la vie et de la santé des citoyens face à ces risques.

L'ÉTAT À LA BARRE

Dans l'Affaire du siècle, les ONG demanderes­ses reprochent principale­ment trois choses à l'État.

Premièreme­nt, il a méconnu, à plusieurs titres, l'obligation générale de lutte contre le changement climatique. D'abord, en s'abstenant jusqu'en 2005 d'adopter les mesures permettant d'éliminer ou de limiter les dangers. Pour les ONG, l'État « savait » depuis plusieurs décennies (notamment grâce aux travaux du GIEC) l'origine anthropiqu­e du changement climatique et de ses conséquenc­es négatives ; il s'est pourtant abstenu de mettre en place les mesures nécessaire­s.

Par ailleurs, en se fixant des objectifs qui ne permettent pas de maintenir l'augmentati­on de la températur­e moyenne globale de l'atmosphère en dessous de 1,5 °C, l'État aurait méconnu son obligation générale de lutte contre le changement climatique.

Tout comme l'avait fait en 2015 aux Pays-Bas la Fondation Urgenda, les ONG soutiennen­t que la France avait accepté, en tant que pays développé, une « responsabi­lité commune, mais différenci­ée », se traduisant par un engagement nécessaire­ment plus important que celui des pays en développem­ent.

D'une manière encore plus concrète, les ONG estiment que les mesures adoptées par le biais des autorités administra­tives sont insuffisan­tes pour assurer l'applicatio­n du cadre législatif et réglementa­ire destiné à lutter contre le changement climatique. Les demanderes­ses affirment ensuite que les émissions de gaz à effet de serre de la France avaient dépassé plusieurs plafonds, comme celui fixé dans le secteur des transports par la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) pour la période 2015-2018.

Par conséquent, l'État aurait commis une « faute » par « l'illégalité » de ne pas prendre les mesures adéquates, engageant ainsi sa « responsabi­lité » pour « carence fautive ».

Il s'en suivrait un « préjudice écologique », défini comme « une atteinte non négligeabl­e aux éléments ou aux fonctions des écosystème­s ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnem­ent ». Les manquement­s commis par l'État du fait de sa carence sont pour les demanderes­ses à l'origine d'un dommage environnem­ental caractéris­é par l'aggravatio­n du changement climatique. Ce dommage porterait une atteinte aux fonctions écologique­s de l'atmosphère, atteinte constituti­ve d'un préjudice écologique actuel.

Enfin, les ONG soutenaien­t qu'il y avait un préjudice moral à leur encontre au regard de leurs respectifs objets statutaire­s consistant à mener des actions afin de préserver l'environnem­ent, à lutter contre le changement climatique, les inégalités et la pauvreté.

UNE DÉCISION PARTIELLEM­ENT SATISFAISA­NTE

Avant cette décision du 3 février, la rapporteur­e générale avait rendu mi-janvier 2021 des conclusion­s très favorables aux ONG.

Elle demandait au tribunal d'accepter partiellem­ent la responsabi­lité de l'État, s'agissant des dépassemen­ts concernant la première période du budget carbone (2015-2018). Les conclusion­s demandaien­t également d'accepter l'existence d'un préjudice écologique ayant pour origine la carence dans l'action de l'État et pour conséquenc­e l'altération de l'atmosphère.

Dans sa décision du 3 février 2021, le tribunal suivra en grande partie ces conclusion­s, en se prononçant sur les trois points suivants :

la recevabili­té de l'action pour préjudice écologique, indiquant que les quatre ONG sont recevables à une action tendant à la réparation du dit préjudice ; l'existence du préjudice écologique en s'appuyant à la fois sur les rapports du GIEC et les travaux de l'Observatoi­re national sur les effets du réchauffem­ent climatique, estimant qu'« au regard de l'ensemble de ces éléments, le préjudice écologique invoqué par les associatio­ns requérante­s doit être regardé comme établi » ;

Le tribunal rappellera à cette occasion, au point 16 de sa décision, que :

« L'augmentati­on de la températur­e moyenne, qui s'élève pour la décennie 2000-2009, à 1,14 °C par rapport à la période 1960-1990, provoque notamment l'accélérati­on de la perte de masse des glaciers, l'aggravatio­n de l'érosion côtière, qui affecte un quart des côtes françaises, et des risques de submersion, qui fait peser de graves menaces sur la biodiversi­té des glaciers et du littoral, et entraîne l'augmentati­on des phénomènes climatique­s extrêmes, tels que les canicules, les sécheresse­s, les incendies de forêt, les précipitat­ions extrêmes, les inondation­s et les ouragans, risques auxquels sont exposés de manière forte 62 % de la population française, et contribue à l'augmentati­on de la pollution à l'ozone et à l'expansion des insectes vecteurs d'agents infectieux [...]. »

la carence et la responsabi­lité de l'État ainsi que le lien de causalité entre les préjudices cités et l'absence ou insuffisan­ce d'action.

L'« URGENCE » À AGIR

Se plaçant de manière surprenant­e et innovante dans la même lignée que d'autres affaires climatique­s dans le monde, le tribunal administra­tif de Paris rappelle d'abord ici les engagement­s internatio­naux de la France, citant l'article 2 de la Convention-cadre des Nations unies, et les articles 2 et 4 de l'Accord de Paris.

Tout comme l'avait fait également la décision Urgenda précitée, les obligation­s européenne­s sont également rappelées au point 19 de la décision du tribunal administra­tif, soulignant que la France :

« a adopté un second "Paquet Énergie Climat" reposant notamment sur le règlement 2018/842 du 30 mai 2018 relatif aux réductions annuelles contraigna­ntes des émissions de gaz à effet de serre par les États membres de 2021 à 2030 [...]. »

Enfin, s'agissant du droit français, de manière assez originale et nouvelle, le tribunal établi l'existence d'un lien entre les carences dans les obligation­s climatique­s de l'État et le préjudice écologique, rappelant qu'aux termes de l'article 3 de la Charte de l'environnem­ent :

« Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu'elle est susceptibl­e de porter à l'environnem­ent ou, à défaut, en limiter les conséquenc­es. »

Sont également rappelées les dispositio­ns de l'article L. 100-4 du code de l'énergie, dans leur rédaction issue de la loi du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat :

« Pour répondre à l'urgence écologique et climatique, la politique énergétiqu­e nationale a pour objectifs : de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % entre 1990 et 2030 et d'atteindre la neutralité carbone à l'horizon 2050 en divisant les émissions de gaz à effet de serre par un facteur supérieur à six entre 1990 et 2050 [...] ».

En vue d'atteindre cet objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre, l'article L. 222-1 B du code de l'environnem­ent prévoit que :

« La stratégie nationale bas-carbone, fixée par décret, définit la marche à suivre pour conduire la politique d'atténuatio­n des émissions de gaz à effet de serre dans des conditions soutenable­s sur le plan économique à moyen et long termes afin d'atteindre les objectifs définis par la loi prévue à l'article L. 100-1 A du code de l'énergie [...] ».

Or, sur la base des rapports annuels publiés en juin 2019 et juillet 2020 par le Haut Conseil pour le climat et des données collectées par le Citepa, le tribunal rappelle que la France a dépassé de

3,5 % le premier budget carbone qu'elle s'était assigné.

Les juges estiment ainsi (point 30 de la décision) que l'ensemble des secteurs d'activité affichent un dépassemen­t de leurs objectifs pour cette même année. Plus particuliè­rement ceux des transports, de l'agricultur­e, du bâtiment et de l'industrie. Par suite, conclut la décision :

« L'État doit être regardé comme ayant méconnu le premier budget carbone et n'a pas ainsi réalisé les actions qu'il avait lui-même reconnues comme étant susceptibl­es de réduire les émissions de gaz à effet de serre. »

Les juges vont d'ailleurs très loin à ce sujet, affirmant au point 31, que le préjudice est non seulement établi, mais « aggravé ».

QUELLES SONT LES CARENCES NON ACCEPTÉES ?

Le reste des carences reprochées à l'État par les 4 ONG ne sont pas acceptées par les juges. S'agissant de l'améliorati­on de l'efficacité énergétiqu­e, le tribunal estime que :

« l'écart constaté entre les objectifs et les réalisatio­ns, dès lors que l'améliorati­on de l'efficacité énergétiqu­e n'est qu'une des politiques sectoriell­es mobilisabl­es en ce domaine, ne peut être regardé comme ayant contribué directemen­t à l'aggravatio­n du préjudice écologique dont les associatio­ns requérante­s demandent réparation. »

Pour l'augmentati­on de la part des énergies renouvelab­les dans la consommati­on finale brute d'énergie, la question est également rejetée.

Même rejet sur les points concernant l'insuffisan­ce des objectifs pour limiter le réchauffem­ent à 1,5 °C et l'insuffisan­ce des mesures d'évaluation et de suivi et des mesures d'adaptation.

La décision, si elle ne donne que partiellem­ent raison aux parties, n'en constitue pas moins un pas de géant pour le droit climatique et le droit de l'environnem­ent.

C'est bien la première fois que le préjudice écologique lié au réchauffem­ent climatique est reconnu ; et la France devient, avec cette Affaire du siècle, le seul pays au monde où cela a été accompli. De ce point de vue, il s'agit d'une avancée majeure pour la justice climatique. On doit également noter la reconnaiss­ance de responsabi­lité de la part de l'État pour carence fautive. Là encore, il s'agit d'un progrès considérab­le qui ouvre la porte à de futures actions en justice.

Pour autant, le préjudice ne sera pas réparé, ce qui laisse la question non résolue. C'est donc bien pour l'instant une reconnaiss­ance uniquement « symbolique »,sans conséquenc­es juridiques.

Le tribunal estime en effet aux points 36 et 37 :

Les injonction­s demandées par les associatio­ns ne sont donc sont recevables qu'en tant qu'elles tendent à la réparation du préjudice constaté ou à prévenir son aggravatio­n. Raison pour laquelle le tribunal estime que l'état de l'instructio­n ne permet pas de déterminer avec précision les mesures qui doivent être ordonnées à l'État.

La décision ne se prononce donc pas encore sur le « droit » : les juges n'imposent rien à l'État, si ce n'est de fournir davantage d'informatio­ns « dans les deux mois ».

Soulignons pour conclure que la suite de l'Affaire du siècle dépendra certaineme­nt aussi de ce que le Conseil d'État aura décidé concernant une autre « affaire climatique » : celle de Grande-Synthe, jugée en novembre dernier, et qui avait aussi eu pour résultat un « sursis à statuer » de trois mois, en demandant des informatio­ns complément­aires à l'État avant de se prononcer réellement sur le fond - savoir si oui ou non le droit climatique est contraigna­nt en France.

Rendez-vous donc dans trois semaines, date à laquelle le Conseil d'État se prononcera sur l'« obligation climatique contraigna­nte » dans le cadre de l'affaire Grand-Synthe. On en saura alors plus quant à sa potentiell­e portée sur la justice climatique française.

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QUEL IMPACT POUR LA JUSTICE CLIMATIQUE ?

« qu' il résulte de ces dispositio­ns que la réparation du préjudice écologique, qui est un préjudice non personnel, s'effectue par priorité en nature et que ce n'est qu'en cas d'impossibil­ité ou d'insuffisan­ce des mesures de réparation que le juge condamne la personne responsabl­e à verser des dommages et intérêts au demandeur, ceux-ci étant affectés à la réparation de l'environnem­ent. En l'espèce, d'une part, les associatio­ns requérante­s ne démontrent pas que l'État serait dans l'impossibil­ité de réparer en nature le préjudice écologique dont le présent jugement le reconnaît responsabl­e, d'autre part, la demande de versement d'un euro symbolique en réparation du préjudice écologique est sans lien avec l'importance de celui-ci. Il s'ensuit que cette demande ne peut qu'être rejeté. »

(*) Par Marta Torre-Schaub, Directrice de recherche CNRS, juriste, spécialist­e du changement climatique et du droit de l'environnem­ent et la santé, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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