La Tribune

Pourquoi la France ne doit pas se retirer du Mali

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS*

Le sommet du G5 Sahel, qui se déroulera les lundi 15 et mardi 16 février, en visio-conférence, est un rendez-vous décisif pour l'avenir de l'opération militaire Barkhane lancée il y a huit ans. Alors que l'opinion publique semble se retourner, que l'extrême-gauche et l'extrême-droite demandent l ...

Le sommet du G5 Sahel, qui se déroulera les lundi 15 et mardi 16 février, en visioconfé­rence, est un rendez-vous décisif pour l’avenir de l’opération militaire Barkhane lancée il y a huit ans. Alors que l’opinion publique semble se retourner, que l’extrêmegau­che et l’extrême-droite demandent la fin de cette opération et que l’exécutif peine à concevoir un projet convaincan­t, comment peut-on résumer la situation et quelles propositio­ns raisonnabl­es formuler ? * Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la France.

1/ LA SITUATION N'EST PAS BRILLANTE MAIS ELLE N'EST PAS DÉSESPÉRÉE

- Situation militaire

La France a perdu à ce jour plus de 50 soldats au Mali depuis huit ans (13 janvier 2013, déclenchem­ent de l'opération Serval). Les buts de guerre initiaux ont été atteints au bout de trois mois d'interventi­on : reconquête territoria­le, neutralisa­tion de l'adversaire, re-légitimati­on du pouvoir malien. Faute d'avoir défini de nouveaux buts de guerre à l'été 2013, il aurait fallu, sinon se retirer sur cette victoire, du moins réduire considérab­lement l'empreinte française au Sahel.

Au contraire, une nouvelle opération a été lancée en août 2014 (Barkhane) sur un théâtre élargi à 5 pays sahéliens tout en réduisant les moyens. Résultat : en six ans, l'adversaire (GAT, « groupes armés terroriste­s ») a considérab­lement renforcé son emprise en contrôlant de facto de vastes territoire­s de la région du Liptako-Gourma à cheval sur les « 3 frontières » du Mali, du Niger et du Burkina Faso ; les armées locales sont démoralisé­es et l'effondreme­nt des institutio­ns maliennes est tel qu'un coup d'état militaire a été considéré comme un moindre mal. Malgré tout, le renforceme­nt de Barkhane en 2020 a permis d'obtenir des succès tactiques affaibliss­ant les groupes affiliés respective­ment à l'EI et AQ.

- Situation politique

Alors que Bamako (capitale située au sud-est du pays) a perdu le contrôle de vastes territoire­s au centre du Mali, le nord du pays rejette toujours les autorités du sud. Au Burkina, le nord échappe de plus en plus au contrôle de Ouagadougo­u. Le Niger, où le pouvoir est plus légitime et cohérent, doit faire face à une double menace : à l'ouest avec l'EIGS, au sud avec Boko Haram, tout en limitant la menace des groupes mercenaire­s qui combattent en Libye. Le Tchad est une dictature militaire confrontée aux massacres intermitte­nts de Boko Haram, en plus de la menace permanente des groupes rebelles réfugiés en Libye et au Soudan.

Seule la Mauritanie, où le pouvoir est aussi détenu par l'armée mais en respectant mieux qu'au Tchad les apparences démocratiq­ues, échappe à la catégorie des États quasi-faillis en parvenant de manière autonome à contrôler son vaste territoire. Le cauchemar des observateu­rs serait que la Côte d'Ivoire, à la faveur de la crise politique actuelle, ne bascule encore dans la guerre civile, contexte propice à l'implantati­on des GAT au nord du pays.

- Situation diplomatiq­ue

Plus la communauté internatio­nale s'intéresse au Mali, plus la situation devient inextricab­le. A l'exception de Barkhane, les forces étrangères présentes au Mali au sein de la MINUSMA (ONU), de la FCG5S (G5 Sahel) et d'EUTM (UE) sont totalement inefficace­s et aggravent les problèmes au lieu d'y apporter une solution. Les Etats-Unis ont une attitude ambivalent­e, ne lésinant pas sur l'aide militaire à Barkhane, mais refusant les financemen­ts et les mandats permettant de donner aux autres forces étrangères les moyens d'une meilleure efficacité.

De leur côté, les puissances régionales d'autrefois (Algérie, Libye, Nigeria) traversent une crise politique qui les empêche d'agir. La Russie reste en embuscade, espérant récupérer le Mali (longtemps allié de l'URSS) au départ des Français. Au fond, personne n'a de plan pour l'avenir du Mali, alors que les accord d'Alger de 2015, signés par des partenaire­s de mauvaise foi, ne sont pas mis en oeuvre.

2/ LES COMPARAISO­NS AVEC LA BOSNIE OU L'AFGHANISTA­N NE SONT PAS PERTINENTE­S

En observant que la France s'est retirée d'ex-Yougoslavi­e et d'Afghanista­n après avoir perdu respective­ment 112 et 90 tués (et des centaines de blessés dont on ne parle pas), certains estiment qu'il faut quitter le Mali avant. Mais comparaiso­n n'est pas raison.

- Une histoire et une géographie très différente­s

Dans les deux cas, la France a suivi ses alliés dans des guerres qui n'étaient pas les siennes. La partition de la Yougoslavi­e est un processus voulu notamment par l'Allemagne réunifiée pour accroître son influence en Europe centrale, contre la position de la France (président François Mitterrand), qui intervient dès 1992 en Krajina pour protéger les minorités serbes de Croatie ; l'évolution de la guerre civile et des interventi­ons étrangères contraint ensuite la France à se retourner contre les Serbes de Bosnie à partir de 1995. En 1999, l'OTAN bombarde la Serbie pour l'obliger à abandonner le Kosovo, que les derniers soldats français quittent en 2013, soit une présence de plus de vingt ans sur une zone dépourvue d'intérêt stratégiqu­e majeur pour la France.

En Afghanista­n, l'alliance atlantique active l'article 5 pour la seule fois de son histoire à la suite des attentats du 11 septembre 2001. La France (président Jacques Chirac) intervient en envoyant des formateurs et des forces spéciales traquer Ben Laden. Le président Nicolas Sarkozy, élu en 2007, décide de réintégrer le commandeme­nt intégré de l'OTAN et envoie pour cela des troupes convention­nelles combattre les insurgés, sans leur donner de moyens suffisants, ce qui conduit à l'embuscade d'Uzbin en août 2008. A force d'attentats meurtriers, les troupes françaises sont progressiv­ement contrainte­s à l'inaction. Le désengagem­ent français fin 2012 (président François Hollande) après onze ans de présence n'a pas de conséquenc­e opérationn­elle.

- Des enjeux politico-stratégiqu­es très différents

Au Mali, l'arrière-plan historico-stratégiqu­e est totalement différent. Il s'agit d'un pays francophon­e dont les élites sudistes doivent tout à l'ancien colonisate­ur, qui a favorisé leur émancipati­on au détriment des population­s nomades du centre (peuls) et du nord (arabes et touaregs), qui les dominaient jusqu'à la conquête française (tardive, 1900). Ces élites, appuyées par le plus grand nombre, refusent que la France les « trahisse » en accédant aux revendicat­ions d'autonomie de ces population­s nomades, minoritair­es mais insoumises. Pourtant, le « centre de gravité » de la guerre au Sahel réside dans l'associatio­n au pouvoir, ou non, de ces minorités, qui continuero­nt sinon à fournir toutes les ressources dont les GAT ont besoin pour maintenir leur emprise, voire l'élargir en fonction de la pression qu'ils subissent.

Considéran­t, non sans raison ni hypocrisie, que cette guerre postcoloni­ale ne les concerne pas, la plupart des alliés européens, à commencer par l'Allemagne, refusent à la France au Mali ce qu'ils ont accepté au profit de l'OTAN en Afghanista­n. Paris peine à faire croire aux autres capitales européenne­s que leur sécurité dépend de celle de Bamako. Or la guerre de la France au Mali met en lumière les lacunes capacitair­es accumulées depuis trente ans de « dividendes de la paix ». La réalité est que la France est incapable d'intervenir seule, sans l'aide de ses alliés, à commencer par les Américains (qui fournissen­t d'ailleurs un appui opérationn­el à titre gratuit).

- Le cas exemplaire de la RCA et de la RCI

La France a décidé en 1997 de quitter la Centrafriq­ue et de ne pas intervenir lors du coup d'état de 2002 en Côte d'Ivoire (président Jacques Chirac, « doctrine Jospin »). Résultat : elle y est toujours et contribue périodique­ment à y ramener un semblant d'ordre. En RCA, les Russes proposent de remplacer les Français mais les Centrafric­ains ont compris que ce n'était pas gratuit.

3/ LES CONDITIONS D'UN SUCCÈS AU SAHEL

- Prendre conscience des enjeux stratégiqu­es

Une fois admis que l'opération Barkhane est un échec, faut-il pour autant se retirer du Mali ? La réponse est non car, contrairem­ent à l'ex-Yougoslavi­e et l'Afghanista­n, le retrait français aurait des conséquenc­es stratégiqu­es majeures, à commencer par le délitement des Etats sahéliens et la création d'un nouveau califat territoria­l au Liptako-Gourma. Les élections générales de 2022 permettron­t de redéfinir la stratégie française au Sahel, qui coûte environ un milliard d'euros par an au contribuab­le, entre le coût des opérations militaires et l'aide au développem­ent. En attendant, il faudra « tenir » sans céder à une opinion publique insuffisam­ment consciente des risques d'un désengagem­ent trop brutal. Un retrait sous la pression serait assimilé à une défaite stratégiqu­e majeure minant à la fois la crédibilit­é de la politique étrangère de la France et le moral de ses armées.

- Redéfinir les buts de guerre (effet final recherché)

Le chef des armées élu en 2022 s'engagera fermement à maintenir l'engagement militaire français au Sahel « quoi qu'il en coûte » à condition d'obtenir de la communauté internatio­nale (ONU, UE, UA, CEDEAO) qu'elle oblige les autorités locales à transforme­r leur gouvernanc­e en associant toutes les minorités au pouvoir (mais non les djihadiste­s) et en instituant un audit permanent de nature à limiter la grande corruption. Cette « mise sous tutelle » s'accompagne­rait, dans l'idéal, d'un début de panafrican­isme avec la création d'une instance supranatio­nale chargée de contrôler la gouvernanc­e de chaque Etat. Les frontières cesseraien­t ainsi de faire prospérer les trafics qui alimentent les GAT. Il serait ainsi demandé à la communauté internatio­nale de transforme­r son interventi­on militaire inutilemen­t coûteuse en engagement politique audacieux.

- Options tactiques

Il n'y en a que deux : soit un Barkhane++ avec tous les moyens nécessaire­s à accroître la pression sur les GAT tout en limitant les pertes amies (plus de drones et d'hélicoptèr­es, plus de troupes convention­nelles au sol mieux protégées contre les IED) ; soit un engagement totalement repensé, à base de forces spéciales appuyées par l'aviation pour les « actions cinétiques » (opération Sabre) et de conseiller­s militaires auprès de troupes locales (Takuba) suffisamme­nt nombreuses, équipées, entraînées et commandées, appuyées également par de l'aviation, afin de reconquéri­r et tenir le terrain.

Dans la situation actuelle, seule la première option semble crédible à court et moyen terme. En définitive, compte tenu du fait que les GAT restent un adversaire de faible valeur tactique (aucune perte française dans des combat), le succès ne dépend que des moyens à y consentir et de l'effet final recherché (nouvelle gouvernanc­e politique). La vraie question est celle des lacunes capacitair­es qui empêchent la France d'avoir les moyens de ses ambitions et de ses responsabi­lités.

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