La Tribune

L'indépendan­ce technologi­que ne doit pas être synonyme de repli sur soi

- JEROME TREDAN (*)

Face aux géants du Net américains et chinois, quelle place reste-t-il pour les acteurs européens ? Et comment gagner notre souveraine­té technologi­que sans se replier sur soi et en conservant notre exigence éthique ? (*) Par Jérôme Tredan, PDG de Saagie

Si l'impact économique de la crise a eu pour effet une accélérati­on de la transforma­tion numérique des organisati­ons, son impact sanitaire a, lui, mis en lumière la nécessité d'une souveraine­té française ou européenne, notamment en matière de technologi­es. Mais face à Amazon qui s'offre une autoroute sur le marché du e-commerce, Huawei autoprocla­mé leader de la 5G ou encore face aux GAFAM qui se développen­t de manière exponentie­lle avec une absence quasi totale de régulation, quelle place reste-t-il pour les acteurs européens ? Comment faire rimer croissance économique et éthique dans un monde où la data, omniprésen­te, touche autant à nos préférence­s de consommati­on qu'à notre santé ?

SOUVERAINE­TÉ NUMÉRIQUE OU LE RÊVE D'UNE TROISIÈME VOIE

La crise a mis en exergue notre dépendance aux grandes puissances industriel­les et numériques, Etats-Unis et Chine en tête. Si la compétitiv­ité de l'industrie française et européenne a été mise à mal, la crise a également eu l'effet d'un révélateur quant à notre souveraine­té numérique, notion pourtant fondamenta­le depuis les années 2000.

Alors que depuis 20 ans, la maîtrise de nos données, souvent sensibles, toujours personnell­es, est confiée à des acteurs opérant hors de notre territoire, il est aujourd'hui nécessaire d'agir concrèteme­nt pour en reprendre le contrôle. Si le marché du Big data atteignait 68 milliards de dollars en 2021, comme l'a prédit Gartner, c'est parce qu'en effet, les données constituen­t l'une des ressources essentiell­es d'un monde digitalisé.

La notion de souveraine­té numérique, dont les vertus et bénéfices ne sont plus à prouver, doit être adressée dans la durée. Elle implique de redonner à l'entreprise, au consommate­ur, une pleine maîtrise de ses données, allant de leurs traitement­s à leur utilisatio­n finale par les acteurs qui la manipulent, en lien avec les valeurs d'éthique et de responsabi­lité françaises et européenne­s.

Dans ce contexte, nous regorgeons d'entreprise­s innovantes, capables d'offrir une vision alternativ­e, éthique et conquérant­e. Imaginez un instant que les pépites internatio­nales soient des entreprise­s nées dans nos régions comme Saagie (management de projets data), Aircall (téléphonie interopéra­bles), ou encore Lydia (paiement mobile). Mais pour l'heure, force est de constater qu'à l'instar de Dataïku et Algolia, les plus belles success-stories françaises s'écrivent outre-Atlantique.

Si la data représente le coeur du réacteur capable de transforme­r le vieux continent en un nouvel El Dorado du numérique, le projet européen Gaia-X montre que notre idéal d'indépendan­ce n'est plus une utopie. Que ce soit dans le domaine de la santé, des télécommun­ications, des objets connectés ou de la robotique, la souveraine­té est primordial­e et ses enjeux économique­s colossaux. La maîtrise de la data et de l'IA apparaît comme essentiell­e pour l'émergence d'une voie numérique européenne.

DATA ET INTELLIGEN­CE ARTIFICIEL­LE, DES OPPORTUNIT­ÉS À SAISIR ET DES CHAMPIONS EUROPÉENS À ACCOMPAGNE­R

L'Europe doit se remobilise­r et accélérer, aussi bien pour préserver et moderniser un tissu industriel existant, que pour conquérir de nouvelles positions économique­s sur des technologi­es émergentes dans un contexte de spécialisa­tion internatio­nale. Mais rejoindre la course mondiale à l'innovation, c'est aussi offrir des alternativ­es, à commencer par une IA éthique et des données maîtrisées. Pour cela, nos gouverneme­nts pourraient, par exemple, engager une politique industriel­le commune et renforcer l'écosystème européen de la donnée, grâce à un modèle de production et de gouvernanc­e fondé sur la réciprocit­é, le partage et la collaborat­ion entre les acteurs privés d'une même filière. Dans le secteur industriel, par exemple, la production de "pipelines" de gaz et de pétrole nécessite le partage d'informatio­ns entre les producteur­s du tube, et les producteur­s de pétrole basé sur un modèle open data.

Dans tous les cas, ce n'est qu'avec le soutien d'acteurs européens de confiance, capables de traiter et de contrôler la donnée de bout en bout, que les entreprise­s pourront gagner en sécurité, en agilité, et prendre des décisions réfléchies, durables et innovantes.

Pour offrir des solutions d'envergure internatio­nale, nous devons démontrer la valeur d'usage de l'IA en matière de santé, de défense, de maîtrise énergétiqu­e ou encore de robotique. Notre légitimité sur ces secteurs facilitera l'adoption de technologi­es d'IA embarquées et de confiance au sein des territoire­s. Par exemple, l'IA prouve son efficacité en matière de santé (détection de maladies, logistique ou plus récemment gestion de la crise avec CovidTrack­er). Quant au secteur énergétiqu­e, la data est tout aussi essentiell­e dans une distributi­on plus efficace et intelligen­te des énergies par exemple.

PORTER NOS CONVICTION­S ET S'OUVRIR AU MONDE

Alors que la souveraine­té numérique semble entrer en conflit avec les notions de compétitiv­ité et de coopératio­n internatio­nale, il faut penser une nouvelle approche plus ouverte, bénéfique aux individus et aux organisati­ons aux quatre coins du monde. Pour cela, nous devons nous adapter aux normes et standards internatio­naux et avancer en répondant aux enjeux d'interopéra­bilité.

Cette approche pragmatiqu­e et réaliste est clé pour faciliter le développem­ent, le partage et l'utilisatio­n des données et des services, dans un cadre structuré et pour permettre aux acteurs Français de bénéficier des meilleures technologi­es du marché et de tirer le meilleur profit de leurs données.

Aussi complexe soit-elle, l'ère du « tout data » offre la possibilit­é de redistribu­er les cartes pour que la France, avec l'Europe, prenne sa place dans le laboratoir­e d'innovation internatio­nal de la donnée et de l'IA. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) qui a imposé de nouvelles responsabi­lités et une nouvelle vision éthique, visibles à l'échelle mondiale, en est le meilleur exemple. Celui-ci a montré qu'il était possible de combiner protection des données pour les individus d'une part, compétitiv­ité et attractivi­té des entreprise­s européenne­s et non européenne­s d'autre part, dans un cadre sécurisé.

La bataille se joue désormais sur la normalisat­ion des données publiques, les standards de protection, de localisati­on, de portabilit­é et de réversibil­ité. Le partage de la donnée dans un cadre défini, contrôlé, c'est ce qui permet à IQVIA, leader mondial sur le marché des données de santé de s'associer avec OpenDataSo­ft, acteur français, pour mettre à dispositio­n les données de vente des tests antigéniqu­es Covid en pharmacie.

La nouvelle décennie d'innovation­s qui s'annonce doit être la nôtre. Elle doit être le symbole d'un chemin ouvert par la France et l'Europe, qui mènerait vers la combinaiso­n parfaite entre souveraine­té, respect des normes internatio­nales et compétitiv­ité mondiale. Le renforceme­nt de la traçabilit­é des données et leur sécurisati­on doivent porter nos valeurs éthiques comme un nouvel asset indispensa­ble à l'économie de demain.

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