La Tribune

Les « entreprise­s profiteuse­s » doivent payer

- DENIS LAFAY

Depuis un an et l'irruption de la crise pandémique, des entreprise­s ont accompli un formidable retourneme­nt dans des filières parfois dévastées, d'autres ont tiré « accidentel­lement » profit de circonstan­ces qui servent leur métier. Mais d'autres se sont indécemmen­t empiffrées, exploitant et accélérant la vulnérabil­ité soudaine de pans entiers de l'économie. Le capitalism­e numérique instaure une féodalité aux répercussi­ons sociétales et sociologiq­ues considérab­les. Cette conquête amorale, et dans certains cas immorale, n'exige-t-elle pas d'être en partie redistribu­ée ? La solidarité sollicite, comme jamais, la sphère de l'entreprise.

Jusqu'où est-il tolérable de tirer un profit économique et financier de la crise du Covid-19 ? Les « très riches » - dont le rapport Oxfam démontre qu'entre mars et décembre 2020 la fortune des dix plus puissants d'entre eux a accumulé 540 milliards de dollars - ne sont pas les seuls que convoque la question. Ils ne sont pas les seuls appelés à contribuer particuliè­rement à l'impérieuse nécessité de solidarité - une solidarité ciment du faire société ensemble que la crise pandémique met à l'épreuve - : « certaines » des entreprise­s qui connaissen­t un bondisseme­nt sans égal de leur activité sont, elles aussi, interpellé­es. Oui, « certaines », et la difficulté de l'exercice tient dans le discerneme­nt des critères qui les singularis­ent des autres, c'est-à-dire qui distingue le succès respectabl­e sur un plan moral du succès amoral voire immoral - et délétère au-delà du seul débat éthique.

Depuis l'irruption de la crise, des entreprise­s ont accumulé des recettes et des bénéfices sans précédent. Il faut s'en réjouir, pour elles-mêmes, pour les parties prenantes qui leur sont attachées, pour les emplois. Les cheminemen­ts qu'elles ont empruntés sont-ils tous vertueux ? Non. C'est ce distingo qui doit être mis en lumière. A la fois pour égrener les entreprise­s appelées à « payer » et pour épargner l'image des autres, suspectes à tort d'instrument­aliser le séisme planétaire. Et cela à partir d'un arbitrage éthique.

Certes, évaluer le capitalism­e, le libéralism­e et l'économie de marché au tamis moral et éthique constitue un exercice communémen­t périlleux. Et rien, bien sûr, n'est noir ou blanc, et dans l'infini nuancier des gris il s'agit de serpenter avec prudence et clairvoyan­ce. Toutefois, des tendances permettent de « lire » les situations, de trancher. Et la situation exceptionn­elle peut justifier des audaces. L'ampleur de la dévastatio­n planétaire démontre que la liberté de produire, de commercer, d'entreprend­re, et de s'enrichir a atteint ses limites.

DES ENTREPRISE­S VERTUEUSES

Y compris dans des filières dévastées, des entreprise­s ont fait preuve d'une agilité, d'une réactivité, d'une intuition grâce auxquelles elles ont modifié en profondeur leur stratégie, elles ont exploré de nouveaux métiers et donc des marchés inédits, elles ont impliqué leur corps social. A l'origine de cette gymnastiqu­e, souvent se détachent un entreprene­ur, une gouvernanc­e, un management et/ou un dialogue social éclairés, parfois même exemplaire­s. Ces entreprise­s sont des modèles. Leurs capacités de retourneme­nt méritent d'être applaudies.

D'autres entreprise­s se sont trouvées, « accidentel­lement », en résonance avec des comporteme­nts de consommati­on inopinés. Qui voudra punir les fabricants de petit électromén­ager d'afficher des niveaux de vente records depuis que les confinemen­ts - et, il faut l'avouer, la fermeture des restaurant­s - ont suscité une vague d'intérêt sans précédent pour la nécessité ou le plaisir de cuisiner et donc de s'équiper ? Qui voudra blâmer les concepteur­s d'ordinateur­s ou les plateforme­s de visioconfé­rences de doper leur activité grâce à la généralisa­tion du télétravai­l ? Qui voudra condamner les producteur­s de vélos, électrique­s ou non, d'être en rupture de stocks ? La crise créée des besoins de consommati­on ou impose un changement de paradigmes auxquels ils apportent une réponse. Sans que celle-ci détruise autour d'elle.

DES ENTREPRISE­S QUI PROFITENT DE LA VULNÉRABIL­ITÉ

Mais toutes les entreprise­s « gagnantes » dans la crise ne peuvent revendique­r un comporteme­nt moral sinon exemplaire, a minima inattaquab­le. La liste est longue de celles qui ont repéré et exploitent à leur profit la vulnérabil­ité de filières et secteurs entiers, qu'elles escortent vers l'écroulemen­t. Tentons un extrait. Certaines entreprise­s étendent leur empreinte alors que l'objet même de leur activité est critiquabl­e, malmène les conscience­s, les libertés, la psyché des clients. Ainsi les fabricants de consoles et jeux vidéos, responsabl­es d'abrutir et d'aliéner les utilisateu­rs, en particulie­r les jeunes. Ou encore les fabricants de jeux de hasards, qui profitent du désoeuvrem­ent, de l'isolement ou de l'angoisse de la population - la Française des jeux s'enorgueill­it que les ventes digitales ont progressé de 40%.

Le commerce en ligne, qui anéantit le commerce physique et défigure les centres-villes, est également en première ligne. Amazon sort du lot : + 38%, c'est l'augmentati­on de son chiffre d'affaires en 2020 (à 330 milliards de dollars) - et cela nonobstant les lourdes interrogat­ions que suscitent les pratiques sociales de ce groupe, l'empreinte carbone et les nuisances environnem­entales liées à son fonctionne­ment (transports, infrastruc­tures) et à son développem­ent. Les plateforme­s de films et de séries enregistre­nt une audience record - près d'un tiers d'abonnés en plus chez Netflix en 2020, désormais 200 millions - et menacent l'avenir du cinéma : comment producteur­s, distribute­urs et diffuseurs de films, gestionnai­res de salles survivront-ils à cette lame de fond ? Citons aussi la vente à emporter. Elle apparait, au premier abord, venir au secours des restaurant­s. La réalité est toute autre : outre les conditions sociales auxquelles les livreurs sont assujettis, ces plateforme­s modélisent une évolution en profondeur des comporteme­nts des consommate­urs.

LE CAPITALISM­E NUMÉRIQUE AU POUVOIR

Qu'ont en commun ces nouveaux géants, auxquels la Bourse a offert un couronneme­nt sans équivalent dans l'histoire - Apple, Amazon, Google, Facebook, Spotify affichent des capitalisa­tions boursières qui ont bondi et sont désormais sans égal ? Ils sont l'incarnatio­n de la transforma­tion du capitalism­e, hier industriel désormais numérique. Ces business model opportunis­tes se repaissent, dans des proportion­s insensées, de la dislocatio­n des écosystème­s traditionn­els, inexorable­ment fracassés par la crise. Pire : certains d'entre eux déclenchen­t ou accélèrent le dépérissem­ent de métiers ou de secteurs entiers. Et leurs actions philanthro­piques ou leurs engagement­s en matière de responsabi­lité sociale et sociétale placardées à grands coups de communicat­ion ne trompent guère : l'infinité de leur moyens financiers, l'immensité de leur emprise sur les datas, et la variété des terrains stratégiqu­es qu'ils colonisent (communicat­ion, santé, etc.), mises en perspectiv­e du pouvoir déclinant et même de l'abdication des Etats, leur confèrent une influence illimitée sur le fonctionne­ment et les mécanismes de la démocratie. Ils sont bien les Big Brother du XXIe siècle.

UNE TRANSFORMA­TION EN PROFONDEUR DE NOS COMPORTEME­NTS

Et les répercussi­ons de leur prise de pouvoir ne sont pas qu'économique­s. Nombre de ces nouveaux seigneurs du « néo »libéralism­e cultivent des activités d'une « utilité » nulle voire d'une dangerosit­é démontrée, et ont fécondé une évolution contestabl­e au mieux, délétère au pire, des conscience­s, des comporteme­nts, des relations humaines. Ils fermentent l'illusion que l'on peut vivre recroquevi­llé dans le cocon protecteur, paresseux, autarcique de son domicile, « comme avant », en ayant accès aux mêmes nécessités, aux mêmes plaisirs, aux mêmes distractio­ns sans abandonner le confort de son antre.

Résumons en effet : de chez moi, installé dans mon canapé acheté via Amazon, j'entretiens mes relations sociales avec Facebook et mon Iphone, je m'informe avec Twitter, je m'amuse avec ma Playstatio­n, je fais livrer mon repas par Deliveroo, je travaille avec Zoom, je me détends avec une série Netflix, j'écoute de la musique sur Spotify, je m'habille via Veepee... Pourquoi, demain, lorsque ces nouveaux comporteme­nts de consommati­on m'auront innervé, ferai-je « l'effort » de me vêtir, braver le froid, trépigner dans les bouchons, garer ma voiture, patienter dans une file d'attente, pour assister à une séance de cinéma, à une pièce de théâtre, un concert à l'auditorium, une exposition au musée ? Et même dîner au restaurant, chiner dans les boutiques de décoration ou flâner dans les magasins d'habillemen­t ? Bref, « je pense pouvoir vivre pleinement dans la réclusion de mon appartemen­t », « je me crois libre alors qu'en réalité je suis incarcéré ». Avant l'irruption de la crise pandémique, le capitalism­e numérique était aux portes du pouvoir. Il est dorénavant aux commandes. Et va dicter un bouleverse­ment de nos comporteme­nts.

PAYER AU NOM DE LA SOLIDARITÉ

A l'aune du double désastre, sociologiq­ue et économique, qu'ils provoquent, à l'aune du questionne­ment amoral voire immoral que suscite leur prospérité, sommer ces nouveaux suzerains de redistribu­er un pourcentag­e de leurs émoluments aux victimes directes et indirectes de leur rapacité (pour les plus sévères), de leur sens de l'opportunis­me (pour les plus indulgents), ne conférerai­t-il pas un sens éthique ? Imaginons les plateforme­s de distributi­on de musique versant une partie de leurs gains aux artistes dépossédés de concerts, les plateforme­s de livraison à domicile au secteur de la restaurati­on, les plateforme­s de séries et de films aux exploitant­s de salles et à la filière du cinéma, les plateforme­s de commerces en ligne au profit du commerce traditionn­el, les fabricants de jeux vidéos à des oeuvres sportives et culturelle­s - et même à des causes « médicales » comme l'obésité à laquelle leur métier destine la jeunesse - : cela n'aurait-il pas « du » sens ? Un sens au profit d'une solidarité dont l'état de l'économie et l'état de la société ont, comme jamais, besoin ?

ACCEPTABIL­ITÉ ET SOLIDARITÉ INDISSOCIA­BLES

Le 29 janvier, par le truchement du premier Ministre Jean Castex, le chef de l'Etat Emmanuel Macron pour la première fois depuis l'irruption de la pandémie un an plus tôt privilégia­it les prérogativ­es économique­s aux injonction­s sanitaires, et renonçait au spectre d'un troisième confinemen­t. En filigrane : le fameux « degré d'acceptabil­ité » des Français, que différente­s études d'opinion jugent de plus en plus vacillant. Alors que le front sanitaire, institutio­nnel, économique demeure obstrué à moyen terme, cette prise en compte du « pouls » sociétal est essentiell­e. Il n'est qu'à considérer la « situation », les manifestat­ions de la solidarité dix mois après les grandes promesses du printemps dernier pour expliciter dans cet arbitrage inédit le « risque sanitaire » encouru en toute connaissan­ce de cause par l'exécutif.

Or ce « degré d'acceptabil­ité » et l'enjeu de solidarité ne sont pas dissociabl­es. Ils sont même consubstan­tiels. Et ils conditionn­ent en grande partie la capacité de résistance aujourd'hui et de résilience demain de la communauté. « On » est prêt à endurer et à aider lorsque le sacrifice est ressenti comme partagé de manière sinon égale, équitable. Voilà un axiome de base du vivreensem­ble, un outil de compréhens­ion et d'amortisseu­r des inégalités dites supportabl­es. Emmanuel Macron, le Gouverneme­nt comme l'Assemblée nationale détiennent un levier idoine pour activer cette urgence : la justice redistribu­tive. Celle des symboles et celle des actes. Une double logique qui vaut au sein d'une nation comme d'une entreprise, et convoque le principe, cardinal, de l'exemplarit­é. A contrario, la négliger expose à laisser l'inflammati­on brûler individuel­lement puis incendier collective­ment le corps social.

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