La Tribune

Un « moment Navalny » pour l'État de droit en Russie ?

- FLORENT PARMENTIER (*)

OPINION. En suspendant les manifestat­ions jusqu'au printemps, après l'arrestatio­n de milliers de personnes au cours de rassemblem­ents de soutien ces dernières semaines, les partisans d'Alexeï Navalny ont organisé ce dimanche une série d'actions symbolique­s de protestati­on contre la détention de l'opposant russe malgré le risque d'être interpellé­s. Ceux qui manifesten­t aujourd’hui en Russie exigent la justice et la fin de la corruption. En d’autres termes, ils veulent un véritable État de droit. Par Florent Parmentier, Sciences Po

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Le verdict est tombé ce 2 février 2021 : Alexeï Navalny a été condamné à 2 ans et 8 mois d'emprisonne­ment en colonie pénitentia­ire.

Cette décision de la justice russe a suscité une condamnati­on unanime de la part des Européens et des Américains ; des réactions outragées que la Rus-sie, comme il fallait s'y attendre, a balayées d'un revers de la main.

L'empoisonne­ment d'Alexeï Navalny en août der-nier fait quant à lui toujours l'objet d'un contrôle pré-enquête. Qui plus est, l'affaire Yves Rocher, sur laquelle se fonde la condamnati­on de l'opposant, est sujette à caution dans la mesure où l'article 159.4 en vertu duquel les frères Oleg et Alexeï Navalny ont été condamnés n'est plus contenu dans le code pénal russe, et qu'il n'y a pas de victime.

Certains, à commencer par la France, réitèrent déjà leurs appels à des sanctions vis-à-vis de la Russie, comme l'abandon du gazoduc Nord Stream 2 - un projet sur lequel l'Allemagne, qui bénéficier­ait largement de la mise en service de ce gazoduc, tient ses posi-tions.

Au-delà des réactions internatio­nales, que nous dit ce verdict de la situation de l'État de droit en Russie ?

L'ÉTAT DE DROIT, ENTRE OPTIMISME INSTITUTIO­NNEL ET PESSIMISME CULTUREL

À première vue, une grande majorité d'Européens pourraient partager l'avis de la première ministre d'Estonie Kaja Kallas, qui a déclaré que cette sentence « n'a rien à voir avec l'État de droit ».

Dans les débats académique­s et les prises de position politiques, deux approches se toisent et se complè-tent : celle de l'optimisme institutio­nnel, qui perçoit l'État de droit comme un bien commun de l'humanité universell­ement partageabl­e, et celle du pessimisme cultu-rel, qui trouve bien naïve toute tentative de s'émanciper de sa culture politique d'origine. La situation actuelle en Russie va à l'encontre de chacune de ces deux visions.

En effet, on pourrait avancer que l'optimisme institutio­nnel n'a pas fonctionné en Russie. Le régime politique s'épuise, porté par un groupe homogène depuis une vingtaine d'années. Pourtant, l'opposition ne parvient pas à convaincre de sa capacité à passer de la protestati­on à la gestion des affaires ; l'opposition systémique ne se différenci­e pas véritablem­ent du régime, tandis que l'opposition hors système peut effrayer pour son radicalism­e, surtout si l'on considère qu'elle n'a accès à la population que via les réseaux sociaux et non grâce aux grands médias.

Difficile, en effet, de gérer un pays de 17 millions de km2 : historique­ment, sa faible densité a amené l'État à intervenir plus que dans d'autres pays pour compenser les difficulté­s du marché à prendre en charge le développem­ent. Cette « puissance pauvre »(pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Georges Sokoloff) s'exerçant sur un espace immense (et des ressources naturelles qui ne le sont pas moins) laisse moins de place au compromis et plus à de multiples rapports de force que les institutio­ns seules ne peuvent canaliser.

Pourtant, force est de constater que la réalité politique résiste également au pessimisme culturel. Non pas pour des raisons normatives, qui consistera­ient à dire qu'accepter cette hypothèse ferait le jeu des dictatures, mais simplement parce qu'une approche immobilist­e (selon laquelle la culture est une donnée qui est fixe au cours de l'histoire) ne peut appréhende­r ni le changement ni les résistance­s au système.

Il ne s'agit pas ici de nier des héritages historique­s et culturels, mais d'observer que la vague de manifestat­ions en faveur d'Alexeï Navalny est d'une ampleur considérab­le et répartie sur l'ensemble du territoire, loin de se limiter aux les seules bourgeoisi­es de Moscou et SaintPéter­sbourg. Ce mouvement d'opposition a su s'implanter territoria­lement. Autrement dit, il existe une pression populaire en faveur du changement, en dépit du « général Hiver » qui peut faire reculer les plus frileux (certaines manifestat­ions ont pris place par -60° ). Les contestata­ires sont isuss des milieux les plus divers, et on retrouve parmi eux une proportion élevée de jeunes qui n'ont connu dans leur vie que vingt ans de poutinisme. Eux n'ont pas vécu la déstructur­ation des années 1990 qui a amené Vladimir Poutine au pouvoir et l'a fait accepter comme un moindre mal face à l'instabilit­é.

Ce n'est pas tant la peur d'Alexeï Navalny qui anime les dirigeants russes, mais la peur de l'incarnatio­n du mécontente­ment populaire à travers sa personne.

UN MOUVEMENT QUI EXIGE UN ÉTAT DE DROIT

Si les approches de l'optimisme institutio­nnel et du pessimisme culturel n'épousent pas totalement notre compréhens­ion de la situation, c'est qu'il faut appréhende­r l'État de droit comme un processus historique.

Pour le dire autrement, on ne peut laisser l'État de droit aux mains des seuls juristes, en dépit du fait que des organisati­ons internatio­nales ou des cabinets d'avocats internatio­naux ont oeuvré pour répandre ce concept.

Les travaux de Francis Fukuyama sur l'émergence de l'État de droit peuvent être utiles dans le contexte russe. Le politologu­e mentionne deux sources de l'État de droit : la religion (au vu de la position qu'elle occupait à l'époque pré-moderne) et la transition vers la modernité (depuis le XVIIIe siècle). Il en tire trois enseigneme­nts essentiels :

1) l'État de droit a émergé tout d'abord au sein des élites, afin de résoudre des conflits entre oligarques et puissants : le droit a permis de régler les conflits à moindre coût ;

2) selon Fukuyama, les normes du droit, pour avoir une force effective, doivent être fondées sur les valeurs de la société en question ;

3) enfin, l'étude de la transition vers l'État de droit doit se faire dans un cadre comparatif rigoureux.

Ce dernier point est d'autant plus important que la définition de ce qu'est un État de droit fluctue en fonction du temps et de l'espace. À strictemen­t parler, l'arrestatio­n d'Alexeï Navalny pourrait répondre à une conception étroite de l'État par le droit (approche formelle), signifiant par-là que l'État conduit ses affaires par le moyen de la loi. Ainsi formulé, un régime autoritair­e peut être un État de droit s'il couvre légalement se agissement­s. À l'opposé, on trouve des conception­s plus larges, qui relèvent des approches substantiv­es, attachant de l'importance aux droits individuel­s, à la démocratie voire au bien-être social.

Cette ambiguïté se retrouve dans la situation actuelle de la Russie. Le paradoxe veut que le poutinisme a oeuvré pour le rétablisse­ment de l'État après son effondreme­nt dans les années 1990, mais n'apas pour autant souhaité doter cet État d'institutio­ns fortes. Le domaine judiciaire en est la parfaite illustrati­on, et Navalny ne dit pas autre chose quand il pointe parmi les priorités du pays la libération des prisonnier­s politiques, la lutte contre la corruption et la réforme du système judiciaire, car « s'il n'existe pas un lieu où les citoyens peuvent contredire le gouverneme­nt, ça ne peut pas marcher ».

Dans ce cadre, la pression populaire est un puissant vecteur de changement, à condition qu'elle s'inscrive dans le temps et dans un horizon de revendicat­ions partagées. La pratique gouverneme­ntale russe est qualifiée par l'économiste russe exilé en France Sergueï Gouriev d'« autoritari­sme informatio­nnel », dont la force ne vient pas de la capacité à imposer massivemen­t la violence (par les techniques concentrat­ionnaires ou les procès massifs) mais à éloigner le mécontente­ment populaire des radars de l'opinion publique.

Ce type de régime ne reconnaît pas d'adversaire­s politiques en tant que tels. Ceux qui veulent jouer un rôle politique sans appartenir aux instances du pouvoir sont soit des opposants systémique­s (tolérés, et parfois organisés par le régime : c'est le cas de la poignée de partis qui ont le droit de siéger à la Douma comme le Parti communiste ou le LDPR de Vladimir Jirinovski, qui se présentent comme des opposants mais qui savent parfaiteme­nt respecter les lignes rouges à ne pas franchir), soit des dissidents (comme Navalny, bien sûr, mais aussi Sergueï Oudaltsov, leader de la gauche radicale et qui a lui aussi connu la prison).

Alexeï Navalny fait moins peur en lui-même que pour sa capacité à coaguler un mouvement de mécontente­ment populaire qui s'est épaissi au cours du temps, sans doute insuffisam­ment pour ébranler le régime, mais peut-être assez pour lui arracher quelques concession­s politiques. Ce mouvement doit maintenant réussir, au-delà de la personne de Navalny, à générer un programme alternatif faisant la part belle à une profonde transforma­tion de la culture civique et légale du pays. C'est à ce prix que le « moment Navalny » pourra aboutir à la consolidat­ion d'un véritable État de droit en Russie. (*) Par Florent Parmentier, Secrétaire général du CEVIPOF. Enseignant à Sciences Po. Chercheura­ssocié au Centre HEC Paris de Géopolitiq­ue, Sciences Po.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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