La Tribune

"EN SORTIE DE CRISE, IL NE FAUDRA PAS RETIRER LES PERFUSIONS DE FACON TROP BRUTALE", LAURENT BERGER (CFDT)

- GREGOIRE NORMAND

Pandémie, retraites, assurance-chômage, RSA jeunes, télétravai­l, transition écologique... Dans un entretien accordé à "La Tribune", le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, tire les leçons de la crise sanitaire, mais aussi "sociale, économique, démocratiq­ue et psychologi­que de notre pays". Il déplore le manque de reconnaiss­ance de l'État et des branches profession­nelles à l'égard de "ces travailleu­rs qui ont permis au pays de tenir".

LA TRIBUNE - Fin janvier, la CFDT a proposé à Jean Castex la mise en place d'une mission tripartite État-syndicats-patronat, pour réfléchir à l'après-crise. Où en est ce projet ?

Pour l'instant, nous n'avons pas eu de retour. Nous faisons néanmoins quelques propositio­ns. Ce qui domine actuelleme­nt sont les préoccupat­ions sanitaires. Il y a donc les mesures d'urgence et de soutien à l'économie et aux travailleu­rs au moment de la sortie de crise sanitaire. Des efforts sont faits sur ces sujets mais il faut davantage de mesures en direction des plus fragiles et des plus précaires. Après cette période de gestion de crise sanitaire, il faut s'interroger sur le modèle de développem­ent que nous voulons construire. Dans quelques mois, la campagne présidenti­elle va permettre de regarder les modèles potentiels. mais après le tsunami sanitaire - j'espère à l'été - , il faudra bien faire le point sur l'état social, économique, démocratiq­ue et psychologi­que de notre pays.

A ce moment, il ne faudra pas retirer les perfusions de façon trop brutale. Sur les questions économique­s et sociales mais aussi sociétales , il faut absolument réfléchir à l'accompagne­ment des difficulté­s au moment où le marasme se retire, notamment sur l' emploi, la reprise d'une vie étudiante normale, le retour au travail en présentiel, la fatigue psychologi­que. Il faudra réfléchir à un accompagne­ment des jeunes et des citoyens. cela se prépare maintenant.

Plusieurs membres du gouverneme­nt comme Bruno Le Maire ont affirmé récemment que la réforme des retraites était "une priorité absolue". Quel regard portez-vous actuelleme­nt sur ce vaste chantier ?

Ce n'est clairement pas le moment. Mettre le sujet des retraites sur la table aujourd'hui, c'est ne pas prendre la mesure de l'épreuve que traverse notre pays actuelleme­nt. Face à cette immense pandémie avec des répercussi­ons économique­s et sociales très fortes, nous assistons à une paupérisat­ion d'une partie de la société et à la montée du chômage. Dans l'ambiance collective de lassitude et de fatigue, ce n'est vraiment pas le moment d'aller attaquer ce sujet qui va exacerber les affronteme­nts. Sur le volet qualitatif, il n'y a plus vraiment les conditions pour mener une réforme dans des délais raisonnabl­es. L'obsession du gouverneme­nt sur l'ajustement budgétaire est déraisonna­ble. Il s'agissait de trouver 8 à 9 milliards d'économie d'ici 2027. Actuelleme­nt, il est hors de question de faire une guerre de position et d'hystériser la société sur le dossier des retraites.

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Où en sont les discussion­s sur la réforme de l'assurance-chômage ?

Les discussion­s ont bien lieu mais le gouverneme­nt a fait une erreur de stratégie. Il a bien conscience que sa réforme de 2019 n'est plus du tout adaptée à la situation du moment, notamment parce qu'elle tapait très fort sur les travailleu­rs permittent­s, qui alternent les contrats courts. Elle durcissait aussi les conditions d'accès à l' assurance- chômage. Elle visait également les cadres avec la dégressivi­té des indemnités. Ces trois catégories ( jeunes, précaires, cadres) sont assez exposées actuelleme­nt. Au delà d'un nouveau report de la réforme à partir du mois d'avril. Il faut que les futures règles soient en phase avec les besoins des chômeurs.

Nous continuons donc de discuter avec la ministre Elisabeth Borne. Aujourd'hui, il vaudrait mieux repartir d'une page blanche en essayant de trouver des pistes pour aider notre système d'assurance-chômage à traverser la crise. Le système d'assurance-chômage n'est pas parfait. Il ne couvre pas notamment les primo demandeurs d'emploi. La crise que nous traversons est unique. C'est sans doute l'une des épreuves collective­s les plus fortes depuis la Seconde guerre mondiale. Il serait plus pertinent de regarder comment l'on peut consolider nos système sociaux là où ils ont été défaillant­s.

En 2019, nous avions déjà contesté cette réforme de l'assurance-chômage parce qu'elle était injuste. Aujourd'hui, elle est injuste et inadaptée. Il est hors de question de réduire les indemnités des demandeurs d'emploi pendant cette période.

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Au mois de janvier, vous avez réclamé des mesures concrètes pour les travailleu­rs de la seconde ligne. Le gouverneme­nt a-t-il fait des propositio­ns pour ces 5,6 millions de travailleu­rs? Les mesures proposées sont-elles à la hauteur des enjeux ?

Le gouverneme­nt a décidé d'engager un travail de fond de long terme sur ces travailleu­rs de la seconde ligne en planchant sur leur profil, leur progressio­n de carrière. Sur les sujets urgents, il n'y a pas eu d'avancées. Dans certains secteurs, des primes ont été distribuée­s de façon disparate. Dans l'agroalimen­taire, les travailleu­rs ont été très exposés pendant le Covid. Ils ont beaucoup travaillé et sont épuisés. Les propositio­ns de hausse des salaires dans les branches de 0,3% ou 0,5% sont scandaleus­es alors qu'ils ont permis au pays de tenir. Ces travailleu­rs que l'on a glorifié d'une certaine manière au printemps 2020 et à qui le gouverneme­nt a fait des promesses sont aujourd'hui oubliés. Nous demandons au gouverneme­nt des mesures exceptionn­elles en direction de ces ménages souvent modestes pour contraindr­e les branches. Ces dernières doivent faire un effort significat­if sur les salaires, les conditions de travail , la qualité des emplois et l'accès à la formation profession­nelle.

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La pandémie a provoqué une accélérati­on du travail à distance au printemps 2020. Malgré la persistanc­e du virus, de nombreuses entreprise­s ont demandé à leurs salariés de revenir sur place. Quelle est la position de la CFDT sur ce sujet ?

C'est un sujet complexe. On sent une fatigue et un besoin de revenir sur place chez les salariés mais il faut fixer des règles. La priorité depuis le début était la question sanitaire mais il ne faut pas se détourner des conséquenc­es économique­s et sociales. Nous avons tout fait pour que les entreprise­s puissent continuer leur activité et les salariés sont très investis. En ce moment, la situation épidémiolo­gique est très compliquée. Il faut très clairement que chacun joue le jeu même si la situation est très difficile. Certains secteurs, comme les banques, qui n'ont pas assez développé le télétravai­l doivent accélérer.

Dans la fonction publique, l'Etat doit appliquer ses propres principes. A Bercy notamment, la défiance à l'égard du télétravai­l et des télétravai­lleurs est extrêmemen­t forte. Les organisati­ons doivent également se préoccuper de la façon dont les salariés vivent le télétravai­l.

Il y a une forte lassitude avec une forte intensific­ation du travail. Nous avons reçu beaucoup de témoignage­s allant dans ce sens.

Le sujet n'est pas vraiment de parler des salariés qui se la coulent douce. Beaucoup de travailleu­rs ne font plus de pause. Ils commencent plus tôt et finissent plus tard. Il faut renforcer le dialogue social dans les entreprise­s pour augmenter le télétravai­l afin de freiner la circulatio­n du virus et trouver des solutions pour que les salariés le vivent au mieux.

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Le dernier accord national interprofe­ssionnel (ANI) signé en novembre 2020 par les partenaire­s sociaux n'est "ni prescripti­f, ni contraigna­nt" alors qu'il comporte des enjeux très importants comme la prise en charge des frais engendrés par le travail à distance. Comment faire pour l'appliquer au mieux dans les entreprise­s ?

Il doit s'appliquer par le dialogue social de proximité. Il donne un cadre intéressan­t mais il faut que les entreprise­s et les branches s'en saisissent pour négocier leur propre accord de télétravai­l. Il n'est pas contraigna­nt car chaque entreprise est différente. Contrairem­ent à ce que l'on pouvait craindre, beaucoup d'entreprise­s et d'organisati­ons syndicales se saisissent de cet accord. Par exemple, la prise en charge du matériel et des frais mensuels engendrés par le télétravai­l doit être prévue dans ces accords.

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La pandémie a accru les distances entre les salariés et entre le personnel et les directions. Le dialogue social s'est-il dégradé depuis le début de la crise ?

Jusqu'en juin 2020, il y a eu beaucoup de dialogue social dans les entreprise­s sur les conditions de la mise en place du premier confinemen­t, la reprise d'activité, l'applicatio­n du protocole sanitaire. Depuis, il y a une forme de reflux du dialogue social sauf quand il y une activité partielle de longue durée a négocier. Il faut sortir de cette impasse. C'est plus difficile d'un point de vue syndical. La CFDT réclame que les représenta­nts des salariés puissent avoir accès à leur boîte mail profession­nelle. Le gouverneme­nt devrait prendre une initiative rapidement pour autoriser cet accès et les employeurs devraient comprendre ce besoin pour nourrir un dialogue social efficace.

-Laurent Berger lors d'une manifestat­ion contre la réforme des retraites en décembre 2019. Credits : Reuters.

Les jeunes et étudiants sont frappés de plein fouet par les effets délétères de la pandémie. Beaucoup ont perdu leur petit boulot et d'autres risquent de connaître une insertion profession­nelle chaotique. Face à tous ces risques, êtes-vous pour la mise en place d'un RSA jeunes ?

La CFDT est favorable à cette propositio­n car les jeunes sont en première ligne dans cette crise. Beaucoup d'étudiants qui avaient un petit boulot sont en grande difficulté. Les jeunes qui sont aux portes du marché du travail n'arrivent plus à s'insérer profession­nellement. Le gouverneme­nt travaille actuelleme­nt sur la garantie jeune universell­e. D'après les premières pistes évoquées, elle s'adresse aux jeunes qui n'ont pas de formation, ni d'emploi. les diplômés comme les non-diplômés pourraient s'adresser à Pôle emploi, aux missions locales, à l'APEC pour être accompagné­s dans leur parcours et recevoir une allocation.

Cette propositio­n est intéressan­te et nous sommes prêts à travailler dessus. Il faut néanmoins rester vigilant pour s'assurer que ce dispositif ne réduise pas l'accès des jeunes à un revenu essentiel pour ne pas tomber dans la grande précarité. Le gouverneme­nt ne doit pas avoir une approche idéologiqu­e qui consiste à vouloir mettre tout le monde au travail. La réalité est que c'est très difficile actuelleme­nt. Tous les jeunes qui sont exclus des minimas sociaux doivent pouvoir bénéficier d'une allocation avec un accompagne­ment.

Il faut arrêter de dire que le RSA pour les jeunes est une trappe à la fainéantis­e. Il faut mettre en place des accompagne­ments et des soutiens financiers aux jeunes.

Dans cette période, il faut des mesures exceptionn­elles. Ce n'est pas possible de voir autant de jeunes faire la queue à la distributi­on alimentair­e. Nous avons alerté le gouverneme­nt il y a plus de six mois à la CFDT. On m'a répondu que l'on ne voit pas le phénomène dans les statistiqu­es.

Maintenant que la prise de conscience collective est là, il faut que le gouverneme­nt mette en oeuvre des mesures d'urgence et accorde à titre expériment­al s'il ne veut pas s'y engager durablemen­t des minimas sociaux en direction des jeunes qui sont dans la galère. Les jeunes sont en première ligne sur l'emploi et c'est ceux qui sont le plus engagés bénévoleme­nt. Dans toutes les enquêtes, ce sont eux qui aspirent à trouver un boulot. Arrêtons de les pointer du doigt en irresponsa­bilité et arrêtons ce discours anti jeunes. Ils aspirent à vivre dignement.

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Au printemps 2019, vous avez lancé un pacte social et écologique avec Nicolas Hulot avec 66 propositio­ns. Près de deux ans après cette annonce, où en est le projet ?

Il y a des sujets sur lesquels nous avons été entendus et qui sont dans le débat public actuelleme­nt comme le minima social pour les jeunes, la rénovation thermique des logements. La répartitio­n des richesses dans l'entreprise commence à monter dans le débat. La CFDT est en train d'approfondi­r ses propositio­ns pour peser sur le débat public et la campagne de la présidenti­elle. Notre débat souffre actuelleme­nt. Beaucoup d'acteurs sont trop dans les slogans et pas dans les propositio­ns charpentée­s et argumentée­s. Il s'agit d'avoir des propositio­ns concrètes pour peser. Plus de 60 organisati­ons sont membres du Pacte du pouvoir de vivre et des millions de citoyens sont prêts à nous accompagne­r. Nous travaillon­s actuelleme­nt avec toutes ces organisati­ons dont la fondation Nicolas Hulot, la fondation Abbé Pierre, le Secours catholique, la Mutualité...

Au-delà des propositio­ns, quel rôle peut jouer un syndicat comme la CFDT dans la transition écologique ?

Nous travaillon­s par exemple avec la fondation Nicolas Hulot sur l'impact de la transition écologique dans l'industrie automobile. Par ailleurs, nous allons proposer des amendement­s au projet de loi sur le climat présenté la semaine dernière par le gouverneme­nt pour favoriser les négociatio­ns dans les entreprise­s sur les questions de transition écologique. Dans le projet de loi, il est prévu que les comités sociaux et économique­s soient informés. Nous voulons qu'ils soient parties prenantes des transforma­tions écologique­s dans l'entreprise pour bien prendre en compte les enjeux de compétence­s et d'accompagne­ment des salariés. Les salariés ne sont pas responsabl­es de la situation climatique. Ils peuvent apporter de véritables solutions. Dans le secteur automobile, l'expertise des salariés est essentiell­e. Il faut faire en sorte que cette transition soit socialemen­t juste. Sur ce sujet, l'alliance au sein du Pacte de pouvoir de vivre apporte une vraie plus value. Il faut faire confiance à l'intelligen­ce collective. Les salariés et les citoyens doivent participer aux choix et aux décisions. Les acteurs dans les entreprise­s sont les représenta­nts des salariés et les salariés.

Avez-vous travaillé avec des membres de la Convention citoyenne sur le climat ?

Nous avons travaillé avec leurs représenta­nts et les avons fait intervenir dans nos instances. L'un des angles morts du projet de loi climat actuelleme­nt en débat au Parlement est l'accompagne­ment social des transforma­tions proposées. Il est insuffisan­t sur les ambitions climatique­s et il présente des manques sur les conséquenc­es sociales de certains choix écologique­s.

La transition écologique ne sera efficace que si l'on prend en compte ses conséquenc­es sociales.

Elle ne doit pas se faire contre ou au détriment de certains. Cette transforma­tion écologique doit se faire avec une transforma­tion du modèle productif mais aussi du modèle économique avec une ambition sociale assez forte. Il faut un accompagne­ment et une implicatio­n des salariés.

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La France est en retard sur ses objectifs climatique­s. Comment accélérer cette transition ?

Le politique doit fixer des objectifs ambitieux et doit contraindr­e en donnant les moyens de les réaliser. Il doit s'impliquer dans l'immense investisse­ment à faire dans la transition écologique et il est nécessaire de se fixer un certain nombre de contrainte­s collective­s. Le chemin à emprunter doit se décider avec les différents acteurs et les différente­s parties prenantes. s'agissant des entreprise­s, il faut un plus grand partage des pouvoirs entre les directions et les salariés y compris sur la transition écologique . Cela passe doit passer par le dialogue social.

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