La Tribune

LES TELETRAVAI­LLEURS SE RENDENT PLUS DISPONIBLE­S POUR SIGNALER LEUR ENGAGEMENT

- MARIE-COLOMBE AFOTA ; ARIANE OLLIER-MALATERRE LEON ET YANICK PROVOST SAVARD (*) ; EMMANUELLE

OPINION. Dans un contexte où la présence physique reste toujours fortement valorisée, les salariés étendent leur amplitude horaire pour gagner la confiance de leurs supérieurs hiérarchiq­ues. Par Marie-Colombe Afota, IÉSEG School of Management; Ariane OllierMala­terre, Université du Québec à Montréal (UQAM); Emmanuelle Léon, ESCP Business School et Yanick Provost Savard, Université du Québec à Montréal (UQAM) (*)

La crise de la Covid et les confinemen­ts qui s'en sont suivis ont précipité l'adoption massive du télétravai­l dans le monde. Dans ce contexte, deux questions brûlantes émergent : faut-il, oui ou non, pérenniser le télétravai­l ? Et surtout, quelles sont les conditions de son succès, tant pour les employeurs que pour les employés ?

On voit déjà, dans les négociatio­ns en cours, que le télétravai­l sera bien plus répandu à l'avenir qu'avant la pandémie. Puisque les entreprise­s envisagent d'accroître la durée et le périmètre du télétravai­l, il devient fondamenta­l d'apporter des réponses sur les facteurs de succès de cette forme d'organisati­on.

Et ici, un élément nous semble avoir été largement ignoré : le positionne­ment des entreprise­s ellesmêmes vis-à-vis du télétravai­l. Il serait erroné de croire que les entreprise­s qui instaurent le télétravai­l le soutiennen­t sans réserve. Beaucoup agissent en partie sous la pression de leurs employés et des syndicats et/ou afin de réduire les coûts de leurs espaces de travail, avec in fine, un discours ambigu sur la question.

En ces temps de pandémie, alors même que les gouverneme­nts enjoignent les entreprise­s à généralise­r le télétravai­l, on a ainsi vu des entreprise­s freiner des quatre fers, ici ou là, arguant qu'il fallait « maintenir les collectifs du travail ». Cet argument, certes valide, nous semble en masquer un autre moins avouable : celui du manque de confiance envers les salariés. Invisibles aux yeux de l'organisati­on, travaillen­t-ils vraiment ?

Nos travaux (à paraître) ont tenté de répondre à deux questions : (a) les entreprise­s ont-elles, oui ou non, raison de ne pas faire confiance aux télétravai­lleurs ? et (b) quelles sont les conséquenc­es de ce manque de confiance sur le vécu des télétravai­lleurs ?

Pour ce faire, nous avons interrogé plus de 4.000 employés d'une grande entreprise internatio­nale. En pleine crise de la Covid, une majorité d'entre eux se trouvait en télétravai­l obligatoir­e à temps plein. D'autres maintenaie­nt quelques journées de présence au travail par semaine. Certains continuaie­nt à venir au bureau tous les jours.

LES TÉLÉTRAVAI­LLEURS TRAVAILLEN­T AUTANT (SINON PLUS)

Premier enseigneme­nt : on ne constate aucune différence significat­ive en termes de quantité d'heures travaillée­s. Ceux qui continuent à travailler au bureau déclarent travailler en moyenne 45,22 heures par semaine, contre 45,17 heures pour ceux qui sont en télétravai­l à temps plein. Nous avons posé cette question de nouveau 4 mois plus tard, et les chiffres n'avaient pas changé suggérant que, le temps passant, les employés en télétravai­l continuent de travailler autant.

Bien sûr, toutes sortes de biais liés à l'auto-évaluation de ses propres heures de travail doivent nous pousser à considérer ces données avec précaution. Mais aucune raison ne suggère que ces biais toucheraie­nt davantage les employés en télétravai­l que les autres.

Par ailleurs, on notera que le nombre d'heures déclarées - 45 heures en moyenne - est plus proche de la durée maximale autorisée de 48h hebdomadai­res que de la durée légale de 35h en France et de 40h dans de nombreux pays. Ce résultat suggère qu'il faudrait davantage s'inquiéter du fait que les salariés travaillen­t trop... que trop peu !

Au-delà de ces données quantitati­ves, les témoignage­s recueillis suggèrent également que le temps gagné sur les transports est souvent réinvesti dans le travail, au bénéfice de la productivi­té, comme en témoigne un interviewé :

« En fait ma productivi­té a augmenté parce que je ne perds pas de temps en déplacemen­t. Je peux travailler plus longtemps au lieu de devoir me soucier de quitter le travail pour pouvoir arriver chez moi à une heure décente. »

LA PRÉSENCE PHYSIQUE TOUJOURS VALORISÉE

Ce que le télétravai­l interroge pour partie, c'est la question de la visibilité au travail. Quand les employeurs émettent des doutes sur la quantité réelle du travail effectué à distance, ils admettent en creux que le fait de voir physiqueme­nt les salariés les rassure.

Au fond, pour nombre d'emplois du secteur de la connaissan­ce, tout se passe comme si la présence physique des salariés était utilisée comme un raccourci cognitif permettant d'évaluer l'engagement et la performanc­e, souvent difficiles à mesurer.

Le télétravai­l prive les employeurs de la possibilit­é d'évaluer leurs employés en fonction de la quantité de présence physique sur le lieu de travail, mais il prive aussi les employés d'utiliser les longues heures de présence pour signaler leur engagement.

Certains suggèrent qu'un des bienfaits du télétravai­l est de libérer les salariés de cette contrainte d'afficher leur travail pour leur permettre de se concentrer sur leurs tâches, les rendant ainsi plus productifs. Finalement, il est tentant de penser que quand la présence physique au bureau est impossible, seuls les résultats comptent.

Ce n'est pas ce que nos travaux de recherche montrent. Près d'un tiers de nos répondants, pourtant très majoritair­ement en télétravai­l, considèren­t que la présence physique est implicitem­ent valorisée et récompensé­e par leur organisati­on, de telle sorte qu'un employé en télétravai­l ne peut espérer prétendre à la même progressio­n de carrière qu'un employé en présentiel.

Surtout, plus les salariés estiment que leur entreprise valorise implicitem­ent la présence physique créant ainsi ce que nous appelons un « climat de Face Time » -, plus ils se sentent obligés de se montrer constammen­t disponible­s en télétravai­l... ce qui nuit à leur bien-être et leur productivi­té.

Autrement dit, privés de la possibilit­é d'afficher leur implicatio­n en étant physiqueme­nt au bureau, il semble que les salariés utilisent un autre type de signal : la disponibil­ité.

FAIRE CONFIANCE AUX TÉLÉTRAVAI­LLEURS

En management, la théorie du signal suggère que, lorsqu'une informatio­n ne peut être directemen­t communiqué­e (ici, l'engagement et la performanc­e), les parties cherchent à utiliser des signaux pour faire passer leur message. Plus le signal exige des sacrifices importants de la part de l'émetteur, plus il apparaît crédible et mieux le message est transmis. Dans le cas du télétravai­l, il semble que le signal soit cette disponibil­ité constante.

Un témoignage illustre bien ce phénomène :

« Le travail à domicile évite les temps de trajet en transport en commun et c'est appréciabl­e. En revanche, un sentiment de culpabilit­é en cas de non-réponse immédiate à un mail, appel tél ou Skype,fait que je ne bouge quasiment pas de derrière mon écran (pas de pause-café ni autre, pause déjeuner raccourcie, etc.). Bref, je pense que je travaille davantage en télétravai­l et sur une amplitude horaire élargie »

Ce que nos résultats montrent, c'est que le scepticism­e affiché de certaines entreprise­s envers les télétravai­lleurs est non seulement infondé mais aussi délétère pour le bien-être et la performanc­e de ces derniers et, en fin de compte, pour les organisati­ons elles-mêmes. Sans doute certains profitent-ils d'être chez eux pour en faire moins... mais rien n'indique que cette paresse soit supérieure à celle de ceux qui, assis à leur bureau aux yeux de tous, se consacrent à des activités personnell­es.

En fin de compte, ce débat a quelque chose de semblable à celui portant sur l'effet supposé des aides sociales sur l'oisiveté : n'ayant plus le besoin absolu de travailler, les personnes auraient une tendance naturelle à la paresse.

Plusieurs travaux, dont ceux des prix « Nobel » Esther Duflo et Abhijit Banerjee, ont sérieuseme­nt mis à mal l'idée que, privé de contrainte, l'être humain chercherai­t naturellem­ent à en faire le moins possible. Pourtant, le message peine à se faire entendre. Les entreprise­s seront-elles plus rapides à accepter l'idée que le télétravai­l ne rend pas paresseux ?

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Par Marie-Colombe Afota, Assistant professor in leadership, IÉSEG School of Management ; Ariane Ollier-Malaterre, Professor, Université du Québec à Montréal (UQAM) ; Emmanuelle Léon , Professeur asssocié, Directrice scientifiq­ue de la Chaire Reinventin­g Work, ESCP Business School et Yanick Provost Savard, Professeur de psychologi­e du travail et des organisati­ons, Université du Québec à Montréal (UQAM).

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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