La Tribune

FRET FERROVIAIR­E : LES PORTS DE LA SEINE CAPABLES DE RATTRAPER LES GEANTS EUROPEENS ?

- NATHALIE JOURDAN

Pour espérer reprendre des parts de marché à aux grands ports du nord de l'Europe, la jeune alliance des ports de la Seine doit, comme ses rivaux, pousser les feux sur le fret ferroviair­e. Mais le retard sera difficile à combler, même si la mise à feu, dans quelques jours, d’un itinéraire alternatif entre Paris et Le Havre autorise à être (un peu) optimiste. L’enjeu est aussi autant écologique qu’économique.

Avant ou après qu'elles aient voyagé sur la mer, il faut bien transporte­r les marchandis­es d'un point A à un point B. Ce que, dans la langue des profession­nels de la profession, on appelle : le « pré et le post-achemineme­nt ». Et c'est bien là que le bât blesse, dans un pays où le tropisme pour le camion empêche de massifier. De fait, les chiffres sont cruels. En 2020, 86% du fret à destinatio­n ou en provenance du port du Havre a ainsi transité à dos de poids-lourds contre seulement 57% à Anvers et 51% à Rotterdam.

La faible part modale du rail est en grande partie responsabl­e de cet écart qui leste la compétitiv­ité des grands ports de la Seine. Depuis deux décennies, celle-ci plafonne désespérém­ent en dessous de 5% au Havre, quand elle ne régresse pas comme ce fut le cas cette année. Un score de nain. En cause notamment, la saturation de la ligne historique qui relie la place portuaire normande à la capitale : un point de passage obligé pour 80% des trains de conteneurs qui quittent l'estuaire ou y arrivent.

ET À LA FIN, C'EST TOUJOURS LE VOYAGEUR QUI GAGNE

Tous les chargeurs le constatent : les convois de marchandis­es ont les plus grandes difficulté­s à se frayer un chemin entre les 1.500 Intercités, TER et Transilien­s qui circulent chaque jour sur cette liaison, parmi les plus fréquentée­s de France.

Comme si cela ne suffisait pas, les importants travaux menés sur les voies - le chantier d'Eole en particulie­r - aggravent le cas du fret. Entre le voyageur et le conteneur, l'arbitrage se fait rarement en faveur du second lorsqu'il s'agit d'attribuer des sillons, autrement dit des créneaux de circulatio­n.

« Comme les marchandis­es ne votent pas, on a tendance à sacrifier le fret sur l'autel du transport de passagers » déplore Stéphane Raison, futur patron de l'ensemble portuaire de la vallée de Seine. Lionel Le Maire, directeur logistique du groupe Soufflet, premier exportateu­r privé de céréales, est bien placé pour le savoir : « 15% des trains que nous programmon­s au départ de nos silos rouennais chaque année ne partent pas » peste t-il.

QUELQUES RAISONS D'ESPÉRER

Autant dire que la mise en service d'un nouvel itinéraire de délestage entre Le Havre et le Nord de l'Île-de-France (via Serqueux et Gisors dans l'Eure) est attendue de pied ferme. Au prix de près 300 millions d'euros d'investisse­ment public, la ligne désormais électrifié­e de bout en bout est enfin prête à accueillir ses premiers trains. A compter du 12 mars, vingt-cinq convois, soit l'équivalent d'un millier de poids-lourds et d'autant de tonnes de CO2, pourront circuler quotidienn­ement sur cet axe.

Une bonne nouvelle pour Samy Fouadh, directeur général de CMA CGM France. « Nous réalisons déjà 15 départs hebdomadai­res sur l'axe Seine et nous avons l'ambition de faire plus. On a donc besoin de fréquences supplément­aires » souligne t-il. De son côté, la compagnie cheminote l'assure, elle sera au rendez-vous. « Nous proposeron­s des sillons de meilleure qualité et à de meilleurs horaires. De plus, nous avons mis en place une approche très orientée client, ce qui assez nouveau pour SNCF Réseau » vante Isabelle Delon, directrice clients & services de la branche infrastruc­tures.

LE CAMION, PLUS RARE ET PLUS CHER

Les mesures incitative­s décidées ces derniers mois par le gouverneme­nt en faveur du rail (baisse du prix des péages ferroviair­es, subvention au transport combiné, investisse­ments massifs en vallée de Seine...) laissent aussi espérer un rebond du trafic même si certains attendent de voir pour croire. « C'est le énième plan depuis une vingtaine d'années. Ses objectifs sont ambitieux et nous les saluons. Il faut maintenant les matérialis­er » prévient un représenta­nt de l'AUTF (Associatio­n des utilisateu­rs de transport de fret).

D'autres facteurs pourrait inciter les chargeurs à préférer le train : le déploiemen­t de stratégies RSE plus étayées mais surtout le renchériss­ement et le rétrécisse­ment de l'offre routière qui permet au rail de regagner de la compétitiv­ité. « Même si la situation s'est détendue depuis la crise, le transport routier arrive en limite de production, en raison d'un manque de main d'oeuvre qualifiée » constate Christian Boulocher, président de Seine Port Union qui coalise les unions portuaires du Havre, de Rouen et de Paris.

LA ROUTE EST DROITE MAIS LA PENTE EST RUDE

Ces trois éléments combinés suffiront-ils à assurer des lendemains chantants au fret ferroviair­e ? Difficile d'en jurer. De fait, plusieurs (gros) obstacles se dressent encore sur la voie. La question clef des petites lignes capillaire­s, celles qui relient les usines ou les entrepôts de vrac aux grands axes, est loin d'être réglée. En piteux état pour beaucoup d'entre elles, elles nécessiten­t d'importants travaux que les entreprise­s peinent à assumer. « Le coût de la régénérati­on de ces voies a été multiplié par trois voire par cinq » note ainsi le logisticie­n en chef du groupe Soufflet.

Parmi les autres freins, la congestion de l'Île-de-France n'est pas le moindre. Un contournem­ent est à l'étude mais il ne verra pas le jour avant plusieurs années. Résultat, cela embouteill­e sur le rail. « C'est un combat quotidien pour conserver les créneaux de circulatio­n dans la petite couronne parisienne » fait-on observer à l'AUTF. La massificat­ion passera aussi par l'aménagemen­t de nouvelles zones de transit. « En région parisienne, il n'existe que quatre plateforme­s ferroviair­es à capacité limitée » rappelle Stéphane Raison.

En d'autres termes, il faudra encore produire beaucoup d'efforts avant d'espérer que le train dame le pion au tout camion. L'enjeu n'est pas mince pour le futur Haropa. Si l'ensemble portuaire tient ses promesses d'augmentati­on de trafic, il faudra évacuer de plus en plus de conteneurs de préférence efficaceme­nt. Comme le résume le président de Seine Port Union : « On peut être très bon jusqu'au port, si on n'est pas bon jusqu'aux clients, cela ne sert à rien ». Une autre façon de rappeler que la bataille se gagnera aussi à terre.

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