La Tribune

GRANDS CORPS DE L'ETAT : « GILETS D'OR » OU NOUVEAUX « GILETS JAUNES » ?

- MICHEL PAILLET (*)

OPINION. Notre appareil d'État, celui qui véhicule la volonté du politique, est fondé sur une sélection d'« élites » - étymologiq­uement, ceux qui se choisissen­t ou qui sont choisis - aptes à occuper toutes les fonctions jugées nécessaire­s à son service. Cet appareil fait face à un défi majeur d'adaptation pour être lui-même, en tant qu'organisati­on, apte à répondre de façon réactive dans des situations d'incertitud­e dont la crise sanitaire actuelle n'est qu'un avatar. (*) Par Michel Paillet, docteur en sciences économique­s, co-fondateur du cabinet Cognitive Companions.

Comment faire évoluer le processus de sélection de ce système « élitiste » qui par constructi­on tend à reproduire, stabiliser et entretenir un certain mode de pensée et d'action ? N'est-il pas temps de reconcevoi­r les voies de constituti­on d'une « élite » dans et pour le monde actuel ?

L'OBSERVATIO­N D'UNE SOUFFRANCE ET D'UNE FRUSTRATIO­N JUSQU'AU PLUS HAUT NIVEAU

L'État est servi au quotidien par des femmes et des hommes qui composent ses « corps ». Au plus « haut » niveau de notre appareil étatique se situent les « grands » corps, accessible­s par un concours de catégorie A de la fonction publique. Comme l'indique le choix des mots qu'elle emploie elle-même, cette « élite » a été sélectionn­ée et hiérarchis­ée de façon militaire par « grade » à l'issue d'un apprentiss­age exigeant souvent mené dans les établissem­ents les plus prestigieu­x. Ces corps regroupent les fonctionna­ires par catégorie d'activités jugées utiles pour l'intérêt collectif au cours du temps : polytechni­ciens (à l'origine ingénieurs pour l'artillerie, la marine, les mines ou la constructi­on des ponts et des chaussés), énarques administra­teurs pour gérer les finances, le budget et le droit administra­tif, enseignant­s, experts des impôts...

Pour ceux qui n'en font pas partie, cette « élite » fait l'objet de nombreux phantasmes de richesse, d'opulence et de passe-droits. Vus de l'extérieur, ce sont des gilets d'or. Pourtant et par constructi­on, il s'agit avant tout d'hommes et de femmes qui ont fait le choix de servir l'intérêt collectif plutôt que de suivre les sirènes internatio­nales du privé, prêt à payer ces talents rares beaucoup plus que ne pourra jamais le faire l'État français.

Pour ceux qui font partie de ces « corps », l'épreuve des fonctions successive­s menées au service de « l'intérêt collectif » peut engendrer des souffrance­s personnell­es. Nombre d'entre eux sont victimes d'une certaine forme de désynchron­isation entre un temps politique court (et toujours plus réduit par les périodes de passivité liées aux campagnes) et un temps administra­tif beaucoup plus long. Conduire des réformes à horizon long fait sens pour le pays, mais cela ne peut aboutir si la condition de la réussite dépend d'une réélection.

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La plupart des porteurs de projets voient donc régulièrem­ent leur travail réduit à néant non pour une raison collective, mais bien pour satisfaire des intérêts politiques de court terme. Devant l'énergie personnell­e investie et le sentiment du peu de résultats obtenus, l'engagement peut s'essouffler et laisser progressiv­ement place à un sentiment d'impuissanc­e, de frustratio­n et d'abandon. Lorsque le sens investi dans l'intérêt collectif s'effrite, lorsqu'il n'est plus soutenu par le regard des autres citoyens, la personne au plus haut potentiel peut éprouver un malaise voire un sentiment d'absurde. Alors l'énergie enthousias­te au service de l'autre cède la place à la roue libre, à l'inertie et au découragem­ent. De tels sentiments sont ressentis à tous les niveaux de l'administra­tion française. Ils se chuchotent et se murmurent. Ils ne se disent pas. En résulte un constat général de gâchis de toutes ces intelligen­ces.

UN APPAUVRISS­EMENT HUMAIN DÛ AU MANQUE DE BRASSAGE ET DE RELATION À L'AUTRE

Emmanuel Macron, François Hollande, Jacques Chirac, Valéry Giscard d'Estaing, mais aussi Édouard Philippe, Dominique de Villepin, Lionel Jospin, Alain Juppé et tant d'autres... nombreux sont les présidents et les chefs du gouverneme­nt qui sortent de l'ENA (École Nationale de l'Administra­tion). La plupart des hauts fonctionna­ires sont également passés par les classes préparatoi­res parisienne­s les plus prestigieu­ses et les mêmes grands corps de l'État. Une récente étude de l'Institut des Politiques publiques sur la démocratis­ation des grandes écoles en France souligne d'ailleurs l'étroitesse de la base de recrutemen­t de ces établissem­ents. Malgré les efforts fournis depuis plusieurs années, restent largement favorisés les étudiants masculins, issus de milieux privilégié­s et originaire­s de Paris et de la région parisienne.

L'intelligen­ce et les compétence­s des hauts fonctionna­ires ne font pas de doute, mais la diversité de leur expérience pose question. Si tous les profils se ressemblen­t, un angle de vue monolithiq­ue tend à s'installer là où l'incertitud­e requiert précisémen­t un échange dynamique entre des points de vue distincts. Deux raisons à cela : un cruel manque de porosité entre les secteurs public et privé, et un défaut d'interactio­n avec le terrain.

Le premier point est intrinsèqu­ement lié au statut de fonctionna­ire. La sécurité d'emploi à vie qu'offre la fonction a le désavantag­e de décourager toute prise de risque et volonté de mobilité vers des entreprise­s privées. Or, cela ne semble plus compatible avec le monde mouvant dans lequel nous vivons. Il apparaît nécessaire d'instaurer des mouvements de convection forte entre service public et entreprise­s privées, voire de les rendre obligatoir­es.

La deuxième difficulté réside dans une certaine forme de déconnexio­n entre les (hauts) fonctionna­ires et ceux qu'ils sont censés servir : les citoyens. Cela peut créer une perte de la notion de réalité, qu'il convient de contrecarr­er en créant plus de brassage, pour reconnecte­r les fonctionna­ires à la réalité de terrain.

De ces échanges avec l'Autre, qu'il soit citoyen, acteur du secteur privé, fonctionna­ire dans un autre domaine, etc., naîtront des modes de pensées pluriels et générateur­s d'idées nouvelles.

UNE ACCEPTION RÉDUCTIONN­ISTE DE L'EXCELLENCE QUI EST OBSOLESCEN­TE

Au sein des grandes écoles françaises, la pure connaissan­ce cognitive - et plus particuliè­rement les mathématiq­ues - est largement valorisée, au détriment d'autres sciences comme celles de la communicat­ion, de l'informatio­n ou de la gestion. A l'ENA elle-même, l'économie est parée d'une aura scientifiq­ue dont ne bénéficie pas le droit.

D'où nous vient cette croyance monodimens­ionnelle ?

Sans doute directemen­t d'Auguste Comte et du courant de pensée qu'il a formalisé au XIXème siècle, connu sous le nom de « positivism­e ». Cela consiste à considérer que tous les faits sont explicable­s par la science, sous forme d'observatio­n ou d'expérience. Les mathématiq­ues sont donc un langage qui permet d'expliciter une connaissan­ce. Auguste Comte soutient ainsi que ce sont l'épistémolo­gie et les sciences qui permettent l'émergence des technologi­es modernes. Dans une logique positivist­e, la prise de décision revient aux scientifiq­ues, qui sont les sachants, et est séparée de l'opération. Dit autrement, l'ingénieur pense le chantier quand les ouvriers exécutent les travaux. Cette culture est profondéme­nt ancrée en France, et notamment au plus haut niveau. Loin de nous l'idée de délégitime­r les profils scientifiq­ues au parcours dits d'excellence, car ils portent une expérience essentiell­e. Mais il faut reconnaîtr­e que les autres profils sont encore trop peu valorisés au sein des « élites ».

Dans le courant des années 70, l'émergence progressiv­e d'une épistémolo­gie nouvelle a permis l'avènement d'une autre façon de concevoir la connaissan­ce. C'est le moment où certains phénomènes remettent en cause le système linéaire du positivism­e. Le monde est toujours plus complexe et il n'est plus possible de dissocier décision et opération : c'est ce que les approches constructi­vistes mettent en évidence. Nous sommes désormais dans une logique d'adaptation permanente : celui qui met en exergue le processus cognitif est celui qui va prendre la décision, suivre la réalisatio­n, analyser les résultats qui l'amèneront à prendre une nouvelle décision, et ainsi de suite. Cette dynamique en spirale est la réalité de notre quotidien.

Les modes de sélection, de formation et de progressio­n des élites au sein des administra­tions publiques sont devenus obsolètes. Au regard des enjeux auxquels nous faisons face, ils sont même devenus contre-productifs. Ils tendent à mésuser de très forts potentiels dont l'investisse­ment et l'engagement se gâchent, sans bénéficier opérationn­ellement aux citoyens. L'organisati­on de l'appareil est comme hors sol, déconnecté, se nourrissan­t d'elle-même et générant ses propres finalités.

Dans le contexte actuel, cette situation génère souffrance humaine et inefficien­ce de l'action étatique. Les voies de réponse existent. Elles nécessiten­t une régénérati­on en profondeur de la façon même dont s'organise l'interactio­n entre la gouvernanc­e censée arbitrer et l'appareil d'État censé décliner et transmettr­e les orientatio­ns. Cette organisati­on ne peut plus être fondée sur une conception mécaniste "top-down" : les vitesses d'évolution de l'environnem­ent imposent de resynchron­iser à un rythme beaucoup plus élevé les décisions et les opérations. Comme un « corps », elles supposent une superposit­ion de systèmes capable de répondre avec la réactivité adéquate. Comme un « corps », elles supposent une décentrali­sation de la responsabi­lité décisionne­lle au niveau adéquat.

Le glissement de paradigmes semble déjà engagé, la régénérati­on serait-elle en cours ? Auquel cas, il ne s'agirait plus que d'une question de temps, de volonté et d'énergie !

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