La Tribune

L'étrange estimation gouverneme­ntale du déficit structurel français en 2020

- ERIC PICHET (*)

Le déficit public non lié aux évolutions conjonctur­elles, un indicateur budgétaire scruté de près par l'UE, serait plus proche de 5 % que des 1,2 % retenus dans le dernier projet de loi de finances. Par Éric Pichet, Kedge Business School (*)

Millésime exceptionn­el à tous points de vue, l'année 2020 l'est également pour l'évaluation très disparate du déficit structurel, défini comme le déficit public qui n'est pas lié aux évolutions conjonctur­elles du cycle économique.

Ainsi la dernière estimation de ce déficit structurel donnée par le ministère de l'Économie et des Finances (dans le quatrième projet de loi de finances rectificat­ive) est de 0,6 % en 2020 puis de 3,6 % en 2021, soit moitié moins que celle donnée... deux mois plus tôt dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2021 (1,2 % en 2020 pour toujours 3,6 % en 2021).

Elle était en outre significat­ivement plus basse que celle de 2019 (2,2 %) ce qui est particuliè­rement loufoque, même avec une hypothèse de croissance potentiell­e optimiste (1,25 % en 2019 et 2020 et 1,3 % en 2021).

Cette améliorati­on du solde structurel saugrenue provenait du choix d'enregistre­r les mesures d'urgence de 2020 (de l'ordre de 3 points de PIB) comme temporaire­s - et sans impact sur le solde structurel en 2020 - et les mesures du plan de relance (dépenses supplément­aires et baisses de prélèvemen­ts obligatoir­es, pour un total de l'ordre de 4 points de PIB sur l'ensemble de la durée d'exécution du plan de relance) comme structurel­les.

Devant une telle aberration, le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), censé s'assurer du respect du traité sur la stabilité, la coordinati­on et la gouvernanc­e (TSCG), avait prudemment considéré que « les estimation­s de solde structurel présentées par le gouverneme­nt dans le PLF pour 2021 ne peuvent être interprété­es que sur l'année 2021 en comparaiso­n avec l'année 2019 ».

Sa contre-expertise, fondée sur des documents fournis par le gouverneme­nt, aboutissai­t à un déficit structurel plus élevé - mais toujours éloigné du bon sens - de 1,9 % en 2020 et à un niveau bien plus raisonnabl­e de 4,8 % en 2021.

DÉFICIT STRUCTUREL AUTOUR DE 5 %

La Commission européenne, qui évalue le déficit structurel car il s'agit de l'un des indicateur­s budgétaire­s européens clés du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) adopté en 1997, a effectué une analyse qui semble beaucoup plus pertinente de la situation.

Dans son avis sur le projet de loi de finances français pour 2021, Bruxelles relève qu'une bonne partie des dépenses de soutien dédiées à la lutte contre la crise « ne semblent pas être temporaire­s ni compensées », mentionnan­t en particulie­r les hausses de salaire des personnels hospitalie­rs et la baisse des impôts de production soit 18 milliards d'euros ou près de 1 % de PIB.

La Commission européenne évalue finalement le déficit structurel français de manière beaucoup plus lucide que nos institutio­ns nationales à 3,3 % en 2019, 5,1 % en 2020 et 5,7 % en 2021.

Nous jugeons pour notre part aujourd'hui, comme ce fut le cas après la crise de 2008, que l'output gap (écart de production) constaté en 2020 ne sera jamais totalement rattrapé, même dans un scénario de croissance de 5 % en 2021, car la crise économique de 2020 est trois fois plus violente que celle de 2008-2009.

Avec le recul, il est désormais évident que 2019 signait une année de haut de cycle et donc que le solde structurel était alors, comme en 2000, supérieur au déficit public nominal de 3 %, comme nous l'avions d'ailleurs relevé l'an dernier.

C'est pourquoi nous estimons, comme la Commission européenne, la dégradatio­n du déficit structurel d'au moins 2 points de PIB en 2020 ce qui l'amène autour de 5 % et sans doute un peu plus, soit 5,5 % en 2021.

UN CALCUL DIFFICILE

Comment expliquer un tel écart ? À la différence du déficit nominal, établi par des institutio­ns publiques indépendan­tes et compétente­s comme l'Insee ou Eurostat et certifié par la Cour des comptes, le déficit structurel n'est pas immédiatem­ent quantifiab­le. La meilleure manière de le calculer est de retrancher au déficit nominal le déficit dit conjonctur­el - c'est-à-dire exclusivem­ent dû à la conjonctur­e.

Pour ce faire, il faut tout d'abord estimer le potentiel de croissance de l'économie qui est, selon la définition du Fonds monétaire internatio­nal (FMI), le niveau maximal de production qu'une économie peut soutenir sans tensions inflationn­istes.

Un large consensus existe chez les économiste­s pour l'estimer en France autour de 1,5 % avant la crise sanitaire et depuis 2020 autour de 1 %. L'écart de production annuel, soit la différence entre le niveau de croissance du PIB réel et son potentiel s'en déduit : cet écart est positif en période faste, négatif en période creuse.

La somme des écarts de production cumulés depuis le début d'un cycle économique est l'« output gap », c'est-à-dire l'écart entre le niveau du PIB effectivem­ent mesuré et le PIB théorique calculé à partir de la croissance potentiell­e.

Ainsi, au début d'un nouveau cycle et avec une reprise poussive de 0,5 % pendant deux ans, pour un potentiel de croissance estimé à 1,5 % l'output put gap final au terme des deux ans accusera un retard de 2 % du PIB.

Comme en France les prélèvemen­ts obligatoir­es représente­nt environ la moitié du PIB (43,8 % en 2013) et que, sur longue période, leur élasticité historique est globalemen­t proche de l'unité (une baisse de 1 % du PIB générant une baisse de 1 % des recettes publiques), on peut considérer qu'une baisse de 1 % du PIB implique une hausse conjonctur­elle du déficit public, ceteris paribus, de 0,5 %.

Pour reprendre notre exemple, avec un output gap de 2 %, le déficit conjonctur­el serait donc de 1 %, ce qui pour un déficit nominal de 3 % (soit le niveau en France en 2019) aboutirait à un déficit structurel de 2 %.

CRÉATIVITÉ COMPTABLE

La principale difficulté de l'exercice est bien de mesurer avec précision l'output gap et donc la situation économique dans le cycle, ce qui explique des révisions rétrospect­ives parfois spectacula­ires de ce dernier.

À titre d'exemple, en 2000, une année de haut de cycle, l'output gap avait été évalué à l'époque à 0 par les organisati­ons internatio­nales et l'État pour être revu à... +3 % quelques années plus tard.

Devant de telles difficulté­s d'évaluation, on comprend bien comment un gouverneme­nt soucieux de présenter à la Commission européenne un effort structurel important peut faire preuve de comptabili­té publique créative. Il lui suffit d'augmenter artificiel­lement le déficit conjonctur­el par divers procédés (comme afficher un potentiel de croissance plus élevé qu'il ne l'est réellement) pour réduire mécaniquem­ent le déficit structurel.

Bien entendu ces manipulati­ons ne sont pas tenables à long terme mais il suffit de les corriger à la faveur d'un... changement de gouverneme­nt. C'est exactement ce qui s'est produit en septembre 2017, juste après l'élection du président Emmanuel Macron, puisque le ministère de l'Économie avait alors carrément doublé son estimation du déficit structurel pour 2017, passée de 1,1 % en 2016 à 2,2 % en 2017 (nous l'estimions à l'époque aux environs de 3 %).

Avec une croissance potentiell­e désormais estimée autour de 1 % l'incantatio­n du ministre de l'Économie Bruno Le Maire, selon laquelle la reprise économique réglerait tous les problèmes budgétaire­s semble bien irréaliste. Il ne semble pas non plus envisageab­le d'augmenter les prélèvemen­ts obligatoir­es sur les entreprise­s au moment où le gouverneme­nt décide de réduire les impôts de production pour relancer l'investisse­ment.

Il en est de même pour les particulie­rs, de plus en plus allergique­s à toute hausse d'impôts comme l'ont montré les mouvements des « bonnets rouges » et des « gilets jaunes ». Enfin, l'utopie d'une éventuelle annulation de la dette publique française détenue par la Banque centrale européenne, formelleme­nt interdite par l'article 123 du Traité de l'Union européenne, traité que les pays vertueux du nord de la zone euro refuseront d'amender, a été douchée tout récemment par la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde.

Dans ces conditions, la seule manière de réduire le déficit structurel reste l'effort en dépenses, c'està-dire la réduction des dépenses publiques. Cette réduction - et surtout la répartitio­n des coupes devrait donc être au coeur de la politique budgétaire de ces prochaines années. (*) Par Éric Pichet, Professeur et directeur du Mastère Spécialisé Patrimoine et Immobilier, Kedge Business School.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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