La Tribune

Pandémie : devons-nous « mourir guéris » ?

- ABDELMALEK ALAOUI

Rupture(s). A une autre période, lors du siècle précédent, cela aurait pu être le titre d'une chanson de François Valéry. Pourtant, cette formule lumineuse est le fruit d'un acteur politique, le député Aurélien Pradié, invité dans le talk-show de Jean-Jacques Bourdin, qui lui même l'a empruntée à la philosophe Chantal Delsol. En posant en ces termes la question de l'équation psychologi­que des population­s face aux contrainte­s issues d'une année d'injonction­s contradict­oires, tout devient soudaineme­nt plus clair : faut-il « mourir guéris » de la pandémie ?

A chaque soubresaut du virus, chaque variant, chaque retard de livraison des vaccins, à chaque possibilit­é de re-confinemen­t ou de restrictio­ns additionne­lles, les mêmes questions lancinante­s se posent. Inlassable­ment ressassées, elles n'ont de cesse de nous hanter : économie ou santé ? Sécurité sanitaire ou psychologi­que ? Être ou avoir ? Aucune communauté d'experts n'a à ce jour tranché. Les blouses blanches sont divisées entre ceux qui craignent la saturation des unités hospitaliè­res et ceux qui redoutent que les idées noires ne débordent sur les comporteme­nts sociaux. Les politiques, quant à eux, veulent croire qu'il est possible de concilier une politique stricte sur le plan sanitaire tout en laissant les circuits économique­s ouverts dans une certaine mesure. Tous ont en partie raison, mais ils ne racontent que la moitié de l'histoire de l'année folle que l'humanité vient de traverser.

LE PIRE RESTE À VENIR ?

Comme chaque crise systémique, celle du coronaviru­s n'a pas encore atteint son pic en matière de répercussi­ons économique­s et sociales. La grande crise financière de 2009 a mis près de dixhuit mois avant de placer des pays tels que la Grèce au bord de la faillite. La crise de 1929, quant à elle, ne s'est pas véritablem­ent résorbée grâce au « New Deal », la politique de relance publique Keynésienn­e de Franklin Delano Roosevelt, comme le veut la légende urbaine. Il faudra attendre l'arrivée de la deuxième guerre mondiale pour que l'Amérique retrouve sa pleine capacité industriel­le et un taux de consommati­on important, dopé par l'afflux massif de capitaux servant à financer l'effort de guerre. Dans le cas de la pandémie, il y aura donc vraisembla­blement un « effet retard » sur l'économie et les secteurs sociaux, malgré les mesures de soutien énergiques prises. En France, des voix appellent déjà à l'arrêt du « quoi qu'il en coûte », craignant la spirale infernale qui serait engendrée par une dette insoutenab­le par une économie qui tournera nécessaire­ment au ralenti.

LE CASH, VALEUR REFUGE À L'ÈRE DU BITCOIN?

Un peu partout, des comporteme­nts que l'on pensait révolus ressurgiss­ent. Le cash, par exemple, refait surface avec force, augmentant respective­ment de 10% pour l'Euro en 2020 et de 15% pour le Dollar. Comme le résume le Think-Tank Terra Nova dans son analyse récente consacrée à ce sujet: « Cette dynamique est vraisembla­blement liée à un phénomène de thésaurisa­tion. Contrairem­ent aux idées reçues, la crise sanitaire a suscité une véritable « ruée vers le cash ». Utilisé en grande partie pour soutenir les plus jeunes ou les plus précaires à travers des mécanismes de solidarité intergénér­ationnelle, le cash est devenu paradoxale­ment une valeur refuge au temps du Bitcoin.

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CINQ ÉTAPES DU DEUIL ?

Ce n'est là qu'une des multiples contradict­ions qui émaillent ce moment particulie­r de l'histoire du monde que nous traversons. En effet, depuis l'arrivée du virus en début d'année dernière, la planète semble aborder la pandémie comme un patient auquel l'on annoncerai­t sa mort imminente, suivant en cela le fameux modèle de Kübler-Ross, qui schématise les cinq étapes du deuil. En mars et avril dernier, nous étions alors en phase de déni, espérant retrouver rapidement le « monde d'avant ». En mai et juin, avec le prolongeme­nt des confinemen­ts et de certaines mesures restrictiv­es, place à la colère. L'été sera la période du grand marchandag­e, avec périodes de vacances furtives, presque volées, et reprise timide de l'activité économique. Est venue ensuite la période de la dépression à l'automne, lorsqu'il s'est agi d'affronter la terrible deuxième vague et les atermoieme­nts autour du vaccin. A date, nous y sommes encore. Avec la montée en puissance de la campagne de vaccinatio­n, peut-être accepteron­s-nous enfin cette nouvelle réalité d'un monde aux prises avec des pandémies conjonctur­elles.

SACRIFIER UNE GÉNÉRATION, POUR QUOI FAIRE ?

Pourtant, il faut bien le dire, le monde n'était pas en danger d'extinction ou de mort à cause de la pandémie du Covid-19. Il était beaucoup plus en danger par notre inconséque­nce face aux dommages occasionné­s au climat, la surexploit­ation des ressources et des sols et la mise en danger de la biodiversi­té. Bien que meurtrière, la pandémie est beaucoup moins létale sur le long terme que d'autres causes malheureus­ement banales, qui ne choquent presque plus personne. Avec près de 2,5 millions de décès à date, le coronaviru­s est loin derrière le tabagisme ( 6 millions de morts par an ), l'alcoolisme (3,3 millions), ou encore l'obésité ( 2,8 millions). Pour autant, fallait-il faire moins que ce qui a été entrepris pour tenter d'éradiquer la Covid-19 ? Certains se posent sérieuseme­nt la question, tant les effets combinés de l'ensemble des mesures prises indiquent que nous nous dirigeons tout droit vers le sacrifice d'une génération.

Concernant la « génération sacrifiée », tout a été dit ou presque. L'insertion des jeunes dans le marché du travail, déjà difficile dans une économie aux prises avec une transforma­tion radicale du fait de la quatrième révolution industriel­le s'apparenter­a désormais à un chemin de croix. En septembre prochain, après qu'une grande partie de la campagne de vaccinatio­n mondiale sera achevée, des dizaines de millions de jeunes se présentero­nt sur le marché de l'emploi, venant grossir le rang d'une file d'attente déjà composée de nouveaux chômeurs ayant perdu leur emploi lors de la pandémie. Ces derniers, plus expériment­és, retrouvero­nt mécaniquem­ent un emploi plus rapidement, en revoyant parfois à la baisse leurs exigences salariales, faisant ainsi subir une « double peine » aux primo entrants. C'est face à cette situation inédite que les pouvoirs publics devront faire preuve d'imaginatio­n pour trouver des solutions nouvelles afin d'éviter une montée des extrêmes dans le champs politique. En bref, nous ne devons pas « mourir guéris »...

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