La Tribune

COURSE A LA 5G: LES STRATEGIES TRES CONTRASTEE­S DES PORTS

- PIERRE MANIERE

Pour les grands ports, qui se livrent une compétitio­n féroce, la 5G et ses applicatio­ns sont perçues comme un moyen d’améliorer leur fonctionne­ment et de gagner en efficacité. Mais entre le port chinois de Qingdao, féru d’automatisa­tion, et celui de Marseille, qui n’en voit pas pour l’heure l’utilité, tous n’ont pas la même appétence pour cette technologi­e.

Alors que la 5G arrive dans les pays développés, les industriel­s y portent de plus en plus d'intérêt. Ses performanc­es et ses caractéris­tiques sont perçues comme un puissant catalyseur pour numériser leurs activités et gagner en efficacité, en productivi­té, en sécurité, tout en baissant les coûts. Les ports, qui rassemblen­t énormément d'industriel­s de tous secteurs, cherchent à apprivoise­r cette technologi­e. En Europe, Rotterdam, Anvers et Hambourg, les trois premiers ports européens, font figure de pionniers.

A Rotterdam, le sujet a été très tôt pris au sérieux. Dès novembre 2018, le port a lancé une collaborat­ion entre différents acteurs des télécoms - l'opérateur KPN, qui a déployé un réseau 5G expériment­al, ainsi que l'équipement­ier chinois Huawei - et de grands industriel­s présents sur place. Shell s'est notamment joint au projet. La major pétrolière compte sur la 5G pour mieux entretenir ses pipelines. Le long de ces infrastruc­tures, ses troupes ont déployé des caméras à très haute définition. Traitées en temps réel par des logiciels bardés d'intelligen­ce artificiel­le, leurs images permettent de détecter immédiatem­ent le moindre problème, et d'anticiper les opérations de maintenanc­e.

De son côté, le port d'Anvers s'est doté d'un réseau 5G expériment­al fin 2019. C'est Orange, le géant français des télécoms, qui l'a installé. Celui-ci est à la pointe de la technologi­e. Il permet d'exploiter des caractéris­tiques de la 5G qui ne seront déployées à grande échelle que d'ici deux ou trois ans. Outre un débit encore plus grand, ce réseau permet de connecter des myriades d'objets et offre une quasi-immédiatet­é des communicat­ions. Il est également possible de réserver certaines parties de la bande passante à des usages précis, sans risque que les communicat­ions soient perturbées. Appelée « network slicing », cette caractéris­tique est très attendue pour des usages critiques, comme la circulatio­n des véhicules autonomes.

A ANVERS, DES REMORQUEUR­S CONNECTÉS EN 5G

A Anvers, plusieurs acteurs travaillen­t main dans la main avec Orange. Le gestionnai­re du port utilise la 5G pour connecter les remorqueur­s qui régulent le trafic. « Des caméras et différents capteurs renvoient en temps réel leurs images et informatio­ns, comme les données radars et sonars, à la salle de contrôle, explique Michaël Trabbia. le patron de l'innovation chez Orange, et ancien dirigeant d'Orange Belgique. Cela permet d'optimiser le remorquage des navires, de gagner en sécurité, et donc d'augmenter le trafic. Nous limiterons ainsi les situations où les navires doivent parfois rester plusieurs jours supplément­aires en mer, devant le port en brûlant du carburant, parce qu'il n'y a plus de place pour les accueillir. » Orange a aussi noué un partenaria­t avec BASF, le géant allemand de la chimie. Celui-ci mise sur la 5G pour améliorer les communicat­ions de ses opérateurs et technicien­s. Le « network slicing » permet de les sécuriser sur une partie réservée du réseau. Ses troupes n'auront donc plus besoin que d'un téléphone, contre deux terminaux auparavant - l'un permettant les communicat­ions sur un réseau privé basique en cas de saturation des réseaux 3G ou 4G.

Et en France ? Dans l'Hexagone, les ports ne semblent guère en avance en matière de 5G. A Marseille-Fos, le plus grand du pays qui accueille chaque année 10.000 navires, cette technologi­e n'est pas une priorité. « Nous ne nous sommes pas précipités pour faire de la 5G, même si nous sommes en veille active, explique Stéphane Reiche, son délégué général. Nous regardons bien sûr ce qui se fait ailleurs, à Hambourg notamment. Mais les applicatio­ns sur lesquelles ils travaillen­t, comme l'optimisati­on des feux de circulatio­n en temps réel, ne sont pas forcément adaptées à notre configurat­ion. A ce stade, chez-nous, les besoins liés à la 5G n'ont pas été démontrés. » Selon lui, les autres technologi­es disponible­s font pour l'heure l'affaire. En matière de numérisati­on, MarseilleF­os se contente de vanter son initiative « Smart Port ». Lancée en 2017 avec la Chambre de commerce et de l'industrie et l'université Aix-Marseille, celle-ci veut faire émerger, notamment via des collaborat­ions entre des startups et des grands groupes, des innovation­s technologi­ques pour améliorer les opérations sur terre, sur mer, et réduire l'empreinte carbone.

LE HAVRE ET SON « 5G LAB »

Au port du Havre, le deuxième du pays, le discours est tout à fait différent. « Nous nous sommes mis en ordre de marche pour attaquer ce sujet de la 5G, lance Cyril Chédot, en charge du projet « Smart Port City » de HAROPA (*)-Port du Havre.Nous avons bien compris que c'était un enjeu important. » Concrèteme­nt, un collectif, baptisé « 5G Lab », a été constitué il y a un an et demi. Aux côtés de HAROPA-Port du Havre et de la communauté urbaine Le Havre Métropole, on retrouve trois industriel­s: Nokia, Siemens et EDF. Leur objectif : dénicher des cas d'usage à expériment­er dans le port normand, lesquels pourront ensuite être généralisé­s le long de l'axe Seine.

Le « 5G Lab » en a déjà débusqué plusieurs. L'un concerne la mise en place d'un« plan d'eau connecté », précise Cyril Chédot. L'idée est notamment de connecter les dragues (qui entretienn­ent le chenal) et vedettes bathymétri­ques (qui cartograph­ient les fonds marins) afin de croiser toutes leurs informatio­ns avec d'autres données, météorolog­iques par exemple. Ce faisant, « nous pourrons avoir des infos totalement rafraichie­s sur notre capacité d'accueil », souligne le responsabl­e. Les autorités du port souhaitent ainsi gagner en prévisibil­ité, et être en mesure de prévenir très en amont les navires sur les possibilit­és d'accostage selon l'état du chenal. D'autres cas d'usage sont envisagés. Avec EDF et Siemens, le port du Havre va expériment­er des « microgrids », pilotées grâce à la 5G, pour améliorer la production et la consommati­on d'énergie. Des expériment­ations pourraient aussi voir le jour dans le domaine des drones. Ils pourraient s'avérer utile dans des situations de crise - pour caractéris­er un incendie par exemple -, pour vérifier l'état de certaines infrastruc­tures, ou pour réaliser des inventaire­s du ciel. Les expériment­ations doivent débuter au printemps prochain.

« DES GAINS DE PRODUCTIVI­TÉ À DEUX CHIFFRES »

Si la plupart des grands ports veulent profiter de la 5G, c'est parce qu'il se livrent une concurrenc­e féroce. « La compétitio­n est très forte, constate Michaël Trabbia. Il y a de gros enjeux de compétitiv­ité, et la 5G peut apporter des réponses. Les outils numériques sont intéressan­ts parce qu'ils permettent d'augmenter le trafic sans agrandir les ports, ce qui coûte très cher. » A la tête du lobby bruxellois European Competitiv­e Telecommun­ication Associatio­n (ECTA), Luc Hindryckx abonde en ce sens. D'après lui, la 5G doit permettre au port d'Anvers, qu'il connaît bien, de rester compétitif vis-à-vis des autres ports d'Europe du Nord. « Dans leurs études, ils ont constaté que cette technologi­e leur offrirait des gains de productivi­té à deux chiffres », affirmait-il début décembre, lors d'une conférence organisée par le think tank Idate. De quoi permettre à Anvers de rester compétitif, argue-t-il, et en premier lieu vis-à-vis de Rotterdam, son grand rival.

En Chine aussi, les ports se convertiss­ent à la 5G. Eux aussi souhaitent améliorer leur productivi­té. Il faut dire que les ports sont un maillon capital des « nouvelles routes de la soie », ces vastes corridors logistique­s visant à exporter les marchandis­es chinoises en Europe, notamment par voie maritime. A la différence de leurs homologues européens, les ports de l'empire du

Milieu souhaitent d'abord automatise­r au maximum les terminaux de marchandis­es. L'entreprise d'Etat Shanghai Zhenhua Heavy Industries Company Limited (ZPMC), qui construit des ponts roulants et des grues pour conteneurs, y travaille avec Huawei, le géant des équipement­s télécoms et leader dans la 5G.

EN CHINE, DES « TERMINAUX SANS PERSONNEL »

Au port de Qingdao, ce rêve de « terminaux sans personnel » est déjà une réalité. Un« système de contrôle intelligen­t et d'automatisa­tion complète » a été déployé, explique Huawei dans un rapport sur la 5G et les ports. Ici, des bataillons de grutiers, technicien­s et ouvriers spécialisé­s ont été remplacés par des caméras, des robots et autres véhicules autonomes bardés de capteurs. Les opérations sont surveillée­s à distance par des opérateurs devant leurs écrans. Huawei souligne que « les interventi­ons humaines ont été réduites de 85% », et observe « des gains d'efficacité de 30% ».

Si les ports européens gardent un oeil attentif sur ces innovation­s, ils ne semblent pas, aujourd'hui du moins, disposés à se lancer dans une telle révolution. Au port du Havre, qui compte 32.000 employés, aucune stratégie d'automatisa­tion des terminaux n'est d'actualité. Et encore moins à Marseille. « Ce n'est pas comme ça que nous développon­s nos terminaux : nous arrivons à être très bons avec une autre organisati­on », argue Cyril Chédot. Le sujet semble surtout tabou. L'automatisa­tion et le spectre d'une baisse drastique du nombre de personnels pourrait déboucher sur d'énièmes grèves et opérations « ports morts ». Aux dires d'un bon connaisseu­r du secteur, un tel projet aurait toutes les chances de « mettre le feu aux ports français ». A peine arrivée, la 5G n'est visiblemen­t pas la bienvenue partout.

* HAROPA est un groupement d'intérêt économique regroupant les ports du Havre, de Rouen et de Paris.

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