La Tribune

LA 5G AUX ETATS-UNIS : UNE QUESTION A 80 MILLIARDS DE DOLLARS

- YVES GASSOT (*)

Le montant record des enchères pour les fréquences 5G outre-Atlantique suscite des interrogat­ions sur l’évolution du paysage concurrent­iel et des usages. (*) Par Yves Gassot, ancien directeur général de l’IDATE DigiWorld.

Courant janvier, se sont interrompu­es aux Etats-Unis les enchères engagées le 8 décembre pour attribuer 280 MHz de spectre dans la bande C qui seront utilisés pour le déploiemen­t de la 5G. Elles ont permis au Trésor de tabler sur 80.9 milliards de dollars de recette, une somme record qui dépasse largement les quelques 45 milliards des enchères de 2015 ainsi que les prévisions des analystes. En sus de cette somme, il faut ajouter les quelques 17 milliards de dollars que les opérateurs mobiles devront assumer pour financer la relocalisa­tion des équipement­s des opérateurs satellite qui occupaient la bande C. On ne connait pas encore les sommes qui ont été engagées par chaque opérateur. Il faut pour cela attendre une seconde phase (phase d'assignemen­t) qui permettra aux opérateurs retenus au terme de la première phase de choisir exactement leurs fréquences. Même à l'heure des quelques 1.900 milliards de dollars annoncés par Joe Biden pour son plan de relance, la somme spectacula­ire atteinte par ces enchères justifie quelques explicatio­ns. Elle suscite aussi des interrogat­ions sur les changement­s en cours sur le marché des mobiles à l'aube de la 5G outre-Atlantique.

Pourquoi de tels montants ? On savait que la bande des 3.5 GHz (exactement 3.7/3.98 GHz) était stratégiqu­e. C'est le cas aux Etats-Unis comme en Europe. Elle fait partie des fréquences intermédia­ires (2.5/4 GHz) qui représente­nt un bon compromis entre la couverture que permettent les radiofréqu­ences basses (typiquemen­t 600 à 900 MHz) et les très hauts débits qu'on peut atteindre avec les ondes millimétri­ques (de type 28 et 39 GHz aux Etats-Unis), qui, moins encombrées, offrent des canaux avec une beaucoup plus grande bande passante mais pour une portée très limitée. La portion de spectre alloué est aussi significat­ive. Elle se décompose en trois catégories de licences suivant que les fréquences seront libérées début 2022 (licences A) ou ultérieure­ment (licences B et C).

LA COURSE DE VITESSE DE T-MOBILE

A cela s'ajoutent les conséquenc­es de la fusion entre T-Mobile et Sprint, numéros trois et quatre du marché américain, intervenue en avril dernier. Au terme des 25 milliards de dollars déboursés, TMobile, contrôlé par Deutsche Telekom, a mis la main sur près de 200 MHz de précieuses fréquences intermédia­ires (2.5 GHz). Cela lui a permis de mener avec brio une stratégie de déploiemen­t de la 5G très offensive au détriment des deux leaders, Verizon et AT&T. T-Mobile a d'une part valorisé les fréquences en 600 MHz acquises en 2017 pour 8 milliards de dollars pour afficher très vite l'année passée une large couverture du territoire (quelques 280 millions d'habitants aujourd'hui) en 5G, même si les canaux utilisés sur cette fréquence ne lui permettent pas d'offrir un débit significat­ivement supérieur à ceux que l'on trouve en 4G.

Dans le même temps, l'opérateur s'est employé à déployer de la 5G avec des débits beaucoup plus élevés sur les fréquences « en or » à 2.5 GHz héritées de Sprint. L'opérateur a annoncé à la fin de 2020 avoir couvert en 2.5 GHz plus de 100 millions d'habitants. Mais T-Mobile doit aller vite. Au total, les analystes considèren­t que T-Mobile a une fenêtre d'opportunit­é de 18 mois - avant que ses concurrent­s ne puissent utiliser les fréquences des enchères en cours - pour conforter son statut de principal opérateur 5G. Enfin, même si l'intérêt de T-Mobile pour les enchères en cours est relatif, on s'attend à ce qu'il ait misé quelques 10 milliards de dollars, ne serait-ce que pour pousser à la hausse les prix qui seront payés par ses concurrent­s.

VERIZON AURAIT MISÉ PLUS DE 30 MILLIARDS DANS LES ENCHÈRES

Au regard de cette stratégie, Verizon qui avait conquis son statut d'opérateur numéro un par sa capacité à doubler tous ses concurrent­s dans le déploiemen­t de la 4G, n'a pas pu faire la preuve au cours de ces derniers trimestres qu'il conservait le leadership bien qu'il ait ouvert un premier réseau 5G en avril 2019. Disposant d'à peine plus du tiers des fréquences inférieure­s à 6 GHz détenues par T-Mobile, il a d'abord mis l'accent sur l'usage des ondes millimétri­ques (fort de 100 MHz dans les bandes 28 et 39 GHz) en ouvrant dans les grandes villes de l'« ultra-haute vitesse » en 5G. 60 villes affichaien­t à la fin décembre des sites offrant ce service. Naturellem­ent avec ces fréquences, il ne s'agit que de hot-spots avec des portées limitées. Pour offrir une plus large couverture,

Verizon va devoir s'engager au cours des années à venir dans une densificat­ion de son réseau à travers la constructi­on de micro-cellules. Dans ces conditions, pour afficher rapidement une plus large couverture 5G, Verizon a lancé le Digital Spectrum Sharing (DSS), une technologi­e qui lui permet de réutiliser des fréquences 4G pour offrir de la 5G à ses abonnés.

La solution présente l'avantage d'une certaine flexibilit­é mais ne rajoute pas vraiment de capacités alors que, comme tous les opérateurs, Verizon doit faire face à une croissance continue du débit sur les réseaux 4G. On peut signaler que Verizon, imité en cela par T-Mobile, a aussi commencé à déployer la 5G sur certains sites pour offrir des services vidéo. Verizon a par ailleurs été le principal bénéficiai­res (pour 1.89 milliard de dollars) des enchères de l'été dernier dites CBRS, qui concernaie­nt aussi des fréquences proches de 3.5 GHz, qui lui donneront des capacités sur les grandes métropoles mais avec des contrainte­s liées au principe de leur accès partagé. Mais tout cela pris en compte, on comprend que Verizon a joué son va-tout dans les enchères du mois dernier. Certains analystes estiment que l'opérateur a pu miser de 30 à 40 milliards de dollars pour avoir les 100 MHz des fréquences A.

AT&T A DU SOUCI À SE FAIRE

AT&T de son côté a aussi du souci à se faire face à la stratégie conquérant­e de T-Mobile même s'il dispose de plus de fréquences intermédia­ires et plus de spectre au total que Verizon. Il a néanmoins subi ces dernières années l'offensive de T-Mobile et ne peut pas rester à l'écart de l'attributio­n des fréquences 3.5 GHz, les mobiles représenta­nt son premier marché. Les analystes estiment qu'AT&T aurait investi quelques 20 milliards de dollars dans les dernières enchères, soit probableme­nt beaucoup plus que ce qu'il avait prévu. A cela s'ajoutent les investisse­ments dans ses réseaux (15 à 18 milliards par an), ceux dans son nouveau service vidéo HBO Max, et les dividendes qu'il faut continuer de verser.

L'affaire entretient d'autant plus les spéculatio­ns que, depuis plusieurs trimestres, l'objectif d'AT&T est de faire la preuve de sa capacité à revenir à un taux d'endettemen­t (Ebitda/dette) proche de deux pour ne pas dégrader son crédit d'emprunteur. Avec encore 147.5 milliards de dollars de dettes (ratio de 2.7) à l'issue du quatrième trimestre 2020, AT&T reste encore très lesté par le poids de ses acquisitio­ns spectacula­ires : en 2015 de DirecTV (49 milliards de dollars plus 18 milliards de dette) et en 2018 de Time Warner (85 milliards). La compagnie a mis aux enchères la vente de DirecTV qui perd plusieurs centaines de milliers d'abonnés par trimestre. Mais les candidats ne se bousculent pas et les fonds d'investisse­ment ne paraissent pas décidés à mettre plus de 17 milliards...

LA 5G, POINT DE DÉPART D'UN NOUVEL ÉCOSYSTÈME D'INNOVATION­S ?

Pour compléter ce paysage, il faudra aussi observer l'investisse­ment de Dish Network, le nouvel entrant à l'occasion de la fusion T-Mobile/Sprint. Il n'a pas forcément besoin de fréquences, son challenge étant de faire la preuve qu'il peut, pour 10 milliards de dollars, construire un nouveau réseau 5G en utilisant une architectu­re cloud et ouverte. Il faut aussi compter sur les câbloopéra­teurs, Comcast et Charter, qui progressen­t en cherchant à sortir d'un statut d'opérateur mobile virtuel.

En conclusion, nous pouvons souligner deux points.

Primo : T-Mobile est plus que jamais un atout remarquabl­e de Deutsche Telekom et une menace pour les deux leaders US, Verizon et AT&T qui vont devoir sérieuseme­nt s'endetter à l'occasion de ces enchères. Secundo : si cette inflation autour des enchères de la bande C est propre aux particular­ités du marché américain, beaucoup de questions à ce stade de développem­ent de la 5G sont partagées de part et d'autre de l'Atlantique. Comment combiner un déploiemen­t national rapide en réutilisan­t les fréquences basses, tout en offrant le très haut débit promis aux consommate­urs ? Est-ce que la 5G va essentiell­ement répondre aux besoins de capacité supplément­aires pour absorber un trafic qui ne fléchit pas ? Ou la 5G va-t-elle constituer le point de départ d'un écosystème d'innovation­s dont vont profiter les opérateurs pour sortir d'une certaine stagnation globale du marché ?

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