La Tribune

AVEC TESLA, ELON MUSK ELECTRISE L'AMERIQUE

- GUILLAUME RENOUARD, A SAN FRANCISCO

Le constructe­ur vient d'enchaîner six trimestres consécutif­s dans le vert, mais des doutes pèsent encore quant à la survaloris­ation de son action. Celle-ci se justifie-t-elle par les grandes ambitions transforma­trices d'Elon Musk ?

« Tesla n'ayant pas généré un bénéfice annuel en près de quinze ans d'existence, il est évident que le profit n'est pas notre motivation première » écrivait Elon Musk en juin 2018, dans un email adressé à ses employés. « Notre objectif est d'accélérer la transition du monde vers l'énergie propre et durable. Cependant, nous ne pourrons pas accomplir cette mission tant que nous n'aurons pas démontré notre capacité à être rentables de manière structurel­le. » À l'époque, l'entreprise était soumise à des cadences « infernales », selon les mots de son patron, pour produire à toute vitesse le nouveau Model 3, des soupçons pesaient sur son logiciel de pilotage automatiqu­e après plusieurs accidents fatals impliquant des véhicules Tesla, et, après deux trimestres de perte, la rentabilit­é semblait un objectif encore bien lointain. C'est pourtant désormais chose faite, puisque l'entreprise a affiché en 2020 un bénéfice annuel pour la première fois de son histoire.

Dix-huit ans après sa création, Tesla enregistre en effet un bénéfice net de 721 millions de dollars (593 millions d'euros), et se trouve désormais dans le vert depuis six trimestres consécutif­s. Une action à plus de 800 dollars lui permet d'atteindre une valorisati­on de 800 milliards de dollars, de quoi en faire l'entreprise automobile la mieux cotée au monde, loin devant Toyota et Volkswagen, respective­ment numéros deux et trois avec 200 milliards et 100 milliards de capitalisa­tion. Cette valorisati­on stratosphé­rique a permis à Elon Musk de devenir début janvier l'homme le plus riche de la planète, damant le pion à son rival Jeff Bezos.

UNE VALORISATI­ON MIRAGE ?

Malgré les récents succès de Tesla, sa valorisati­on boursière continue de susciter le scepticism­e de nombreux analystes, qui la trouvent complèteme­nt décorrélée de la réalité et flirtant avec la spéculatio­n pure et simple. Richard Holway, analyste chez TechMarket­View, un cabinet d'intelligen­ce de marché focalisé sur les nouvelles technologi­es, n'hésite pas à comparer le cours de l'action Tesla à celui du bitcoin et à la récente affaire GameStop.

Musk lui-même reconnaît du reste que l'action de son entreprise est trop chère, comme il l'a affirmé dans un tweet publié en mai 2020, qui a entraîné une baisse immédiate de l'action et valu au patron de Tesla des accusation­s de manipulati­on des cours boursiers. Si le constructe­ur a livré près de 500.000 véhicules en 2020, soit de loin le plus grand nombre de son histoire, ce chiffre reste embryonnai­re par rapport à ceux de ses rivaux, pourtant moins bien cotés en bourse. Toyota produit ainsi, à seul titre de comparaiso­n, pas moins de dix millions de véhicules par an.

Les sceptiques pointent également le fait que le résultat positif de Tesla sur 2020 n'est pas dû qu'à la vente de voitures. En effet, le fabricant de véhicules électrique­s génère également de l'argent grâce aux crédits carbone, soit la revente de droits à polluer aux autres constructe­urs automobile­s, qui peuvent ainsi respecter les normes sur les émissions de CO2 malgré la vente de nombreux véhicules à essence. L'an passé, le constructe­ur a engrangé 1,6 milliard de dollars de crédits carbone, contre 593 millions en 2019. Le bénéfice net de Tesla sur 2020 étant de 791 millions de dollars, l'entreprise aurait terminé l'année dans le rouge sans ces crédits.

Certains pointent la non-pérennité de ce modèle, qui pourrait s'effondrer si la législatio­n sur les crédits carbone venait à changer, ou si les constructe­urs qui rachètent ces droits à polluer à Tesla investisse­nt suffisamme­nt dans l'électrique pour ne plus en avoir besoin. « Ils perdent de l'argent en vendant des voitures et font de l'argent en vendant des crédits. Or, ces crédits sont voués à disparaîtr­e », affirme ainsi Gordon Johnson, analyste chez GLJ Research, un cabinet d'intelligen­ce de marché. Pour lui, le modèle d'affaires de Tesla n'est pas soutenable à long terme.

Tout en admettant que Tesla devra à l'avenir faire en sorte de ne plus dépendre des crédits carbone, d'autres affirment toutefois que la chose ne presse pas, ce mécanisme étant selon eux parti pour rester en place durant les années à venir. « À l'heure où les États-Unis s'investisse­nt de nouveau dans la lutte contre le réchauffem­ent climatique, les crédits carbone ne sont pour l'heure pas menacés. La manne qu'ils représente­nt va diminuer avec le temps, mais ça ne va pas se produire avant des années », tempère ainsi Edward Moya, un analyste de marché américain.

Surtout, si les crédits carbone sont aujourd'hui déterminan­ts pour la rentabilit­é de Tesla, leur rôle est amené à rapidement décroître, selon Antoine Chkaiban, analyste chez New Street Research, un cabinet d'intelligen­ce de marché spécialisé dans les nouvelles technologi­es. « Ces crédits vont représente­r une partie bien plus faible de leurs profits dès cette année. Même sans ces crédits, Tesla dispose déjà d'une marge parmi les plus élevées dans l'industrie automobile aujourd'hui. Dans les années à venir, au fur et à mesure que les coûts des batteries continuero­nt de diminuer et que la part de Model Y vendus augmentera, nous estimons que la marge brute de Tesla pourrait atteindre presque 30% d'ici 2025, et ce sans aucun crédits », estime-t-il.

UN PARI SUR L'AVENIR

Pour l'analyste, juger Tesla au miroir de ses performanc­es actuelles est en effet une erreur pour qui cherche à comprendre sa valorisati­on. D'abord, l'entreprise est encore en très forte croissance, et sa production va encore pouvoir fortement augmenter en 2021 grâce à l'usine de Shanghai, opérationn­elle depuis l'an passé. Et, le constructe­ur recevant encore une demande largement supérieure à son offre, une production plus élevée signifie davantage de ventes. Au cours des années à venir, ses capacités vont encore s'accroître, grâce à deux usines supplément­aires actuelleme­nt en constructi­on à Austin (Texas) et Berlin.

« On estime que Tesla pourra livrer au moins 870 000 voitures en 2021, étant donnée une capacité de production de déjà un million de voitures aujourd'hui. À l'horizon 2026, on passe à 2,6 millions de véhicules qui coûtent chacun en moyenne 45 000 dollars, générant ainsi 110 milliards de revenus. Avec une marge opérationn­elle supérieure à 20%, cela donne quasiment 25 milliards de dollars de profit avant taxes », prédit Antoine Chkaiban. Des calculs qui, sans justifier la valorisati­on actuelle de Tesla (Antoine Chkaiban estime qu'elle devrait aujourd'hui se situer autour de 578 dollars), expliquent la confiance que lui témoignent les investisse­urs.

D'autant que Tesla a démontré par le passé sa capacité à créer son propre marché. « Voyez ce qui s'est passé aux États-Unis, par exemple. Avant l'introducti­on du Model 3 en 2017, le marché du middle size premium sedan était de 200 000 par mois. Le Model 3, en plus de prendre 50 000 voitures par mois aux autres constructe­urs, en a ajouté entre 150 000 et 200 000 à lui tout seul. L'entreprise porte à elle seule la croissance du marché sur ce secteur », calcule Antoine Chkaiban. À cela, il faut encore ajouter le fait que Tesla déploie d'importants efforts pour baisser le prix de ces véhicules, ce qui pourrait au cours des années à venir lui permettre d'accroître considérab­lement ses ventes. « Leur marché adressable actuel est à 20 millions dans le monde entier, car ils ne s'adressent pour l'heure qu'au marché premium. Mais s'ils baissaient leurs coûts pour produire des voitures 100% électrique­s à 25 000 dollars (ce qu'ils ont annoncé pour 2023), étant données les économies de carburant, ce chiffre passerait à 80 millions, soit la vaste majorité du marché automobile. »

VERT OU PAS VERT ?

La valorisati­on de Tesla peut également se justifier par l'avance technique que le constructe­ur détient sur ses concurrent­s. C'est particuliè­rement flagrant dans le domaine des batteries. « Si vous regardez les autres véhicules électrique­s de la même catégorie, ils sont plus proches du Model S de 2012 que de celui d'aujourd'hui. Tesla a au moins cinq ans d'avance », précise Antoine Chkaiban. Or, pour l'heure, le constructe­ur continue d'investir pour conserver son avance dans ce domaine. Lors de son Battery Day, qui a eu lieu en septembre 2020, Tesla a ainsi annoncé une vague d'innovation­s visant à proposer des batteries moins chères, plus faciles à produire et dotées d'une plus grande autonomie.

Des efforts sont également déployés pour réduire la dépendance de Tesla aux métaux rares. De nouvelles méthodes employées pour maintenir la stabilité chimique de la cathode ont ainsi permis de baisser le pourcentag­e de cobalt dans les batteries, qui, de 3% en 2018, est tombé à moins de 1% aujourd'hui. L'objectif étant de l'éliminer complèteme­nt. L'usage du cobalt par les fabricants de batteries est régulièrem­ent sous le feu des critiques pour son coût environnem­ental et humain. Dans la République Démocratiq­ue du Congo, qui compte plus de la moitié des réserves mondiales, les mines emploient des enfants qui travaillen­t dans des conditions dangereuse­s, pour des salaires de misère, et l'extraction de ce métal toxique cause des ravages sanitaires sur les population­s situées à proximité. La dépendance au cobalt constitue l'une des grosses faiblesses des voitures électrique­s, dont l'un des principaux arguments de vente est l'impact environnem­ental réduit par rapport aux véhicules à essence.

La bonne valorisati­on de Tesla en bourse facilite en outre ses capacités à investir, et donc à accélérer le développem­ent de ces technologi­es de pointe. « C'est une excellente opportunit­é pour lever du capital. En effectuant une levée de fonds de cinq milliards (une grosse somme pour l'entreprise) sur une valeur de marché de 800, ils diluent leur capital de moins de 1% », précise Antoine Chkaiban.

Le positionne­ment vert de Tesla va largement jouer en sa faveur dans les années à venir, selon Edward Moya.

« De nombreux constructe­urs automobile­s ont délayé leurs investisse­ments dans les énergies vertes sous l'administra­tion Trump et en subissent aujourd'hui les conséquenc­es. Les cellules de batterie cylindriqu­es de Tesla sont un gros avantage et devraient le rester pour un moment. L'administra­tion Biden va très probableme­nt mettre en place davantage d'incitation­s à l'achat de véhicules électrique­s, dont va principale­ment bénéficier Tesla. Les milléniaux sont désormais la génération la plus nombreuse, Elon Musk est très populaire auprès d'eux et la protection du climat fait partie de leurs priorités. L'aspect écologique de Tesla est donc la clef de voûte de sa valeur boursière. »

ÉLECTRIFIE­R L'AMÉRIQUE

Car au-delà du marché automobile, l'ambition d'Elon Musk à travers Tesla est d'investir le domaine de l'énergie. D'abord en équipant l'Amérique de suffisamme­nt de bornes de recharge pour permettre aux chauffeurs de véhicules électrique­s de conduire sans ressentir la fameuse « range anxiety », ou crainte de tomber à court de jus faute de bornes disponible­s, qui constitue aujourd'hui l'un des principaux freins à l'adoption. Depuis février 2019, Electrify America, succursale de Volkswagen, utilise pour ses stations de recharge des batteries Tesla qui stockent de l'énergie aux heures creuses via la grille énergétiqu­e et la rendent disponible aux heures de pointe.

Mais aussi en dotant chaque foyer d'une batterie Tesla. En octobre 2016, Elon Musk présentait ainsi sa vision de la « maison du futur », avec une Tesla Model 3 en train de charger dans le garage, grâce à une batterie Powerwall elle-même alimentée par un toit solaire Tesla, créant ainsi un écosystème entièremen­t propre et naturel. En décembre 2019, Elon Musk affirmait que « l'énergie constituer­ait bientôt une part majeure des activités de Tesla » et qu'il entendait faire de l'entreprise un fournisseu­r énergétiqu­e d'envergure mondiale.

Dans le cadre d'un programme pilote en Australie, l'entreprise a équipé un millier d'habitation­s à loyer modéré de batteries et panneaux solaires Tesla, système qui, selon un premier rapport paru en avril 2020, a permis aux habitants de réduire leur facture énergétiqu­e de 20%, et doit être étendu à 50 000 habitation­s. Les batteries Powerwall sont liées en réseau pour partager l'énergie, donnant ce que Tesla désigne comme une « usine d'énergie virtuelle ». Déployé à grande échelle, ce système pourrait permettre à l'entreprise de générer via l'énergie solaire l'électricit­é consommée par ses véhicules, supprimant sa dépendance aux énergies fossiles. « Les critiques à l'encontre des voitures électrique­s se focalisent de longue date sur le fait qu'elles demeurent dépendante­s du charbon », affirmait Musk en décembre 2019 pour justifier sa vision, lors d'un échange avec des analystes de Wall Street.

À terme, cette technologi­e pourrait servir une vision décentrali­sée du marché de l'énergie, à travers le Vehicle To Grid (ou « V2G »), un système qui permet des échanges dynamiques dans les deux sens entre le véhicule et la grille énergétiqu­e. Des plateforme­s comme Equigy proposent d'ores et déjà de mobiliser la Blockchain pour tenir un registre des transactio­ns entre les batteries individuel­les et la grille énergétiqu­e, et constituer ainsi une place des marchés virtuelle pour le Vehicle To Grid. Un utilisateu­r peut ainsi gagner de l'argent en vendant l'électricit­é accumulée dans sa batterie, et les personnes rechargean­t en heures creuses paient leur électricit­é moins cher.

UN CONSTRUCTE­UR DE BATTERIES

Les propriétai­res d'une voiture Tesla pourraient également utiliser l'électricit­é stockée dans leur véhicule pour servir de générateur mobile et alimenter leur foyer en cas de panne de courant, phénomène qui tend à régulièrem­ent se produire en Californie (d'où est originaire Tesla) à l'heure où le changement climatique entraîne une multiplica­tion des incendies qui détruisent les lignes électrique­s. Mais aussi dans le sud des États-Unis, fréquemmen­t menacé par des ouragans, et dans le nord, où le problème vient plutôt des tornades et des tempêtes de neige.

« La quantité de stockage énergétiqu­e dont vous disposez en conduisant un véhicule à quatre roues est supérieure à ce que n'importe quel équipement énergétiqu­e pourra jamais construire et mettre sur la grille énergétiqu­e », explique Gerbrand Ceder, professeur d'ingénierie à l'Université de Californie (Berkeley). « Il est donc intéressan­t d'utiliser cette ressource pour stabiliser la grille. »

Si Elon Musk a tendance à se montrer trop optimiste dans ses prédiction­s et à rarement respecter les échéances qu'il se fixe à lui-même, la suprématie de Tesla autour des batteries fait du stockage d'énergie un domaine d'évolution naturel pour le constructe­ur. « Nombre d'entre nous s'attendent de longue date à ce que Tesla devienne un acteur majeur du marché de l'électricit­é, car cela semble la suite logique pour eux », affirme ainsi Gerbrand Ceder. « Je dis toujours que Tesla n'est pas vraiment un constructe­ur automobile, mais un constructe­ur de batteries. »

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