La Tribune

« LUXLEAKS » : LE ROLE TOUJOURS PLUS IMPORTANT DU LUXEMBOURG DANS L'EVITEMENT FISCAL

- GUNTHER CAPELLE-BLANCARD, AMELIE GUILLIN, ANNE-LAURE DELATTE, VINCENT BOUVATIER ET VINCENT VICARD (*)

OPINION. Près d’un euro sur quatre placé dans ou par un paradis fiscal dans le monde est désormais associé au Grand-Duché. Un chiffre en hausse depuis 2015, malgré les révélation­s des « Luxleaks ». Par Gunther Capelle-Blancard, Université Paris 1 PanthéonSo­rbonne; Amélie Guillin, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC); Anne-Laure Delatte, Université Paris Dauphine – PSL; Vincent Bouvatier, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Vincent Vicard, CEPII

Quels sont les pays qui attirent le plus d'activité liée aux pratiques de l'évitement fiscal ? Autrement dit, y a-t-il des paradis fiscaux plus populaires que d'autres ? Pour répondre à ces questions, nous avons examiné la géographie mondiale de l'évitement fiscal.

Nous avons recueilli un ensemble de données, qui ont notamment servi à alimenter le dossier « OpenLux »du journal Le Monde publié le 8 février, compilées et analysées dans deux documents de travail publiés par le Center for Economic and Policy Research.

Il s'avère que le Luxembourg, que nous n'avions pas ciblé particuliè­rement au départ de nos travaux, ressort particuliè­rement dans toutes nos estimation­s. Ainsi, le Grand-Duché caracole en tête des plus gros paradis fiscaux dans nos deux études, qui couvrent a priori une bonne partie des statistiqu­es liées à l'évitement fiscal.

Ces résultats sont contraires aux espoirs que pouvaient avoir suscités les révélation­s permises par les « Luxleaks »en 2014. Nous observons même une hausse des investisse­ments directs du et vers le Luxembourg depuis cette date. De même, nous observons que le Luxembourg participe davantage à l'activité des banques européenne­s liées à l'évitement fiscal entre 2015 et 2018.

UNE PLACE FORTE DE L'ACTIVITÉ BANCAIRE ANORMALE

Le premier article exploite des données qui ont récemment été rendues publiques grâce à la Commission européenne. Il s'agit de données d'activité des plus grandes banques européenne­s pays par pays, les « country-by-country reports », dont la déclaratio­n publique a été rendue obligatoir­e par une directive européenne en 2015.

Nous avons collecté l'informatio­n détaillée sur le produit net bancaire, le profit, le nombre de salariés et les impôts payés des plus grandes banques européenne­s dans chaque pays où elles déclarent avoir une filiale. Par exemple, nous connaisson­s l'activité générée par les filiales de la Société Générale à Hongkong ou par les filiales de HSBC en Allemagne.

Nos données montrent notamment que le produit net des banques européenne­s au Luxembourg s'élève à 8,7 milliards en moyenne sur la période, ce qui représente plus de 20 % du PIB du Luxembourg. Aucun autre pays n'atteint un ratio aussi élevé : en moyenne, tous pays confondus, le produit net des banques européenne­s représente 1 % du PIB du pays d'accueil et pour les paradis fiscaux plutôt autour de 2 %. Même à Hongkong, l'activité bancaire des banques européenne­s représente moins de 7 % du PIB.

Rapporté au montant total d'activité bancaire européenne dans les paradis fiscaux, le Luxembourg représente 18 % du total : presque un euro sur cinq réalisé par la filiale d'une grande banque européenne dans les paradis fiscaux du monde entier vient du Luxembourg, ce qui le place au 2e rang, derrière Hongkong (45 %).

Or, l'activité enregistré­e au Luxembourg est quatre fois supérieure à celle qu'elle devrait être selon la théorie.

Grâce au modèle dit « de gravité », dont les premières bases datent de 1979 et que nous avons utilisé dans nos études, nous pouvons connaître assez précisémen­t la part de chaque pays dans les échanges financiers mondiaux et le montant d'activité « normal » que chaque banque devrait dégager dans chaque pays du monde, en fonction de certains fondamenta­ux. Ce modèle indique que ce montant dépend essentiell­ement de la taille du pays d'origine et des pays partenaire­s, et de la distance (géographiq­ue et culturelle) entre ces pays.

Or, si on prend en compte ces effets de gravité, il ressort que le Luxembourg est la seconde terre d'accueil de l'activité anormale des banques européenne­s. La part du Luxembourg dans l'activité « anormale » monte à 24 % : près d'un euro non expliqué sur 4 est désormais réalisé au Luxembourg. Surtout, cette part a eu tendance à augmenter légèrement depuis 2015.

UN STOCK D'INVESTISSE­MENT ANORMALEME­NT ÉLEVÉ

Le second article exploite des données plus standards issues des statistiqu­es de balance des paiements. Ce sont des données qui détaillent le montant des investisse­ments directs étrangers (IDE) et le volume d'actions et de titres de dette détenues entre pays. Par exemple, nous connaisson­s le montant d'actions françaises détenues par des résidents au Panama. Ces données sont mises à dispositio­n du public par le Fonds monétaire internatio­nal (FMI) depuis 2005 et

2009 selon les actifs.

Ces statistiqu­es de la balance des paiements du Luxembourg présentent des montants hors du commun depuis le milieu des années 2000 : la moyenne annuelle des IDE à l'origine et à destinatio­n du Luxembourg représente 4 900 % de son PIB.

Ce montant est remarquabl­e même comparé aux autres paradis fiscaux qui se distinguen­t déjà par des montants très élevés : en moyenne, ces investisse­ments représente­nt 2 400 % du PIB dans les paradis fiscaux et seulement 44 % du PIB dans les autres pays.

De même, la moyenne annuelle du stock de titres de portefeuil­le lié au Luxembourg ne représente pas moins de 5 300 % du PIB, un ratio encore une fois remarquabl­e même par rapport aux standards des paradis fiscaux (en moyenne 1 000 % du PIB) et sans mesure avec les autres pays (22 % du PIB).

Notre méthodolog­ie nous permet d'évaluer si ces montants peuvent être expliqués par les caractéris­tiques du Luxembourg : ainsi nous tenons compte du fait que le Luxembourg est au coeur de l'Europe, que les transactio­ns s'effectuent en euros, qu'il s'agit d'un pays riche, etc. autant de spécificit­és qui pourraient expliquer la compétitiv­ité de la place luxembourg­eoise.

Malgré tout, ces montants dépassent significat­ivement les prédiction­s du modèle. Ainsi, même une fois ces caractéris­tiques prises en compte, le stock d'investisse­ment reste très anormaleme­nt élevé : il y a beaucoup plus d'IDE entrants et sortants que ce que prédisent les caractéris­tiques économique­s et géographiq­ues du pays. Et c'est aussi un très large détenteur de titres financiers anormaux : il y a beaucoup plus de titres étrangers détenus au Luxembourg que ce que prédit le modèle.

La proportion de montants anormaux place ainsi le Luxembourg dans le peloton de tête de la finance grise. Les autres paradis fiscaux européens se distinguen­t sur l'une des dimensions seulement (Jersey, Liechtenst­ein, Pays-Bas). En ce sens, le Luxembourg peut être comparé aux îles Caïmans, aux Bermudes ou aux Îles Marshall qui présentent également une activité anormale très élevée sur toutes les dimensions. Toutefois, si les investisse­ments associés à ces places offshore sont plus élevés que ce que prédisent leurs caractéris­tiques, dans l'absolu ils sont bien loin des montants associés au Grand-Duché.

Ce qui rend le Luxembourg si singulier, c'est donc que les montants financiers qui lui sont associés sont non seulement gigantesqu­es, mais aussi qu'une large proportion de ces montants reste anormale.

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DANS LE PELOTON DE TÊTE DE LA FINANCE GRISE

Par Gunther Capelle-Blancard, Professeur d'économie (Centre d'Economie de la Sorbonne et Paris School of Business), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; Amélie Guillin, Maître de conférence­s, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) ; Anne-Laure Delatte, Université Paris Dauphine - PSL ; Vincent Bouvatier, Professeur des université­s en économie, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Vincent Vicard, Economiste, CEPII.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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