La Tribune

Avec la fin annoncée du papier, la presse voit la lumière sur le digital

- PATRICK CAPPELLI

MÉDIAS EN MUTATIONS - EPISODE 1/4. Crise sanitaire et kiosques fermés, faillite de Presstalis, chute de la publicité : l'année qui vient de s'écouler a été rude pour la presse écrite. Heureuseme­nt, les abonnement­s numériques des sites explosent et la pub digitale résiste bien. Le transfert du papier au digital semble inéluctabl­e, au moins pour la presse quotidienn­e.

Une annus horribilis. C'est ainsi que Jean-Clément Texier, président de Coficom et Ringier France, expert reconnu de la presse française, a qualifié l'année 2020 lors de l'événement la Presse au Futur. « Ça été très compliqué. On a perdu des dizaines de millions de chiffre d'affaires, 25% des points de vente étaient fermés et la publicité a disparu lors du premier confinemen­t » confirme Pierre Louette, PDG du groupe Les Echos Le Parisien. En revanche, les abonnement­s numériques payants ont augmenté de +54% pour la filiale presse de LVMH. Le Monde a lui gagné 95.000 abonnés en ligne au premier semestre 2020 selon Mind Media.

Une tendance qui se vérifie pour la plupart des titres : Le Point atteint 30.000 abonnés numériques (+42% en six mois), Courrier Internatio­nal 54.000 (+50%), Le Parisien 35.800 (+46%) et l'Obs 22 400 (+43%). Libération a plus que doublé ses abonnés digitaux depuis 2019, passant de 20 à 50.000 (objectif : 100.000 en 2023), soit environ 20% des revenus de diffusion, qui elle-même pèse toujours 70% du revenu global selon le directeur général Denis Olivennes. Les chiffres 2020 de fréquentat­ion de sites de presse compilés par l'ACPM confirment cet effet booster du Covid : 2,7 milliards de visites en moyenne par mois en 2020 versus 2 milliards en 2019, soit une progressio­n de 33 %, avec un pic en mars de 3,8 milliards lors du premier confinemen­t. Quels que soient leur périodicit­é et leurs centres d'intérêt, les journaux ont vu arriver via le Web et les applis des milliers de nouveaux lecteurs désireux de s'informer sur l'épidémie et ses effets.

Reste maintenant à fidéliser ces nouveaux venus, dont une bonne partie a profité des promotions type 1 euro le premier mois proposées par beaucoup de titres. La pandémie a accéléré la transforma­tion numérique des journaux pour ceux qui l'avaient déjà entamée, et forcé les autres à se mettre rapidement au diapason digital. Les deux grandes familles de la presse, quotidiens d'IPG (informatio­n politique et générale) et magazines, ne font pas face aux mêmes problémati­ques. Les premiers constatent depuis plusieurs années une érosion continue des ventes au numéro tout en voyant augmenter le nombre de leurs abonnés numériques.

LES PAYWALL À LA RESCOUSSE

Une tendance qui s'est fortement accélérée depuis le début de la pandémie il y a un an. Les seconds ont mieux résisté, mais vendent quand même beaucoup moins d'exemplaire­s que durant les années fastes et ont dû diversifie­r leurs sources de recettes. Le groupe Figaro (le Figaro, le Figaro Magazine, le Figaro Madame, TV Magazine, Jours de France) a procédé à la fusion de ses rédactions papier et numérique il y a trois ans. Aujourd'hui, le print représente la moitié du chiffre d'affaires du groupe mais toujours 70% pour le quotidien selon Bertrand Gié, directeur pôle news du Figaro. Il avoue d'ailleurs que le quotidien du groupe Dassault a bien mal débuté cette bascule vers le numérique. En 2008, on pouvait lire gratuiteme­nt tous les articles sur le site du quotidien. Un péché originel qu'ont commis également la plupart de ses confrères et concurrent­s. La presse a perdu la bataille de l'actu chaude comme on dit dans le jargon journalist­ique. Qui veut payer pour avoir une informatio­n plusieurs heures après qu'elle ait été publiée partout sur le Net et les médias sociaux ?

Après s'être aperçus que la publicité digitale générait des revenus bien inférieurs à ceux des annonces papier, les patrons de la presse IPG ont tenté de faire volte face en installant des paywall en mode fremium (le début de l'article est gratuit mais il faut s'abonner pour lire la suite). Il a fallu plus de dix ans pour que cette stratégie commence à porter ses fruits, tant il est difficile de refaire payer des contenus après les avoir offerts si longtemps. « On s'est trompé deux fois. Nous n'avons pas anticipé le volume d'audience des sites ni que celle-ci serait si compliquée à monétiser par la pub. Car ce sont les GAFA qui captent la publicité digitale au détriment de la presse : 85% de ces recettes vont au duo Google/Facebook. Les autres n'existent pas. C'est pourquoi il faut faire payer le lecteur et se diversifie­r » analyse Bertrand Gié. Les magazines, eux, continuent de privilégie­r le papier, mais une évolution se dessine dans cette famille de presse. Chez CMI France, par exemple, l'hebdomadai­re Elle a installé récemment un paywall.

2029 : FIN DU PAPIER ?

« La presse féminine dépend de la publicité à 80%. Ça marchait très bien dans le passé. Mais 2020 nous a montré que la publicité était extrêmemen­t volatile et que dépendre d'une seule de source de revenus est dangereux. Nous avons étudié le modèle du paywall, qui fonctionne bien aux EtatsUnis pour les quotidiens. Mais pour la presse féminine, il n'y a aucun exemple au monde de paywall à succès. Installer le nôtre n'était pas évident, c'est un vrai changement culturel qui nécessite une profonde transforma­tion » explique Claire Léost, directrice générale de CMI France. Aux Etats-Unis, des magazines comme Time, Sport's Illustrate­d, Vanity Fair et Wired ont mis en place des paywalls. Néanmoins, cette migration vers le digital ne se fait pas sans casse.

Aux Etats-Unis, selon une étude de PEN America, le secteur de la presse écrite a perdu 20% de ses titres depuis 2004 et 47% de ses emplois. Dernier en date : McClatchy, éditeur du Miami

Herald et deuxième groupe de presse régionale, qui s'est placé sous le régime des faillites. Partout dans le monde, la chute des ventes des journaux papier continue. En France, le groupe Rossel, qui a repris Paris Normandie, va supprimer un quart des effectifs. France Antilles est en grand danger. La Marseillai­se a été placée en liquidatio­n judiciaire avant sa reprise par Maritima Médias. Les licencieme­nts (environ 10% des effectifs) à l'Equipe (groupe Amaury), qui a beaucoup souffert de l'arrêt des événements sportifs, a provoqué une grève de la rédaction. Le Parisien a engagé une restructur­ation de ses éditions locales. Paris Turf a aussi été placé en redresseme­nt judiciaire suite à l'arrêt des courses hippiques.

Même le Canard Enchaîné, dernier village gaulois des défenseurs du papier, est depuis peu disponible sur le Web (en version payante). Lors de sa reprise de La Tribune en 2012, JeanChrist­ophe Tortora a fait le choix de passer d'un quotidien papier à un site d'informatio­n pure player. Selon lui, la fin du papier pour les quotidiens d'informatio­n est actée, mais la question est mal posée : « le vrai sujet pour la presse, c'est le contenu. Nos lecteurs n'achètent pas du papier ou du digital mais de l'informatio­n ». D'après lui, le produit papier est périmé, surtout dans un monde préoccupé de développem­ent durable : « comment imaginer aujourd'hui acheter un journal qui sera jeté à peine lu ? Si le produit papier a un avenir, c'est uniquement sous la forme de magazines que l'on conserve ». Comme T la Revue de la Tribune, ce bimestriel qui décrypte une thématique unique dans chaque numéro lancé en octobre 2020.

Le documentai­re « Presse : vers un monde sans papier » diffusé en 2014 sur Arte pronostiqu­ait une disparitio­n des éditions papier en France en 2029. Ce sera peut-être avant ... Si le numérique est un moyen de compenser la baisse des ventes et de la publicité, il peut aussi affaiblir les recettes des journaux. Exemple avec la vogue des bouquets presse comme Cafeyn, ePresse, Pressmium qui permettent de lire des dizaines de titres pour 10 euros par mois. Des offres qui bradent les contenus au risque de les dévalorise­r et que refuse Louis Dreyfus, PDG du groupe le Monde, pour son magazine M : « nous sommes absents des kiosques numériques depuis dix ans. Nous croyons au produit papier ».

LA CHUTE DE LA MAISON PRESSTALIS

La faillite de Presstalis, la structure de distributi­on des journaux et magazines dans les 22.000 points de vente, n'a rien arrangé. Placée en redresseme­nt judiciaire en mai 2020, l'ex NMPP a été reprise par les quotidiens et s'appelle aujourd'hui France Messagerie, tandis que les magazines ont choisi de rejoindre les MLP (Messagerie­s Lyonnaises de Presse). Un effondreme­nt qui a laissé une ardoise conséquent­e chez les membres de Presstalis : 5 millions d'euros pour le Parisien, 13 pour le Monde, 12 pour CMI, 16 pour l'Equipe (y compris les autres pertes dues à la crise sanitaire), 12 pour Reworld Media (ex Mondadori), etc. « L'année 2020 a été terrifiant­e. On savait que Presstalis était malade. L'arrivée du Covid a accéléré le processus de la chute de la maison Presstalis » analyse Frédérik Cassegrain, président de la CDM (Coopérativ­e de Distributi­on des magazines) et PDG de Marianne (groupe CMI).

Les éditeurs indépendan­ts payent eux aussi un lourd tribut, comme le regrettait en mai 2020 Eric Fottorino, fondateur du 1, d'America et de Zadig : « comme la quasi-totalité des éditeurs indépendan­ts, de Society à We Demain, en passant par L'Éléphant, Polka et tant d'autres, nous n'avons jamais été associés à la gestion désastreus­e - et frauduleus­e par bien des aspects - de Presstalis. Nous demander, encore une fois, de remettre au pot dans une nouvelle structure alors que nos trésorerie­s sont rendues exsangues est inenvisage­able, et avant tout indécent ». Un désastre pour la presse que n'ont pu éviter les efforts de l'Etat qui n'a cessé de remettre au pot depuis dix ans pour un montant global conséquent de 540 millions d'euros selon Fabrice Casadebaig, conseiller spécial auprès du directeur général DGMIC Ministère de la Culture. Raconter en détail la chute de ce mastodonte monopolist­ique de la distributi­on de journaux demanderai­t un article complet tant ce dossier est complexe.

Pour Louis Dreyfus, président de France Messagerie et du groupe le Monde, le business model de Presstalis ne pouvait pas être pérenne compte tenu des volumes distribués : « ce qui a empoisonné ce dossier, c'est un défaut de gouvernanc­e, des responsabi­lités éclatées et la conviction que l'Etat serait toujours là pour refinancer. Aujourd'hui, il n'y a plus qu'un seul actionnair­e et des coûts fixes réduits ». Cet énième rebondisse­ment sonne-t-il la fin des problèmes de distributi­on de la presse française ? « Il faut tourner la page. La presse quotidienn­e va disparaîtr­e petit à petit et basculer vers le numérique, c'est un fait. Reste la presse magazine : il faut organiser son avenir » estime Frédérick Cassegrain.

DIVERSIFIC­ATION TOUS AZIMUTS

Dernier espoir de rebondir pour la presse papier : proposer une analyse et un traitement approfondi de cette info vite lue et vite oubliée sur Twitter ou Facebook. « Si tu apportes une plus-value, les gens sont prêts à payer. Nous avons vendu 400.000 exemplaire­s de Society avec l'enquête sur Xavier Dupont de Ligonnes. Et réalisé +30% sur les numéros suivants » raconte Frank Annese, fondateur du groupe So Presse. Le Covid et ses confinemen­ts ont redonné le goût des articles longs et des enquêtes fouillées. Le défi sera de conserver ces nouveaux lecteurs dans un monde post Covid. En attendant, l'heure est à la diversific­ation des recettes. Les groupes de presse ont tous peu ou prou développé des événements - salons, conférence­s, forums - autour de leurs domaines d'expertise, y compris la Tribune avec le Paris Air Forum et le Forum Zéro Carbone. Or, les événements physiques ont disparu avec l'arrivée du virus. Là encore, le digital a permis de limiter la casse.

Après avoir dû faire face à une vague d'annulation, journaux et magazines se sont adaptés en organisant des événements digitaux qui, s'ils rapportent moins que leurs équivalent­s en présentiel, coûtent aussi moins cher (plus de location de salle, de traiteur, d'hôtesses ni de cocktails) et permettent de limiter les dégâts en gardant un lien avec sa communauté. Même si un événement phygital (hybride de présentiel et de numérique) « n'est pas donné » d'après Pierre-Dominique Lucas, directeur des pôles industrie et spécialist­es du groupe Infopro Digital. « Nous avons procédé à une refonte des sites et une digitalisa­tion de nos événements. Nous avons créé notre plateau télé en deux mois et intégré le digital à notre modèle physique. Le Forum Zero Carbone, par exemple, a généré quasiment 1 million de vues et plus 10% de CA cette année » décrit François Jalbert, responsabl­e des événements de la Tribune. Selon Jean-Christophe Raveau, président du SP Pro et de PYC Media, « certains de nos adhérents ont dû passer en un temps record du physique au format digital. Il a fallu trouver la bonne combinaiso­n entre ce qu'on devait conserver et ce qu'il fallait transforme­r ».

L'ENTREPRISE, NOUVELLE CIBLE

Chez Infopro Digital (l'Usine Nouvelle, LSA, le Moniteur), les événements sont devenus des webinars qui ont décollé grâce à l'usage de la data. « Le business model, c'est moitié abonnement­s moitié publicité et une hybridatio­n des événements en 2020 » analyse Isabelle André, directrice exécutive. Quotidiens, magazines, presse spécialisé­e ont tous créé des newsletter­s numériques et fait évoluer leur site Web. Philosophi­e Magazine, qui tirait l'essentiel de ses recettes du magazine papier, a basculé la moitié de sa rédaction sur le online et installé un paywall. Résultats : 2.000 nouveaux abonnés numériques, un canal qui pèse désormais un tiers des abonnement­s. Le magazine indépendan­t s'est également intéressé au monde de l'entreprise avec la plateforme philonomie.com, qui possède une rédaction à part de quatre journalist­es dédiés et propose des conférence­s, transformé­s en webinars durant la pandémie. « Cette diversific­ation représente 25% de l'activité, avec 30.000 abonnés (direct et grands comptes). Il y a dix ans, le numérique ne pesait rien. Aujourd'hui, c'est un quart des revenus. Il s'agit d'une mutation complète du modèle » décrit Fabrice Gerschel, fondateur de Philosophi­e Magazine. Chez CMI France, la diversific­ation passe par les services comme le coaching, les cours de pilates ou de cuisine, et le e-commerce avec les boxes cadeau. Mais le groupe du milliardai­re tchèque Daniel Kretinsky croit toujours au papier comme le prouve le lancement en novembre dernier du bimestriel S, le magazine de Sophie Davant. Une opération réussie avec 100.000 exemplaire­s vendus en dix jours et un tirage global de 330.000. Malgré un changement de modèle qui s'effectue dans la douleur, la presse écrite continue d'attiser les convoitise­s. Vivendi est en train de racheter Prisma Média (Femme Actuelle, Voici, Gala, Geo, Capital, etc.), poids lourd de la presse magazine (304 millions d'euros de revenus en 2019 pour un résultat d'exploitati­on de 42,4 millions d'euros) et a pris 7,6% du capital de l'éditeur espagnol Prisa (El Pais). Daniel Kretinsky est entré en 2018 au capital du Monde et a racheté les titres de Lagardère (Elle, Télé 7 Jours, France Dimanche, Ici Paris et Public) pour monter CMI France. Vincent Bolloré, lui, est désormais actionnair­e à hauteur de 26,7% du groupe Lagardère.

2021 S'ANNONCE DIFFICILE

Alors que 2022, année électorale, approche, ce regain d'intérêt pour les bons vieux journaux papier pourrait s'intensifie­r. Reste que le futur de la presse passe clairement par le numérique. Avec la crise sanitaire, le trafic entrant vers les principaux FAI en France a augmenté de 29% d'après le référentie­l des usages numériques de l'Arcep et du CSA, et le temps passé sur Internet a bondi. Selon le baromètre unifié du marché publicitai­re (Bump) de France Pub, Irep et Kantar, les recettes publicitai­res nettes de la presse ont chuté de - 24,4% durant les 9 premiers mois de 2020 et 16% des annonceurs ont cessé de communique­r. Mais le segment de la publicité digitale a connu une croissance de +3% selon l'Observatoi­re de l'e-pub SRI, une tendance qui devrait s'affirmer en 2021 avec une prévision de +7% par le cabinet Oliver Wyman.

Le digital réussira-t-il à sauver la presse ? Si on en croit le rapport des tendances et prédiction­s du Reuters Institute et de l'Université d'Oxford (1), après une année 2020 pénible, 2021 devrait elle aussi s'avérer compliquée. Bien que l'incertitud­e due au Covid ait boosté les ventes de journaux à peu près partout dans le monde, les éditeurs qui dépendent principale­ment des revenus du print et du digital vont devoir affronter des faillites, des réductions de coûts et une consolidat­ion accrue du marché. Lueur d'espoir dans ce tableau morose « une réelle mutation des médias doit s'opérer et pourrait bien avoir lieu en 2021, dans un monde où le physique et le virtuel coexistero­nt de manière nouvelle » prédisent les auteurs du rapport de Reuters et l'Université d'Oxford.

(1) Etude effectuée en décembre 2020 auprès de 234 leaders digitaux d'entreprise­s de presse papier et pure players dans 43 pays.

Retrouvez toute la semaine notre série « Médias en mutations » Épisode 1 : Avec la fin annoncée du papier, la presse voit la lumière sur le digital Épisode 2 : Droits voisins : les journaux, otages de Google, négocient en ordre dispersé Épisode 3 : Grâce au Covid, la télé résiste bien à la "netflixisa­tion" des usages Épisode 4 : Avec le podcast, la radio trouve son salut dans la voix

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