La Tribune

Droits voisins : les journaux, otages de Google, négocient en ordre dispersé

- PATRICK CAPPELLI

MEDIAS EN MUTATIONS (2/4). L'affaire dite des droits voisins qui oppose Google et les titres de presse écrite est loin d'être terminée. La signature récente d'un accord avec les seuls journaux d'informatio­n politique et générale n'a pas résolu le problème et créé la zizanie parmi les familles de presse.

La presse s'est lancée à l'assaut de la forteresse Google. Refusant de laisser le géant du Net utiliser leurs articles sans les rémunérer, journaux et magazines bataillent depuis deux ans pour recevoir leur dû. Mais leurs troupes attaquent la place forte de Mountain View en ordre dispersé. L'origine du conflit tient en deux mots : droits voisins. Soit des droits d'auteur réservés à la presse pour la rémunérer de la mise à dispositio­n d'extraits de ses articles ou vidéos.

D'un côté, les titres d'informatio­n politique et générale (IPG), regroupés au sein de l'APIG (Alliance de la presse d'informatio­n générale, dont la Tribune fait partie), qui fédère 283 représenta­nts de la presse quotidienn­e nationale, régionale, départemen­tale et hebdomadai­re régionale, ont scellé un accord avec Google pour la rémunérati­on de leurs articles. De l'autre, la presse magazine et spécialisé­e qui refuse le deal et maintient sa plainte. Au centre : les instances réglementa­ires françaises et européenne­s qui tentent de mettre tout le monde d'accord.

Fort de sa position ultra dominante - 92% du marché du search en 2020 - et de son service Google News (Actualités en français) qui agrège les liens des articles de presse, le moteur de recherches est incontourn­able pour la visibilité des titres. En 2013, le puissant groupe allemand Axel Springer, éditeur des quotidiens Bild et Die Welt puis l'AEDE (Associatio­n des Editeurs de Journaux Espagnols) en Espagne ont tenté de s'en affranchir, en vain. Google a fermé son service News en Espagne et les éditeurs ont dû mendier un retour sur le service. Axel Springer a lâché l'affaire après avoir constaté une baisse de 40% de son trafic et 80% de celui issu de Google News. Et a perdu son procès en 2019 après avoir réclamé 1 milliard d'euros de droits d'auteur impayés depuis 2013.

Des déboires qui n'ont pas empêché le gouverneme­nt australien d'édicter tout récemment un « code de conduite contraigna­nt » (en cours d'examen par le Parlement) visant Google et Facebook avec à la clé des pénalités de plusieurs millions d'euros en cas d'infraction. La réaction du géant californie­n a été fidèle à ses habitudes : menace de fermer son service de search en Australie. Comme la nature numérique a horreur du vide, Microsoft s'est empressé de proposer en remplaceme­nt son moteur Bing.

L'EMPIRE GOOGLE CONTRE-ATTAQUE

Pour apaiser les tensions, Google vient de lancer Google News en Australie. Sept éditeurs ont déjà accepté d'y participer en signant des licences pour la reprise de leurs articles contre une rémunérati­on, sur le modèle français. Google vient aussi d'accepter de verser des « sommes significat­ives » en contrepart­ie des contenus du groupe de presse News Corp. de

Rupert Murdoch et a provisionn­é un milliard de dollars pour News Showcase dans le monde entier, un nouveau programme dans lequel les médias partenaire­s peuvent diffuser des contenus contre rémunérati­on. Des députés européens militent pour que l'Union Europénne emboîte le pas des Australien­s. Le cadre du Digital Services Act (DSA), ou loi sur les services numériques en cours d'étude à la Commission, pourrait permettre d'intégrer certaines des dispositio­ns australien­nes, par exemple le droit pour les éditeurs de connaître les modificati­ons des algorithme­s des plateforme­s qui pourraient affecter leur audience. En France, le conflit a débuté il y a deux ans. Le 26 mars 2019, le Parlement européen adopte par 348 voix contre 274 la directive sur le droit d'auteur après deux ans de débats enflammés.

À peine signé, le texte est critiqué de toutes parts. Par les entreprise­s de presse, qui estiment que Google contourne la directive en conditionn­ant la mise en avant de leurs contenus à une réutilisat­ion gratuite d'extraits de leurs articles et de leurs vidéos. Par Google, qui ne voit pas pourquoi il mettrait la main à la poche, qu'il a pourtant profonde (161,9 milliards de dollars de chiffre d'affaires pour un bénéfice de 34,3 milliards en 2019), alors qu'il offre à la presse une visibilité forte grâce à l'audience apportée par son moteur de recherche. La société présidée par Sundar Pichai contre attaque en référençan­t moins bien les journaux qui refusent de le laisser continuer à exploiter gratuiteme­nt titres, extraits d'articles et vignettes dans ses résultats de recherche. En avril 2020, l'Autorité de la Concurrenc­e puis la Cour d'Appel de Paris ordonnent à Google de négocier « de bonne foi » avec les éditeurs.

Le 21 janvier dernier, l'APIG accepte le principe d'accords individuel­s de licence qui couvriront les droits voisins et ouvriront aux journaux l'accès à News Showcase qui devrait arriver en France en mai ou juin prochain. Pierre Louette, président de l'APIG et pdg du groupe les Echos le Parisien, maîtrise depuis longtemps les arcanes de ce dossier compliqué. En 2006, alors à la tête de l'AFP, il avait déjà croisé le fer avec Google en portant plainte au nom de l'agence pour violation de la loi sur le droit d'auteur et le copyright et en lui réclamant 17,5 millions de dollars avant de conclure un agrément dont les termes ont été tenus secrets.

UNE PREMIÈRE MONDIALE

En 2013, Google avait accepté de créer un fonds de 60 millions d'euros pour « soutenir les initiative­s innovantes afin d'accompagne­r la presse française dans son développem­ent numérique ». Une somme considérée comme une aumône par une presse qui s'est sentie humiliée. Pour Pierre Louette, l'accord du 21 janvier « c'est une première européenne, et peut-être mondiale. Nous avons fait en sorte que Google rentre dans une logique de négociatio­ns et reconnaiss­e l'existence du droit voisin, qui inclut une rémunérati­on couvrant l'ensemble de la présentati­on de nos contenus dans les produits Google existants ou à venir comme News Showcase. C'est un accord équilibré. Et j'espère qu'il y aura d'autres signatures ultérieure­s avec Twitter et Facebook. La lutte continue ».

Denis Olivennes, directeur général de Libération interrogé par Mind media, est sur la même longueur d'onde : « à partir du moment où la loi n'était pas aussi contraigna­nte pour les plateforme­s que ce que nous, éditeurs, voulions, il faut s'en contenter et faire avec. L'accord cadre conclu par l'APIG est satisfaisa­nt et j'estime que j'ai passé un excellent accord avec Google pour Libération. Il est probable que Facebook va suivre cet exemple et appliquer lui aussi la loi ». D'autres acteurs, comme les éditeurs de presse en ligne du Spiil, dont le plus connu est Mediapart, dénonce au contraire « des accords opaques, inéquitabl­es et nuisibles pour l'indépendan­ce de la presse ». Quelle somme vont se partager les titres d'informatio­n politique et générale, sachant que le montant alloué à chacun est dépendant du volume quotidien de publicatio­n, de l'audience internet mensuelle et de « la contributi­on à l'informatio­n politique et générale », une notion floue sujette à débat ?

Le montant était protégé par un accord de confidenti­alité mais Reuters a évoqué le 12 février la somme de 76 millions de dollars (62,7 millions d'euros) pour trois ans, soit moins de la moitié des 150 millions d'euros demandés par les éditeurs. Google va verser 22 millions de dollars (18,15 millions d'euros) par an aux 121 éditeurs, plus 10 millions de dollars (8,25 millions d'euros) pour qu'ils s'engagent à ne pas le poursuivre en justice pendant ces trois ans. Le Monde, Le Figaro et Libération ont négocié environ 3 millions euros chacun par an, et promis selon Reuters de commercial­iser leurs abonnement­s via Google. « Quand les éditeurs sont solidaires, ils obtiennent des choses qu'il n'auraient pas eu tout seuls » estime pourtant Pierre Louette. Solidaire, ce n'est pas vraiment le terme employé par ses confrères éditeurs de presse magazine et spécialisé­e, oubliés de cet accord cadre.

MAUVAISE FOI PERMANENTE

Le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) a annoncé maintenir sa plainte contre le géant du Net et dit poursuivre « ses efforts pour obtenir une juste rémunérati­on de la création de valeur à laquelle participe toute la presse française et dont Google bénéficie grandement ». De son côté, la Fédération nationale de la presse spécialisé­e (FNPS) considère que l'accord « acte de facto la position illégale de Google » car il limite la rémunérati­on aux seules publicatio­ns d'informatio­n politique et générale. Alain Augé, président du SEPM, ne cache pas son amertume après la signature de l'accord entre l'APIG et Google : « nous regrettons que l'Alliance se soit précipitée pour signer cet accord alors même que nous n'avons pas encore les décisions de l'autorité de la concurrenc­e. Cette signature affaiblit le front commun et la position de la presse. C'est dommageabl­e ».

Très remonté, le directeur général de Bayard Presse accuse le G des GAFAM de « mauvaise foi permanente » : « quand on dit que Google reconnaît le droit voisin, c'est pour mieux l'évacuer et donner une somme maigrelett­e aux seuls éditeurs d'IPG (informatio­n politique et générale). Et, ultime avanie, le montant est exprimé en dollars ! C'est-à-dire que converti en euros, il a déjà baissé de 10 % ». À la FNPS, qui rassemble des éditeurs membres de sept syndicats de presse, le ton est le même. « Le gros problème, c'est la désunion. C'est là-dessus que Google a joué dès le départ. On est resté sur la même longueur d'onde quand il s'est agi de transposer la loi en droit français. Les divergence­s ont commencé quand le projet de loi a été porté au Sénat (en juillet 2020 NDLR). C'est là qu'est arrivée la notion d'informatio­n politique et générale » raconte Laurent BerardQuel­in, président de la FNPS. Une notion qui, selon lui, n'existe nulle part ailleurs en Europe. « Google nous dit : ce sont des contenus très intéressan­ts, mais on vous propose de les rémunérer à coût nul. C'est ce qui est écrit noir sur blanc dans leurs propositio­ns » s'insurge-t-il. Et d'ajouter que lier une négociatio­n juridique (le droit voisin) à une négociatio­n commercial­e (News Showcase), « fragilise le démarrage de la mise en place du droit voisin ».

CONTENU ÉGAL RÉMUNÉRATI­ON

Malgré ces critiques acerbes de ses confrères, Jean-Pierre de Kerraoul, président de l'ENPA (European Newspaper Publishers Associatio­n) et un des négociateu­rs de l'accord pour l'APIG reste positif : « l'élément essentiel retenu par Google sous la pression de l'Autorité de la concurrenc­e, c'est le principe que la génération de trafic n'est pas une rémunérati­on. Le contenu, lui, justifie une rémunérati­on. Nous souhaitons que celle-ci concerne l'ensemble de la presse et que la directive soit transposée le plus vite possible dans tous les pays de l'union européenne ».

Ce feuilleton, comme on disait avant l'ère des séries, n'est pas terminé, et on peut s'attendre à d'autres rebondisse­ments. L'enjeu est crucial pour la presse écrite qui a vécu une année 2020 difficile, entre confinemen­ts, faillite de Presstalis (ex NMPP, qui distribue la presse dans les points de vente) et arrêt des événements physiques. Mais si d'autres familles de presse font condamner Google, celui-ci risque de recourir aux mesures drastiques dont il est coutumier. Or, sans un référencem­ent performant de leurs articles, journaux et magazines risquent tout simplement de devenir invisibles.

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