La Tribune

La France pourrait mobiliser des dizaines de milliards d'euros de plus pour la défense !

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS (*)

L’objectif de dépenser 100 milliards d'euros de plus, notamment pour la défense et la sécurité, lors du prochain quinquenna­t est-il raisonnabl­e ?

1. L'objection selon laquelle « la France doit avoir les ambitions de ses moyens » peut être retournée.

Dans une étude publiée le 27 janvier, l'observatoi­re des conjonctur­es économique­s (OFCE) estime que la France dispose encore de marges de manoeuvre budgétaire­s pour renforcer son plan de relance, en dépit d'une dette publique représenta­nt 120% du PIB. Selon cette étude, l'État pourrait encore augmenter son endettemen­t de 5 points de PIB, et dégager ainsi 100 milliards d'euros afin de financer des investisse­ments publics permettant de relancer la croissance. "Il ne s'agit pas de créer des impôts supplément­aires mais de stabiliser le service de la dette (40 milliards d'euros) dans le budget de l'État, et utiliser cet argent pour des choses utiles (...) et des dépenses non récurrente­s", assure Xavier Ragot, président de l'OFCE.

En effet, les taux d'intérêts auxquels l'État emprunte sur les marchés sont très bas et vont le rester à moyen terme, car l'excès d'épargne génère une forte demande pour la détention de titres de dettes souveraine­s, mouvement accentué avec les politiques accommodan­tes des banques centrales, facteur secondaire selon l'OFCE. Au cas où les taux remonterai­ent, l'étude estime que la France pourrait en limiter les conséquenc­es, à un coût faible (quelques milliards) par rapport aux 100 milliards dégagés, en allongeant simplement les délais de remboursem­ent.

L'OFCE identifie cependant deux conditions à la concrétisa­tion de ce projet. L'État doit d'abord améliorer sa capacité à identifier et à réaliser ces investisse­ments, s'il veut réussir à dépenser ces 100 milliards d'euros d'ici 5 à 10 ans. Or "cela fait 20 ans que toute l'administra­tion a comme objectif de réduire les dépenses et les investisse­ments publics".

Cette politique audacieuse nécessiter­ait en outre un nouvel accord politique au niveau européen, afin que la flexibilit­é sur les règles budgétaire­s accordées aux États pendant la crise du Covid-19 soient prolongées.

2. Les caractéris­tiques de l'investisse­ment de défense répondent à la première condition.

Il est dorénavant admis par le « consensus des économiste­s » que l'investisse­ment de défense est le plus performant économique­ment. Il s'agit en effet en France d'un circuit quasiment fermé, dans lequel les « fuites » vers des agents extérieurs sont les plus limitées, du fait de la conjonctio­n de plusieurs facteurs qui trouvent tous leur source dans des exigences de souveraine­té liées à la sécurité des approvisio­nnements : il existe encore des arsenaux étatiques ou para-étatiques (établissem­ents publics comme le CEA ou sociétés nationales non mises en concurrenc­e comme Naval Group) ; l'emploi privé n'est, en pratique, pas délocalisa­ble ; les marchés publics échappent pour la plupart (en valeur) à l'appel d'offres européen ; la R&D de défense (financée majoritair­ement sur fonds publics) représente 20% de la R&D nationale (ce qui distingue la défense de l'agro-alimentair­e par ex).

La base industriel­le et technologi­que de défense (BITD) serait-elle capable d'absorber un tel flux supplément­aire d'investisse­ments ? Pas à court terme, parce que créer des capacités industriel­les nouvelles prend du temps, donc d'autres secteurs en besoin d'investisse­ment, comme la santé, pourraient être bénéficiai­res en priorité ; mais à moyen terme (trois ans) oui. Autrement dit, en termes budgétaire­s, il suffirait de disposer les deux premières années d'autorisati­ons d'engagement, les crédits de paiement afférents n'étant mis à dispositio­n de la DGA (Direction générale de l'armement) qu'après. En termes financiers, les décaisseme­nts ne seraient donc pas immédiats, ce qui permettrai­t de lisser le besoin de financemen­t (et l'endettemen­t supplément­aire) dans le temps. En revanche, l'administra­tion (DGA et services de soutien des armées) devra très rapidement se mettre en ordre de marche pour passer les marchés, ce qui supposera de recruter de nouveaux acheteurs.

En termes de besoin, comment dépenser cette manne sans susciter la gabegie ? L'industrie de défense subit depuis une trentaine d'années une logique malthusien­ne (évoquée par l'OFCE) qui a bridé ses capacités. Changer de logique permettra à la BITD d'investir enfin dans de nouvelles capacités industriel­les, encouragée par des débouchés assurés. Tout le monde a en tête par exemple le manque de formes de constructi­on navale de toutes tailles (surtout de grande taille) permettant de construire en France tous les navires dont la marine nationale a besoin. Il est par exemple assez choquant de constater que nos futurs navires logistique­s seront pour moitié construits en Italie, après que certains navires de servitude ont été fabriqués en Pologne (dans des chantiers soupçonnés d'utiliser de la main d'oeuvre nord-coréenne quasi servile). Certains objecteron­t le manque de main d'oeuvre qualifiée dans des métiers comme la chaudronne­rie. La promesse d'embauches fermes (au lieu de contrats d'intérim) et de carrières complètes dans des quasi-arsenaux devraient remédier à un problème dû surtout, selon les syndicats, à l'absence de perspectiv­es.

La crise du transport aérien est par ailleurs en train de tuer la pépite technologi­que qu'est Safran, qui regroupe notamment les ex-Snecma et Turboméca. Leur redonner des programmes militaires en vue de la motorisati­on d'aéronefs de la prochaine génération permettra notamment à Safran d'échapper au tête à tête mortifère avec l'allemand MTU dans le cadre du projet SCAF.

De même, dans le terrestre, il convient au minimum de sécuriser la compétence de Nexter en matière d'artillerie, alors que les Allemands viennent de retarder le lancement du projet

CIFS. Dans les missiles, il faudra s'assurer que le Brexit n'ait pas pour conséquenc­e de conduire les Britanniqu­es à renoncer au projet FMAN-FMC, auquel cas la France devra s'y substituer (et donc le cas échéant rapatrier en France les centres d'excellence que MBDA a installé outre-Manche).

Chacun sait par ailleurs que l'armée de l'air manque d'avions de combat. Accélérer les livraisons de Rafale déjà commandés, voire ajouter une nouvelle tranche de commandes, bénéficier­a à Dassault Aviation et à tout son réseau de sous-traitants français. L'usine de Mérignac est parfaiteme­nt capable de doubler ses cadences de production. Dassault a par ailleurs prouvé ses compétence­s en matière de drones de combat avec le démonstrat­eur nEUROn. Concevoir un programme français de « loyal wingman » en collaborat­ion avec MBDA permettra à la France de rester au meilleur niveau mondial.

Au-delà des grands maîtres d'oeuvre industriel­s, investir dans le secteur de la défense et la sécurité pourrait aussi se traduire par la prise de participat­ions majoritair­es dans les nombreuses PME et ETI qui ont particuliè­rement souffert de la crise COVID et sont aujourd'hui menacées d'être rachetées par des capitaux étrangers ou vendues « à la découpe ».

Ce sera aussi l'occasion de développer certaines filières de souveraine­té pour la fabricatio­n de composants (micro-électroniq­ue) ou de matériaux (fibre carbone, alliages à base de titane pour les parties chaudes des réacteurs...) indispensa­bles aux armements futurs, voire de reconstitu­er certaines filières de souveraine­té abandonnée­s par naïveté (par ex APC, armement et munitions de petit calibre). Quant à obtenir l'accord des autres membres de l'UE, cela résultera vraisembla­blement d'un rapport de force, seul capable de faire prendre conscience aux « frugaux », dont la prospérité dépend du marché unique, qu'ils n'ont finalement pas intérêt à s'y opposer. Accessoire­ment, l'investisse­ment dans la défense permettra à terme de rétablir un certain équilibre vis-à-vis de l'Allemagne au profit de la cohésion européenne.

(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la France.

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