La Tribune

Les actionnair­es exigent-ils vraiment 15% de rentabilit­é ?

- CHRISTOPHE BONNET (*)

OPINION. Une étude relève que l’influence des médias ainsi que le contexte économique et institutio­nnel des années 1990 ont largement contribué à diffuser ce qui apparaît comme un mythe. Par Christophe Bonnet, Grenoble École de Management (GEM) (*)

Une petite musique revient souvent dans les médias : les actionnair­es exigent 15% de rentabilit­é, c'est beaucoup trop. Curieuseme­nt, cette croyance n'a jamais fait l'objet d'un examen par la communauté académique.

C'est ce que nous avons entrepris avec Michel Albouy dans un article récemment paru dans la revue Finance Contrôle Stratégie. Poser la question des objectifs des actionnair­es est légitime, en particulie­r dans une période où les enjeux environnem­entaux sont cruciaux. Mais apporter une réponse fausse à une bonne question a rarement fait progresser la science et la société, et l'actualité récente nous montre que les vérités « alternativ­es » peuvent influencer les comporteme­nts sociaux.

Nous montrons que la supposée exigence de 15% de rentabilit­é n'est pas confirmée, puis nous mettons en évidence la façon dont cette croyance s'est diffusée en France depuis les années 1990 sous l'influence de leaders d'opinion et de médias de référence. Nous expliquons son apparition par le contexte économique et institutio­nnel des années 1990 (libéralisa­tion des marchés financiers, arrivée massive de fonds d'investisse­ment étrangers) et la réaction de certains grands patrons et observateu­rs vis-à-vis de ces évolutions.

Cette prétendue norme s'est diffusée en France grâce à la présence d'un terreau favorable (faibles connaissan­ces en économie et finance, hostilité à l'économie de marché) et est devenue au fil du temps un outil d'une critique simpliste du capitalism­e.

LA NORME DE 15 % DE RENTABILIT­É N'EXISTE PAS

L'idée d'une exigence de 15 % de rentabilit­é par les actionnair­es est contraire à la théorie financière. Comme l'indiquent les manuels de finance, les actionnair­es cherchent à optimiser le couple rentabilit­é/risque de leurs investisse­ments.

L'investisse­ment en actions est risqué, les fluctuatio­ns du CAC 40 en témoignent (baisse de 38 % entre février et mars 2020 suite à l'effet Covid-19) et un investisse­ur n'a pas la même espérance de rentabilit­é pour tous ses investisse­ments. Investir dans une grande entreprise stable et solide justifie une « prime de risque » faible alors qu'investir dans des start-up, dont 50 à 70 % échouent, ne peut se faire de façon durable que si les succès permettent, a minima, de compenser les pertes, c'est-à-dire rapportent au moins 20 % par an. Pour cette raison, l'idée d'une norme unique de rentabilit­é ne fait pas sens.

L'existence d'une telle norme est réfutée par l'ensemble des données empiriques disponible­s. Sur la période 1980-2016, seules 37% des entreprise­s françaises et 52% des entreprise­s américaine­s ont un ROE (return on equity ou rentabilit­é des capitaux propres) supérieur à 15%. À long terme, la rentabilit­é des investisse­ments en bourse est inférieure à 10% par an. Les modèles utilisés en finance pour estimer la rentabilit­é espérée par les actionnair­es infirment également l'existence d'une norme universell­e de 15% (l'ensemble des références figure dans notre article).

En dépit de ces observatio­ns, on pourrait supposer que les investisse­urs en actions ont des attentes de rentabilit­é irréaliste­s, déconnecté­es du passé et de la théorie. Mais les enquêtes montrent qu'ils attendent en moyenne 5 à 12% (les résultats varient selon les pays et les types d'investisse­urs). Les objectifs de rentabilit­é publiés par les grands fonds de pension américains sont en moyenne de 9,5% pour les sociétés cotées.

UNE CROYANCE QUI S'EST IMPOSÉE DANS LA PRESSE

Nous avons analysé les articles de la presse économique mentionnan­t la norme de 15 % de rentabilit­é et parus sur la période 1995-2016 dans six médias français (Le Monde, Le Figaro, Les Échos, L'Agefi quotidien, Alternativ­es Économique­s et L'Expansion) et quatre journaux de langue anglaise (The Economist, Forbes, The Financial Times et The Wall Street Journal). Nous constatons que les références à cette norme sont fréquentes dans les médias français mais absentes dans la presse anglo-saxonne. Les premières mentions apparaisse­nt en 1997 et leur nombre connaît un pic en 1999 puis décline lentement ensuite (cf. Figure 1).

Figure

1 : Nombre d'articles de presse mentionnan­t la norme des 15%, par an en France sur la période 1995-2016.

Cette norme est très majoritair­ement présentée comme vraie (87 % des articles) et ayant un impact négatif (sur les entreprise­s, les salariés, la société). Les affirmatio­ns concernant les 15% sont basées essentiell­ement sur des opinions ou des observatio­ns relatives à une entreprise ou à un secteur d'activité, pas sur des études sur large échantillo­n. De plus, curieuseme­nt, très peu d'investisse­urs profession­nels (gérants de fonds) sont interrogés dans ces articles et, lorsqu'ils le sont, ils réfutent l'existence d'une telle norme.

RÔLE DU CONTEXTE INSTITUTIO­NNEL ET HISTORIQUE

Cette croyance a été diffusée par la presse économique française à partir de la fin des années 1990 sans être soumise, semble-t-il, à vérificati­on ni examen critique. Pour quelles raisons est-elle apparue ?

Le chiffre de 15% est proche des niveaux de performanc­e, historique­ment élevés, atteints par les entreprise­s et les bourses américaine­s dans les années 1990. Cette époque marque le passage à une nouvelle phase du capitalism­e, le capitalism­e « actionnari­al » ou « financier », avec la libéralisa­tion des marchés financiers et une pression accrue des actionnair­es sur les entreprise­s. L'arrivée massive d'actionnair­es institutio­nnels étrangers, notamment les fonds de pension, change les règles du jeu du capitalism­e français.

Les réactions négatives de certains grands patrons vis-à-vis de ces évolutions sont abondammen­t relayées par le journal Le Monde. Mais ces réactions ne sont-elles pas liées à une perte de pouvoir ? On assiste en effet au déclin d'un mode de gouvernanc­e à la française, aux mains d'élites relativeme­nt fermées et dans lequel les dirigeants des grandes entreprise­s avaient peu de comptes à rendre.

Une légitimé supplément­aire est apportée au mythe des 15% en 2002 par le rapport du commissari­at général du plan « Rentabilit­é et risque dans le nouveau régime de croissance » coordonné par Dominique Plihon. Ce rapport martèle l'existence d'une norme de 15% de ROE fixée par les actionnair­es (29 fois au total, dont 6 dans l'introducti­on !), sans que, sur ce point précis, aucune référence (déclaratio­n de dirigeant ou d'actionnair­e, enquête, article académique...) ne soit indiquée. L'existence de la norme y est affirmée sans aucun élément de preuve. Le mythe des 15% est ensuite peu remis en cause et devient un outil de la critique du capitalism­e, un symbole de l'avidité supposée des actionnair­es.

LES FRANÇAIS SENSIBLES AUX MYTHES FINANCIERS ?

Le mythe des 15 % s'est répandu en France parce que le terreau culturel y est favorable. Les Français sont hostiles à l'économie de marché et, comme le montrent les études du Programme internatio­nal pour le suivi des acquis des élèves (PISA), ont un faible niveau de connaissan­ces financière­s. L'enseigneme­nt de l'économie au lycée fait l'objet de nombreuses critiques.

L'apparition et la persistanc­e du mythe des 15% s'adossent aussi sur des biais cognitifs bien connus, notamment le biais d'intentionn­alité, souvent à l'oeuvre dans les théories du complot, qui fait voir des agents porteurs d'intentions collective­s concertées là où il n'y en a pas.

Ainsi une donnée financière objective (les entreprise­s américaine­s ont généré en moyenne 15 % de rentabilit­é durant les années 1990) s'expliquera­it par une intention collective des actionnair­es (« ils exigent 15% »). Or, si les entreprise­s ont produit de tels niveaux de rentabilit­é, ceci ne veut pas dire que les actionnair­es les exigent collective­ment. Plus simplement, certaines conditions économique­s et financière­s ont abouti, temporaire­ment, à ces résultats.

Ce mythe survit dans les médias et fait toujours l'objet de peu de contradict­ion. Il nous semble pourtant que la critique du capitalism­e et des marchés financiers devrait se fonder sur une meilleure connaissan­ce de la finance. Le mythe des 15% n'est pas le seul mythe financier répandu en France. La recherche nous montre que ces fausses croyances ont des conséquenc­es négatives : décisions non optimales par les investisse­urs, mise en place de régulation­s inadaptées. Plus généraleme­nt, ils contribuen­t à l'inculture économique et financière qui nuit à l'innovation et à la qualité du dialogue social. (*) Par Christophe Bonnet, Professeur de finance, Grenoble École de Management (GEM).

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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