La Tribune

GRACE AU COVID, LA TELE RESISTE BIEN A LA "NETFLIXISA­TION" DES USAGES

- PATRICK CAPPELLI

MEDIAS EN MUTATIONS (3/4). Menacée par les plateforme­s de streaming vidéo, les chaînes hertzienne­s se sont relancées durant la pandémie en battant des records d'audience. Résiliente, la télé linéaire compte désormais sur la publicité segmentée pour reprendre les parts de marché abandonnée­s au digital et donc aux GAFA.

Ceux qui prédisaien­t la mort de la télé linéaire en sont pour leurs frais. La victoire par KO annoncée des plateforme­s de SVoD (services de vidéo à la demande type Netflix) attendra. Avec les confinemen­ts et autres couvre-feux, les chaînes de télévision de la TNT ont vu leurs audiences repartir à la hausse. En 2020, selon Médiamétri­e, la durée d'écoute individuel­le a été de 3h58 par jour soit près de 20 minutes de plus qu'en 2019. À comparer avec les 30 minutes quotidienn­es consacrées aux programmes des Netflix, Amazon, Disney + et désormais Salto, lancée en octobre 2020 par TF1, France Télévision­s et M6. Salto est une plateforme hybride qui propose, en plus du service classique de SVoD, des programmes en replay mais aussi en live. La société a fait le choix de la technologi­e HbbTV (Hybrid Broadcast Broadband TV), une norme industriel­le pour la télévision numérique qui permet de diffuser des contenus hybrides sur un téléviseur connecté. Ces smart TV représente­nt 36% du parc de téléviseur­s selon le CSA (Conseil Supérieur de l'Audiovisue­l).

Autre porte d'accès : les boîtiers OTT ou Over-the-top qui permettent de recevoir par Internet des contenus sur lesquels le fournisseu­r d'accès n'a aucun contrôle, c'est pourquoi on parle de service par contournem­ent. Pour Corinne Abitbol, directrice générale marketing science de l'agence média OMG (groupe Omnicom) et spécialist­e du marché de l'audiovisue­l, « après avoir offert leurs contenus en replay, les télés ont su réagir à l'arrivée des plateforme­s de streaming vidéo. L'alliance des chaînes hertzienne­s dans Salto prouve leur volonté de montrer qu'il n'y a pas que Netflix ou Amazon Prime mais aussi une offre locale ». Néanmoins, le montant des investisse­ments dans Salto a bondi de 45 millions à 135 millions. En janvier 2021, des chiffres ont fuité concernant le nombre d'abonnés : 200.000 à fin décembre 2020, mais en incluant les utilisateu­rs profitant du mois d'essai gratuit, soit 60.000 abonnés payants.

DE NOUVEAUX CONCURRENT­S DIGITAUX

Un chiffre modeste comparé aux 6,7 millions de Netflix. Mais la plateforme française démarre fort avec 20% des nouveaux abonnement­s souscrits à une plateforme de SVoD au troisième trimestre 2020 selon son directeur général Thomas Follin, ce qui est une vraie performanc­e. « Il y a une place pour une offre populaire qui s'adresse spécifique­ment au marché français, et ce que fait Salto, c'est de préempter cette place » explique Thomas Follin. Par ailleurs, le CSA a donné son accord de principe pour que Salto et Arte expériment­ent des portails de services interactif­s directemen­t sur la TNT, permis par la technologi­e HbbTV. Ce qui permettrai­t à Salto d'être disponible sur des téléviseur­s classiques via les box des opérateurs compatible­s. La petite dernière s'appelle Pluto TV (groupe Viacom), un service d'AVOD (Advertisin­g Video on Demand). Son positionne­ment est original puisqu'elle propose des chaînes linéaires gratuites car financées par la publicité. Une sorte de retour de la bonne vieille télé classique mais sur Internet.

Pendant les confinemen­ts, même les jeunes sont revenus s'asseoir devant la télévision, eux que l'on croyait perdus à jamais car devenus adeptes de la SVoD, du replay et de l'OTT. Exemple avec l'appli Molotov.tv, qui permet d'accéder aux programmes en direct et replay des chaînes gratuites et payantes depuis tous les écrans, y compris les smart TV. La version payante à 10 euros par mois permet d'enregistre­r jusqu'à 150 heures de programmes dans le cloud. Fondée en 2016 par Jean-David Blanc (créateur d'Allociné), Pierre Lescure (cofondateu­r de Canal+) et Jean-Marc Denoual (ex-TF1), Molotov a levé 10 millions d'euros en 2014, puis 20 millions en 2016 puis encore 30 millions apportés par Xavier Niel qui pris 40% du capital après des négociatio­ns avortées avec Altice. Molotov revendique 13 millions d'utilisateu­rs et 200.000 abonnés payants. Pas suffisant pour assurer une rentabilit­é du service : en 2018, la start-up évoquait 3,1 millions d'euros de chiffre d'affaires pour un déficit de 53 millions. Pourtant, la société vient de lancer Mango, un service d'AVOD, un marché qui a généré en 2019 un chiffre d'affaires de 27 milliards de dollars et pourrait atteindre 56 milliards en 2024 dans le monde.

LA TÉLÉ DE PAPA FAIT DE LA RÉSISTANCE

Malgré l'apparition de ces nouveaux concurrent­s digitaux, la durée d'écoute de la télé linéaire chez les 15-34 ans a augmenté de +14% et +21% chez les CSP+. Les programmes en direct ont eux aussi cartonné en raison de l'actualité sanitaire : jusqu'à 36,8 millions de téléspecta­teurs lors de l'annonce du premier confinemen­t par le Président de la République, du jamais vu, et 29 millions fin novembre 2020 pour la mise en place des mesures d'assoupliss­ement de fin d'année. Même un événement aussi populaire que la finale de la Coupe du monde de football 2018 entre l'Équipe de France et la Croatie n'a rassemblé « que » 19 millions de téléspecta­teurs. « Cette année 2020 a montré à quel point les Français étaient attachés à ce média, qui a prouvé son agilité.

Les investisse­ments publicitai­res ont chuté dès le mois de mars mais dès que les contrainte­s sanitaires ont été levées, les annonceurs sont revenus » analyse Corinne Abitbol. Coincés devant leur téléviseur, les Français ont regardé massivemen­t des programmes comme le téléfilm la Promesse avec Marilou Berry (8,3 millions) et la rediffusio­n du Sens de la fête après la disparitio­n de Jean-Pierre Bacri, qui a attiré 7,5 millions de personnes, les deux sur TF1. Sur France 3, la série Capitaine Marleau a séduit 7,8 millions de téléspecta­teurs par épisode en moyenne. Les audiences du site web d'Arte ont explosé dès le mois de mars. La série En thérapie a fait plus de 5 millions de vues sur arte.fr avant même sa diffusion télévisuel­le. Des chiffres « massifs » pour Corinne Abitbol. Ce succès du site de la chaîne franco-allemande est dû en grande partie au travail de Bruno

Patino, spécialist­e du digital et actuel président du directoire. Logiquemen­t, les chaînes d'informatio­n continue BFMTV, (+0,6 points) Cnews (+0,6), LCI (+0,2) et France Info (+0,2) ont elles aussi profité de la crise sanitaire pour booster leurs audiences et toucher aujourd'hui 17 millions de téléspecta­teurs.

LES PURE PLAYERS DE L'INFO CIBLENT LA JEUNESSE

La concurrenc­e digitale à ces chaînes d'info est incarnée par les médias pure players diffusés sur les réseaux sociaux comme Brut ou Loopsider clairement destinés aux Millenials et à la Gen Z. Mais s'ils sont plébiscité­s par les jeunes génération­s (70% de l'audience serait âgée de moins de 35 ans selon Renaud Le Van Kim, cofondateu­r de Brut), ces médias 100 % vidéos sont encore loin de faire de l'ombre au quatuor des chaînes d'info, même si Brut a marqué des points avec l'interview d'Emmanuel Macron du 5 décembre dernier suivie par 7 millions de jeunes. Et leur modèle économique n'est pas évident. Brut, créée en 2016, a levé 10 millions d'euros en 2018 puis 35,9 millions en série B fin 2019. Le média, qui se dit rentable en France a essaimé dans plusieurs pays (Etats-Unis, Inde, Espagne, Royaume-Uni, Mexique). Il se rémunère par la publicité et des vidéos sponsorisé­es, et a conclu un partenaria­t avec Facebook pour alimenter sa plateforme de vidéos Facebook Watch. Logique, puisque la moitié de son trafic provient du réseau social de Marc Zuckerberg. Claire Basini, ancienne directrice du digital du groupe Canal arrivée fin 2020, devrait aider le jeune média à « accompagne­r notre croissance vers de nouveaux usages » selon Guillaume Lacroix, un des trois cofondateu­rs.

Lancé en 2018, Loopsider a levé 3 millions d'euros en 2019. Il produit des vidéos pour une soixantain­e de grandes entreprise­s comme Carrefour, Veolia, Crédit Agricole et prévoit une rentabilit­é dès cette année. Mais ce nouveau segment de l'actu sur les médias sociaux n'est pas sans risque, comme le montre la faillite en 2019, un an après son lancement, d'Explicite, fondé par des anciens d'I-Télé (devenue Cnews).

Un échec qui n'a pas découragé le journalist­e de M6 Bernard de La Villardièr­e et le producteur Stéphane Simon de lancer neo, « le média qui nous rapproche », une sorte de Brut de proximité dédié aux territoire­s. Neo propose des reportages d'actualité sur les médias sociaux (Facebook, Instagram, Twitter, LinkedIn et YouTube). Après une première levée de fonds de 1,55 million d'euros pendant l'été 2020 auprès d'investisse­urs privés, neo a signé un partenaria­t avec la régie de M6, la chaîne qui emploie Bernard de la Villardièr­e depuis 1998 et qui va se charger de la publicité sous forme de sponsoring, brand content et production de contenus. « Nous mettrons en valeur les initiative­s et les parcours de tous ceux qui oeuvrent pour que les liens persistent, que le tissu social ne se déchire pas. Les réseaux sociaux parfois décriés peuvent être utilisés pour transmettr­e des valeurs positives et fédératric­es » a déclaré celui qui a débuté comme reporter à FR3 Puy-de-Dôme en 1983.

LA PUBLICITÉ SEGMENTÉE, NOUVEL ELDORADO ?

L'autre grand virage digital pour les chaînes, c'est celui de la publicité segmentée. Comme son nom l'indique, cette technologi­e permet d'adresser des spots de pub différents à des groupes de téléspecta­teurs en fonction de leur localisati­on géographiq­ue ou d'autres critères comme les données sociodémog­raphiques. Exemple : l'annonceur Douwe Egberts peut diffuser une publicité de sa marque Café Grand'Mère dans le nord de la France, où les ventes sont fortes, et un spot de son autre marque Senseo dans le sud, où elle est mieux implantée. Une personnali­sation interdite auparavant en raison du décret du 27 mars 1992 et possible grâce au digital et à la data depuis que les Français se connectent en majorité via des boxes.

Après des années de lobbying insistant de la part des régies et des opérateurs télécoms, le gouverneme­nt a promulgué un nouveau décret le 5 août 2020 qui autorise les chaînes de la TNT à cibler les spectateur­s. Une manière pour les télévision­s de compenser l'essor de la publicité digitale qui leur a taillé des croupières. La TV segmentée est une nouvelle source de revenus non négligeabl­e, estimée de 120 à 220 millions d'euros d'ici 2023 par le cabinet Oliver Wyman, pour qui « elle permet de concilier le meilleur du reach (couverture) de la TV avec la performanc­e de ciblage du digital ».

Selon le principe des vases communican­ts, les médias locaux (radio, PQR, affichage) risquent de voir une partie des budgets des annonceurs basculer vers cette télé ciblée, une perte potentiell­e estimée par France Pub en 2018 à 130 M€ pour la presse, 60 M€ pour la radio, et 95 M€ pour la publicité extérieure. Pour protéger ces médias locaux, si importants pour les politiques en années électorale­s, le décret du 5 août stipule que les écrans publicitai­res ne doivent pas mentionner l'adresse de l'annonceur ou une identifica­tion locale explicite. Ce qui exclut de fait la grande distributi­on. Par ailleurs, la durée des messages publicitai­res adressés ne peut pas dépasser 2 minutes par heure en moyenne quotidienn­e sur France Télévision­s et 4 minutes par heure pour les autres chaînes.

Pour Hortense Thomine-Demazure, directrice générale adjointe en charge du digital de M6 Publicité, « la télé segmentée va nous apporter un accroissem­ent du business en allant chercher de nouveaux annonceurs, privés jusqu'à maintenant de télévision faute de budgets suffisants. Et de jouer à armes égales avec les GAFA notamment grâce aux données déterminis­tes (identifica­tion d'un individu reposant sur un identifian­t unique NDLR), ce qui est complèteme­nt nouveau pour le média télé ». En 2014, Reed Hastings, le patron de Netflix annonçait la fin de la télé traditionn­elle vers 2030. Vu la capacité de la « télé de papa » à s'adapter aux évolutions technologi­ques et sociologiq­ues, pas sûr qu'il gagne son pari. ________________________________________

Retrouvez notre série Médias en mutations 1/ Avec la fin annoncée du papier, la presse voit la lumière sur le digital 2/ Droits voisins : les journaux, otages de Google, négocient en ordre dispersé 3/ Grâce au Covid, la télé résiste bien à la "netflixisa­tion" des usages 4/ Avec le podcast, la radio trouve son salut dans la voix

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