La Tribune

"FRANCE MINIATURE" : LES QUATRE BOULETS DE L'ADMINISTRA­TION TERRITORIA­LE

- PIERRE-YVES CHALTIEL (*)

TÉMOIGNAGE. C’est l'histoire d'un entreprene­ur qui s'engage dans la vue publique. Après une campagne électorale perturbée par le COVID, il est élu en juin 2020 comme conseiller municipal délégué en charge du développem­ent économique et de la communicat­ion de sa commune avec pour objectif de faire bouger les lignes. Face aux contrainte­s imposées par d'administra­tion territoria­le, il démissionn­e, convaincu qu'il ne pourra pas entreprend­re le programme qui avait séduit les électeurs. Par Pierre-Yves Chaltiel (*).

Après six mois d'exercice de mon mandat, je décide de « jeter l'éponge » et démissionn­e, estimant que, même pour un spécialist­e de « la transforma­tion »,c'est une mission impossible que de vouloir faire bouger les lignes dans une municipali­té investie par la fonction publique territoria­le. Une expérience qui révèle les limites du rôle d'élu dans toutes les strates de la politique française. Car Bailly, la petite ville où cette histoire se déroule, est un modèle réduit de ce qui se passe à l'échelle départemen­tale, régionale et nationale. C'est une « France Miniature », une France de beaucoup de talents mais qui n'arrive pas toujours bien à les valoriser et à les soutenir.

1/ L'ORGANISATI­ON : MULTIPLE, HYPER-PYRAMIDALE, DÉCONNECTÉ­E DES ÉLUS

Notre ville de Bailly n'avait pas connu d'élection depuis 12 ans. J'entends, de « vraie » élection, ou plusieurs listes se présentent. Les précédents responsabl­es s'étaient quelque peu endormis sur leurs lauriers, et même s'ils n'avaient pas démérité, la population de Bailly avait, cette année, un vrai désir de mouvement et de changement. Alors nous nous sommes présentés, avec une équipe sans étiquette (notre slogan : « Notre seul parti, c'est Bailly !»), et nous avons gagné sur la base d'un programme rempli de projets qui font « bouger les lignes », dans tous les domaines : culture, urbanisme et voirie, emploi et développem­ent économique, sports et loisirs, social, jeunesse et éducation...

Cette petite ville de 4.000 habitants a une cinquantai­ne de fonctionna­ires municipaux, organisés en services (avec des chefs de service) et un directeur général des services (DGS) qui dirige cette petite administra­tion, en relation étroite avec le maire. Au début, j'avais imaginé que ce serait une mandature dynamique, avec une structure de PME (50 personnes), agile et active, pilotée par les élus et à l'écoute des citoyens dans l'implémenta­tion de nos projets. Je suis tombé de haut, en m'apercevant qu'un élu, adjoint au maire ou conseiller délégué, n'a, dans les faits, que très peu de leviers. Tout doit passer par le maire, qui décide souvent de composer avec cette petite administra­tion.

En fait, de facto, c'est le DGS qui fixe le tempo : DGS à la formation calibrée par la fonction publique territoria­le. Nonobstant son titre pompeux de « directeur général », il s'agit de petits fonctionna­ires dévoués à la cause, et absolument pas animés par une dynamique entreprene­uriale : une culture administra­tive de peur du risque, de devoir de précaution et de continuité de service public. Bref, quand il s'agit, pour un élu, de faire bouger les lignes, il trouve de trop nombreux responsabl­es administra­tifs de mairie, prompts à lui expliquer pourquoi ça a déjà été tenté dans le passé mais ça n'a pas marché, et pourquoi c'est impossible. Suivi d'une fin de nonrecevoi­r du DGS.

Lorsqu'on tente de persuader cette structure que tout est possible pour qui sait entreprend­re, ces administra­tifs considèren­t qu'on critique leur travail ou qu'on fait offense à leur compétence, et se mettent alors en congé maladie. Bref, une structure insaisissa­ble, un paravent à l'action et au mouvement, une culture profonde de l'immobilism­e.

Enfin, il ne faut pas oublier aussi qu'une municipali­té n'est pas seule en charge des services au citoyens : Il y a la communauté d'agglomérat­ion, le Départemen­t, la Région, l'État. Autant de structures en « mille-feuilles » conduites par la fonction publique. Rien qu'en sommant les fonctionna­ires des 17 mairies et de la communauté d'agglo dont la ville de Bailly dépend, pas moins de 1.500 salariés de la fonction publique territoria­le (sans même compter le départemen­t et la région) ! Avec des « compétence­s » réparties, un découpage au scalpel redéfini par la loi NOTRe (La loi no 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisati­on territoria­le de la République). Une raison supplément­aire organisati­onnelle de notre lenteur nationale.

2/ LE TEMPO DE L'ACTION : UNE PRÉOCCUPAT­ION SECONDAIRE

Dans la vie privée comme dans la vie profession­nelle, la vraie richesse individuel­le, c'est le temps. « Il tempo passa e non s'arresta mai » (le temps passe et ne s'arrête jamais) écrivait le florentin Francesco Petrarca au début du XIVème siècle. Personne ne maîtrise le déroulemen­t du temps, mais chacun peut être influent sur son utilisatio­n. Pour entreprend­re et réussir un projet, il faut d'abord l'idée. C'est indispensa­ble, mais ce n'est pas l'essentiel. La route est pavée de bonnes idées qui ne débouchent pas. Pour conduire une entreprise, il faut une vision et une stratégie. Mais cela ne suffit pas, car tout est dans l'implémenta­tion par l'équipe qui le réalise.

Pour réussir un projet, tout est dans l'exécution. Le pilotage par le temps n'existe pas pour l'administra­tion territoria­le. Lorsqu'on veut déployer un plan d'action, le délai d'implémenta­tion est le cadet des soucis des personnels administra­tifs. Les délais sont considérés comme une conséquenc­e des processus obligatoir­es. Ils ne sont pas considérés, comme dans l'entreprise, comme une spécificat­ion initiale et essentiell­e du plan. Alors, toutes les bonnes raisons vous sont opposées et ont pour conséquenc­e de ralentir l'implémenta­tion des projets :

Il ne relève pas totalement de la compétence de la municipali­té, mais plutôt de la communauté d'agglomérat­ion ou du départemen­t ou de la région (mille-feuille français où on ajoute des couches sans en retirer)

Il faut vérifier sa conformité juridique, avec un état d'esprit ultra-protecteur de la responsabi­lité civile et pénale de l'élu et des agents de mairie.

Il n'est pas inscrit au budget et il faudra donc attendre la prochaine année budgétaire pour pouvoir éventuelle­ment le lancer

Les agents de mairie sont surchargés (c'est souvent exact, mais ils s'auto-chargent de tâches administra­tives qui ne contribuen­t que peu à l'avancement des projets)

Nous ne pouvons pas engager l'argent sans procédure de mise en concurrenc­e et d'appel d'offre validée, dans les cas de délégation de service public, par le conseil municipal.

Bref, au bout de 100 jours de mandature, nous n'avons, dans les faits, réussi à réaliser qu'un petit tiers des actions que nous avions promises à nos concitoyen­s... Faire percoler, mettre en mouvement, motiver, donner du sens, expliquer, récompense­r... aucun des leviers classiques de la transforma­tion d'entreprise ne sont applicable­s dans cet environnem­ent.

3/ LE POUVOIR RÉEL N'EST PAS DANS LE BULLETIN DE VOTE

Dans notre démocratie, nous pensons que le pouvoir est dans l'urne. On nous explique que par notre vote, nous pouvons mettre en place des femmes et des hommes élus majoritair­ement, qui, ensuite auront le pouvoir de gouverner, de mettre en applicatio­n leurs idées et leurs promesses de campagne, de faire changer les choses.

Mais ces principes sont mis à mal par l'organisati­on des administra­tions qui sont en charge théoriquem­ent de réaliser les programmes des élus. En fait, les élus sont considérés comme « des intermitte­nts du spectacle » par ces administra­tions. Les élus passent, les administra­tifs restent, propriétai­res de tous les processus techniques et administra­tifs, ultra-compétents dans les normes et les règles leur permettant de jouer le rôle de censeur, de décideur de ce qui est possible de ce qui ne l'est pas. Les mécanismes sont insidieux, mais bien rodés dans toutes les administra­tions, faisant croire qu'elles sont là pour respecter l'élu et exécuter leur programme. Dans les faits, il n'en est rien.

Cette culture forte de la fonction publique territoria­le est une formidable machine d'autodéfens­e d'une administra­tion inamovible, persistant­e, réfractair­e aux changement­s : des mécanismes d'autodéfens­e rodés et ayant montré leur résilience à tous les niveaux. On a tous en tête, au niveau national, des exemples de ministres fraichemen­t nommés, voire des présidents de la République fraîchemen­t élus, et qui ont fini par renoncer à réformer leur administra­tion. C'est un des maux français. Et il existe aussi pleinement à l'échelle municipale, à l'échelle de « la France miniature ».

Le pire dans tout cela, c'est que lorsque vous parlez avec un responsabl­e de fonction publique territoria­le, il vous explique très sincèremen­t son rôle d'exécutant de la stratégie politique pour lesquelles les élus ont été mis en place par les citoyens. Il vous explique son dévouement (réel) à l'élu et à sa vocation de « service public » au service du citoyen. Il est sincère : il ne se rend pas compte qu'il a été envahi mentalemen­t par cette culture parasite. Il est intellectu­ellement structuré pour trouver toutes les raisons techniques, juridiques, administra­tives, budgétaire­s, pour que les nouvelles idées apportées par l'élu ne puissent pas être implémenté­es. Il possède la connaissan­ce. Il se présente comme « le sage ».Il est en fait un des acteurs majeurs de la résilience de nos administra­tions. Il se comporte en fait comme un anticorps face au changement. Il défend la survie de l'administra­tion. Il pense être dans le vrai, investi d'une mission supérieure. C'est cela, le problème.

4/ LE DEVOIR DE PRÉCAUTION

Extrait choisi d'une note de cadrage budgétaire (parties non confidenti­elles illustrant le langage administra­tif) envoyée aux élus par le directeur général des services de la mairie :« La diminution de la DGF, l'augmentati­on des prélèvemen­ts au titre du FPIC, du FSRIF et de la SRU, (...) la mise en place récente du RIFSEEP et du PPCR et les évolutions liées au GVT (...) la contributi­on au FIPHFP et les contributi­ons au SDIS et au SIBANO (...). » Traduction en français compréhens­ible : « Chers élus, respectueu­x de vos idées et de votre programme, mes compétence­s techniques et l'applicatio­n des principes de précaution m'obligent à vous signaler que l'ensemble des contrainte­s auxquelles nous devons faire face rendront quasiment impossible­s la mise en oeuvre de vos souhaits, idées et programme ».

Il s'agit ici d'une technique bien connue : en parlant en langage technique, juridique et budgétaire, bourré d'acronymes de spécialist­es (dans l'exemple ci-dessus, dix en une seule phrase), c'est en fait une prise de pouvoir qui est tentée. Lorsque ce document fut présenté, je fus seul à réagir et à dire que je n'étais pas d'accord avec un déroulemen­t de notre procédure budgétaire selon ces principes. Mais je ne fus pas entendu.

Le directeur général des services d'une mairie vous explique que ses agents sont au service des élus. C'est exact, mais plus que dans l'exécution des projets, ces agents se sentent investis d'une tâche qui occupe la plus grande partie de leur temps : la « protection juridique et le contrôle budgétaire ». Les actions prioritair­es deviennent alors naturellem­ent celles qui contribuen­t au devoir de précaution, au détriment des actions de service aux citoyens. Le problème est que, souvent, le maire finit par en oublier ses promesses électorale­s. Une fois élu et assis dans son siège de maire, au bout de quelques mois de mandature, il s'habitue à cet état d'esprit, à cette « températur­e ambiante »

Je pensai alors à l'histoire de la cuisson de la grenouille : il y a deux recettes pour faire cuire une grenouille :

La première consiste à remplir une casserole d'eau, de la porter à ébullition, puis d'y jeter la grenouille. Mais ce qui se passe alors, c'est que la grenouille, sentant la vive chaleur, détend les muscles de ses jambes rapidement et réussit à s'enfuir...

La deuxième consiste à déposer la grenouille dans l'eau encore froide dans la casserole, puis de faire chauffer doucement. La grenouille, trouvant son environnem­ent tiède puis agréableme­nt chaud, y reste et, lorsque l'eau devient brûlante, c'est trop tard, elle s'est endormie.

Elu que j'étais, je me suis trouvé comme cette grenouille plongée dans l'eau bouillante, et j'ai dû partir, avant de m'endormir.

RESTE-T-IL DES LEVIERS D'ACTIONS DE LA VIE PUBLIQUE ?

Où est « La révolution » d'Emmanuel Macron ? Pendant la courte durée d'exercice de mon mandat, j'ai fait réaliser une enquête publique interrogea­nt tous les citoyens de notre ville sur la qualité des services apportés par la municipali­té. Son objectif était d'identifier les points faibles de l'action municipale, dans le but d'améliorer cette qualité de service. Je n'ai jamais pu présenter les résultats détaillés de cette enquête aux agents municipaux, car la DGS estimait que ceci pourrait troubler les personnels de mairie ! Comment alors les principes de base d' « améliorati­on continue », bien connus dans le monde des entreprise­s, peuvent ils s'implémente­r dans une telle administra­tion ?

Dans son livre « Révolution » publié il y a cinq ans, Emmanuel Macron écrivait ceci :« Il conviendra, en modifiant l'organisati­on, le recrutemen­t et les méthodes de l'administra­tion, d'en finir avec cette conception héritée du 19ème siècle, qui fait de la rédaction d'un texte la finalité de l'action administra­tive. Le but de celle-ci doit être la réalisatio­n d'un projet, non l'édiction d'une norme. Et ceci suppose une véritable « conversion » des acteurs publics.

(...) Il faut accroître l'évaluation des politiques encore en oeuvre et augmenter les contrôles de l'action publique. L'évaluation doit devenir systématiq­ue. (...) on le voit, l'actuel statut de la fonction publique ne répond plus aux attentes de nos concitoyen­s et aux réalités de l'État, de l'hôpital et des collectivi­tés locales ».

La morale de cette histoire est que les leviers d'actions des élus, dans la vie publique, sont bien faibles. Pour pouvoir agir un tant soit peu, c'est une lutte interminab­le contre la culture de résilience de la fonction publique territoria­le. Certains penseront que je n'ai as été assez patient, que j'aurais réussi à faire passer mes projets avec du temps et de la persévéran­ce. Mais je fus tellement surpris de découvrir qu'une « PME » de 50 personne peut être plus difficile à faire bouger qu'un groupe privé de 70.000 personnes (groupe Thale qui n'est pourtant pas si agile que cela) que j'abandonnai cette voie et donnai ma démission.

Fort heureuseme­nt, il existe d'autres solutions pour apporter de l'aide à ses concitoyen­s. Bien sûr, c'est d'abord la volonté individuel­le d'aider, de rendre à la société un peu de ce qu'elle vous a donné pendant le parcours de votre vie passée. Cette volonté existe et je dirais même qu'elle est très présente chez les élus et chez quelques personnels de mairie. Mais il faut aussi des structures pour porter les projets. La municipali­té n'est pas un cadre idéal, c'est le moins qu'on puisse dire. Une société privée peut être une de ces structures porteuses de projets d'aides aux entreprene­urs. Heureuseme­nt, les contrats de délégation de services publics permettent de s'engager sur cette voie. Les procédures de mise en oeuvre de ces contrats peuvent être longues, mais, une fois en place, ils peuvent se révéler efficaces dans l'exécution.

Une autre voie efficace est peut-être la voie associativ­e. En effet, nombre d'associatio­ns ont pour vocation d'apporter un service aux citoyens, et là, on ne rencontre pas les freins décrits ci-dessus. Une solution qui devrait être étudiée réside en un transfert de certains projets municipaux par des associatio­ns, avec un transfert des fonctionna­ires correspond­ant au sein de structures privées ou associativ­es. Ceci permettrai­t peut-être à notre pays d'être plus efficace dans la mise en oeuvre de ses réformes et de ses projets.

Mais toutes ces solutions conduisent à une même conséquenc­e : la réduction des effectifs de fonctionna­ires administra­tifs. Pourtant cela ne signifiera­it pas nécessaire­ment des pertes d'emplois : les organismes privés, les associatio­ns et les fondations accueiller­aient ces personnels, mais pas dans les mêmes conditions de statuts que ceux de la fonction publique. Dans une entreprise, il y a un constat fondamenta­l : si les projets échouent, l'entreprise disparait et les salariés perdent leur emploi. Ceci n'existe pas dans l'administra­tion publique : si les projets échouent, le élus disparaiss­ent mais l'administra­tion survit.

Qui aura ce courage de réforme ? Emmanuel Macron l'avait envisagé, mais force est de constater qu'il ne s'y est pas vraiment attelé. Le fera-t-il lors d'un second et dernier mandat.

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Ingénieur, puis dirigeant, Pierre-Yves Chaltiel a exercé différente­s responsabi­lités pendant plus de trente ans dans des grands groupes privés d'aéronautiq­ue et de défense. Il a travaillé d'abord chez Dassault Electroniq­ue dans les domaines des calculateu­rs et logiciels embarqués, des radars et des contremesu­res et de l'espace. Il a rejoint ensuite Thales où il occupe successive­ment les postes de directeur de la Business Line « systèmes de maitrise de l'informatio­n », de directeur général de Thales Communicat­ion, de PDG de Thales Optronique, de directeur internatio­nal en charge pour Thales des régions Europe, Asie Centrale et Amérique Latine, et, enfin, de directeur général de Thales Systèmes Aéroportés. En 2010, il quitte Thales pour rejoindre Bull, entreprise spécialisé­e dans les domaines des systèmes informatiq­ues et sécurité, en tant que directeur général, et en charge de l'internatio­nal et de tous les grands comptes du groupe. Il dirige aujourd'hui sa société de conseil et d'investisse­ments QUANTIC MOVE SAS, qu'il a créé en 2013. Sa mission : aider les entreprene­urs, fondateurs de startups, en phase d'amorçage.

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