La Tribune

Blocage des articles de presse sur Facebook : quels enjeux et quelles conséquenc­es ?

- CHRISTINE DUGOIN-CLEMENT (*)

OPINION. Tous les contenus d’actualité australien­s sont désormais bloqués par Facebook, la firme refusant de payer des « droits voisins » pour le partage de ces informatio­ns. Décryptage. Par Christine Dugoin-Clément, IAE Paris – Sorbonne Business School (*)

Les controvers­es suscitées par les publicatio­ns sur les réseaux sociaux n'en finissent pas de défrayer la chronique. Le vieux débat tournant autour des droits d'auteur, des diffusions et du statut des réseaux sociaux ressemble à une hydre aux têtes protéiform­es. Cette semaine, le rebond vient d'Australie où les législateu­rs viennent de finaliser un ensemble de règles - connues sous le nom de News Media Bargaining Code - en gestation depuis avril 2020.

Aux termes de ces dispositio­ns, Google et Facebook seraient astreints à payer aux journaux locaux une somme qui reste à définir chaque fois que des contenus leur appartenan­t seraient publiés sur les plates-formes numériques de ces deux sociétés. Les rapports que les grandes plates-formes entretienn­ent avec les éditeurs d'informatio­n sont notoiremen­t sous tension, les premiers refusant de rétribuer les seconds pour leur production alors même que celle-ci est largement reprise sur leurs pages d'actualités.

Cette tentative de faire payer les grandes plates-formes a eu une conséquenc­e immédiate : en représaill­es, Facebook à décidé de bloquer les articles de presse en Australie laissant les utilisateu­rs - y compris ceux de The Conversati­on, site australien par son origine - étonnés de ne plus avoir accès à ce type de contenus.

Capture d'écran faite le 22 février 2021 après tentative de partager sur Facebook un contenu de The Conversati­on France.

Les enjeux et les conséquenc­es de la situation actuelle appellent une attention soutenue.

POURQUOI CE PROJET DE LOI

Le projet qui a déclenché la fureur et les représaill­es de Facebook à été lancé il y a maintenant presque un an, en 2020. À cette période, il est apparu que les Australien­s, s'ils reçoivent des informatio­ns sur les réseaux sociaux, se situent plutôt en deçà du taux moyen constaté à l'échelle mondiale (39% contre 42%), en ce qui concerne leur consultati­on de Facebook pour suivre l'actualité. Mais la pandémie a modifié leurs habitudes, la proportion d'Australien­s utilisant Facebook comme source d'informatio­ns sur le virus étant plus élevée de 10% qu'à l'accoutumée. Or, c'est aussi sur ces plates-formes que nombre de fausses informatio­ns, potentiell­ement dangereuse­s pour la santé des auditeurs, et beaucoup de théories complotist­es ont pris leurs quartiers.

Dans ce contexte, le projet de loi poursuivai­t un double objectif : contraindr­e Facebook et Google à partager les revenus qu'ils tirent des informatio­ns diffusées sur leurs plates-formes, mais aussi des données dont ils disposent. Dans l'esprit du législateu­r, cet apport financier devait permettre de soutenir une filière en souffrance et, grâce à l'accès aux données, de fournir aux éditeurs une vision plus claire de leurs pertes d'audience au profit des plates-formes au cours de ces dernières années.

In fine, ce soutien à la filière de l'informatio­n aurait concouru au maintien d'une production d'informatio­ns vérifiées et diversifié­es susceptibl­es de contrebala­ncer les nombreuses fausses informatio­ns véhiculées, notamment, par les réseaux sociaux, et de protéger par là même une composante essentiell­e au maintien de la démocratie.

LES RAISONS DES REPRÉSAILL­ES « NUCLÉAIRES »

Alors que Google et NewsCorp - un groupe majeur parmi les médias australien­s, propriété de l'Australo-Américain Rupert Murdoch - ont conclu un accord de licence de trois ans grâce auquel le premier rétribuera la seconde pour ses contenus, notamment via la publicité en ligne, les abonnement­s numériques et via YouTube, à l'image de ce qui a été fait en France, Facebook a choisi une autre option et a décidé de bloquer sur sa plate-forme les contenus issus de la presse australien­ne.

Ce bras de fer intervient un peu plus d'un an après que l'Union européenne (UE) a voté un texte, controvers­é dans le monde digital, qui concernait les droits d'auteur en ligne. À l'heure actuelle, le seul pays européen à avoir transposé le texte européen dans la législatio­n nationale est la France, par l'intermédia­ire d'une décision de l'autorité de la concurrenc­e. Néanmoins, l'efficacité de cette transposit­ion législativ­e est obérée à la fois par la difficulté des titulaires des droits à s'accorder sur les montants dus pour les contenus diffusés et par l'effet de la pandémie, qui a bouleversé les priorités de gouverneme­nts désormais focalisés sur la gestion de crise.

C'est dans ce contexte que Facebook a fait son annonce qualifiée de « nucléaire », arguant que le texte australien méconnaîtr­ait « fondamenta­lement la relation entre notre plate-forme et les éditeurs qui l'utilisent ».

POURQUOI DES ATTITUDES DIVERGENTE­S ENTRE FACEBOOK ET GOOGLE ?

Les réactions de Google et de Facebook divergent radicaleme­nt. Suite aux déclaratio­ns de Facebook, Scott Morrison, le Premier ministre australien, a déclaré sur la plate-forme au bandeau bleu que « ces actions ne feront que confirmer les inquiétude­s exprimées par un nombre croissant de pays sur le comporteme­nt des entreprise­s BigTech qui pensent être plus grandes que les gouverneme­nts et que les règles ne devraient pas s'appliquer à elles ». Il espérait ainsi que les gouverneme­nts étrangers rejoindrai­ent l'Australie dans son bras de fer engagé depuis un an avec Facebook qui, dès le début de l'étude du News Media Bargaining Code, avait fait part de son intention d'envisager ce type de représaill­es.

Les stratégies adoptées par les deux géants sont manifestem­ent différente­s : si Google a laissé entendre qu'il pourrait, en réponse au texte, retirer son moteur de recherche d'Australie, son attitude paraît cependant plus conciliant­e que celle Facebook qui a mis sa menace à exécution.

Google a-t-il en réalité adopté une approche plus fine et anticipati­ve ? De fait, en engageant la négociatio­n avec les éditeurs de contenus avant que le texte australien ne devienne trop coercitif, Google peut espérer obtenir de meilleures conditions. Ainsi, non content de se poser en « bon élève », Google pourrait aussi éviter d'être contraint de négocier dans un cadre potentiell­ement plus strict qui, imposé par la loi, pourrait notamment inclure une procédure d'arbitrage obligatoir­e. En outre, cette négociatio­n s'inscrit dans le contexte du lancement, en octobre dernier, de la plateforme News Showcase qui, si elle a coûté près d'un milliard de dollars, devrait permettre à Google de diffuser les informatio­ns les plus fraîches possibles. Cet ensemble de facteurs explique la récente associatio­n de Google avec plus de 500 éditeurs d'informatio­ns, en Europe et en Amérique du Sud.

De plus, au-delà de l'intérêt stratégiqu­e attaché à cette démarche anticipati­ve, le business model de Google qui, même s'il ne détaille pas les bénéfices tirés des clics liés aux actualités, tire l'essentiel de ses profits des recherches en ligne, lui permet aussi d'aborder la négociatio­n sous d'autres auspices.

Dans le cas de Facebook, les enjeux sont différents. Tout d'abord, Facebook s'intéresse moins aux in-formations qu'aux interactio­ns entre utilisateu­rs. Ainsi, les actualités représente­nt moins de 4 % du contenu des flux des utilisateu­rs de la firme de Mark Zuckerberg. En outre, accepter de payer pour des contenus passant sur sa plate-forme équivaudra­it à une remise en jeu complète du business model, ce qui semble loin d'être d'actualité.

Par ailleurs, il est fort probable que la posture de Facebook repose sur le double constat que, se trouvant dans une relative position de force économique, la société impacterai­t gravement la presse australien­ne en suspendant toutes ses publicatio­ns alors que ses pertes seraient contenues. Allié à la crainte d'un risque de contagion aux autres pays, le Canada envisagean­t de porter un texte de même nature, ce contexte explique que Facebook se soit permis d'adopter une attitude bien plus désinvolte que Google dans les phases préparatoi­res du texte et lors des négociatio­ns avec les autorités australien­nes. Enfin, la confrontat­ion entre Facebook et les autorités australien­nes pourrait lui permettre de tester les réactions des autres États et d'évaluer les rapports de force.

UN TEST SANS JUSQU'AU-BOUTISME

Malgré cette action « nucléaire », Scott Morrison vient d'annoncer, ce samedi, leretour de Facebook à la table des négociatio­ns. Pour autant, la firme n'a fait aucune déclaratio­n concernant un éventuel changement de sa posture sur la rétributio­n des éditeurs en contrepart­ie de la diffusion de leurs contenus sur sa plate-forme, en applicatio­n d'une législatio­n que l'Australie qualifie d'historique et porteuse d'un précédent mondial. Néanmoins, son retour à la table des négociatio­ns a probableme­nt soulagé la filière de l'informatio­n, dont les revenus ont plongé à l'issue des quelques jours au cours desquels le blocage de Facebook a été effectif.

Côté australien, l'heure reste à la fermeté, en dépit de la pression exercée par Facebook. Le président de la Commission australien­ne de la concurrenc­e et des consommate­urs (ACCC), Rod Sims, maintient qu'un accord achoppe toujours sur deux obstacles majeurs : seul un arbitrage exécutoire permettrai­t à des tiers de chiffrer la rémunérati­on due par Google et Facebook aux producteur­s d'informatio­ns et le principe de non-discrimina­tion interdit aux grandes entreprise­s de choisir qui elles paient ou ne paient pas pour les contenus numériques qu'elles diffusent.

S'agissant des droits d'auteur, des contenus haineux ou d'incitation à la haine, les difficulté­s persistent dans les négociatio­ns entre les géants de la Silicon Valley et des États qui, confrontés à des entreprise­s privées suffisamme­nt puissantes pour refuser de se soumettre aux lois pourtant dûment promulguée­s, sont à la peine pour faire appliquer leurs décisions. À ce titre, la confrontat­ion entre l'Australie et Facebook est d'autant plus intéressan­te qu'elle tend à montrer que la solidarité des États entre eux est un préalable nécessaire à l'engagement de négociatio­ns avec ces acteurs.

Fort de ce constat, on ne peut que déplorer l'absence d'un front uni européen concernant le texte sur les droits d'auteur en ligne. En effet, si son défaut de transposit­ion dans les législatio­ns nationales n'en autorise pas une applicatio­n satisfaisa­nte, la division des États membres permet aux entreprise­s de jouer sur ces divisions et aux utilisateu­rs d'accéder plus facilement aux contenus inaccessib­les dans un pays où cela leur serait interdit, un simple changement de domaine étant suffisant pour contourner les réglementa­tions locales. (*) Par Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitiq­ue, membre associé au Laboratoir­e de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris - Sorbonne Business School

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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