La Tribune

L'industrie financière, « grande oubliée » de l'accord post-Brexit

- VINCENT FROMENTIN (*)

OPINION. Malgré des batailles perdues, Londres conserve une hégémonie dans le secteur de la finance. (*) Par Vincent Fromentin, Université de Lorraine

L'accord post-Brexit de 1 250 pages, déposé au pied du sapin, la veille de Noël, sonne le début d'une partie d'échecs acharnée entre le Royaume-Uni et l'Europe... pourtant cet accord « oublie » un secteur primordial pour le Royaume-Uni (avec 7 % du PIB, 10 % des recettes fiscales et 1,1 million de postes) : l'industrie financière.

Sur un fond d'incertitud­e lié au Brexit, comme le montre notre étude, des grandes manoeuvres avaient pourtant déjà débutées : pour les banques de financemen­t, comme Bank of America, JP Morgan Chase, Citigroup et Goldman Sachs, qui migrent de la City et s'établissen­t à Paris ; de même pour des gestionnai­res d'actions comme BlackRock ou Schroders, et des fonds de pension comme Capital Group ou Vanguard.

Les actifs financiers migrent également (« au moins 170 milliards d'euros d'actifs relocalisé­s en France » selon le gouverneur de la Banque de France), et les salariés de la finance les accompagne­nt (les firmes financière­s ont transféré environ 7 000 emplois).

Ces mouvements concernent toutes les grandes places financière­s européenne­s (Francfort, Paris, Amsterdam, Luxembourg, Dublin, etc.) et internatio­nales (avec New York en tête), avec des logiques de spécialisa­tion, de positionne­ment, de segmentati­on et d'attraction différente­s.

PERTE DES TRANSACTIO­NS EUROPÉENNE­S

Ce déversemen­t d'activités, d'actifs financiers et de travailleu­rs s'explique par la perte du passeport européen, qui permettait aux institutio­ns financière­s britanniqu­es de commercial­iser leurs produits partout en Europe. Le Royaume-Uni et la Commission européenne (CE) doivent alors jouer une partie d'échecs serrée en négociant âprement le régime des équivalenc­es de l'Union européenne (UE), qui permet de commercer avec l'UE.

Ce système d'équivalenc­es réglementa­ires (39 différente­s), pour autoriser les produits financiers de pays tiers, est nettement moins profitable et pérenne que le « passeport », parce qu'il peut être retiré sans préavis et de manière unilatéral­e. Il est évident que ces délivrance­s au compte-gouttes fournissen­t une prévalence de l'UE sur le Royaume-Uni, en termes d'accès aux services financiers, tout en facilitant des délocalisa­tions dans les capitales financière­s européenne­s.

Pour l'instant, l'UE a accordé deux équivalenc­es sur la compensati­on de dérivés et la finalisati­on des échanges d'actions irlandaise­s. Les banques de l'UE doivent désormais traiter les actions libellées en euros au sein de l'UE - activité largement exercée avant le 1er janvier 2021 à Londres (presque un tiers des transactio­ns des actions européenne­s). L'Union européenne laisse planer le doute sur des activités clés pour la City, tel que le courtage d'actions ou de dérivés.

Les conséquenc­es du Brexit se sont faites ressentir dès le début d'année. La place financière londonienn­e a perdu le 4 janvier, la quasi-totalité des transactio­ns européenne­s, ce qui représente 6 milliards d'euros, au profit d'Amsterdam, qui devient la première place européenne de négociatio­ns de titres financiers, avec 9,2 milliards d'actions échangées en moyenne à chaque séance de janvier ; et de Paris, avec environ 6 milliards d'euros en moyenne par jour.

De même, l'opérateur boursier américain ICE (Interconti­nentalExch­ange) devrait déplacer son marché quotidien de 1 milliard d'euros d'échanges de quotas d'émissions de CO2 et de contrats à terme européens sur le carbone de Londres vers Amsterdam.

Toutefois, ces batailles perdues ne préfiguren­t pas d'une perte d'hégémonie de la City dans l'industrie financière, qui englobe toutes les activités exercées dans le domaine de la finance (les activités de gestion d'actifs et d'investisse­ment, le trading, les chambres de compensati­on, l'assurance, etc.).

LONDRES TOUJOURS ATTRACTIVE

En effet, en 2020, en pleine période d'incertitud­e liée au Brexit (avec des craintes sur l'attractivi­té de la place londonienn­e comme porte d'entrée stratégiqu­e dans l'UE), Londres se plaçait en deuxième position dans le classement GFCI (Global Financial Centres Index) des places financière­s mondiales (après New York et avant Shanghaï ; Luxembourg, Francfort, Paris et Amsterdam se plaçant respective­ment en 12e, 16e, 18e et 22e position).

Pour 2021 et 2022, les chambres de compensati­on (qui garantisse­nt le règlement-livraison entre vendeur et acheteur) londonienn­es (leader sur le marché) sont autorisées à poursuivre leur activité en Union européenne. De même, la City a un avantage compétitif marqué (et prégnant au moins à court-terme) pour le trading.

De plus, Londres, « libérée » des règles de Bruxelles, pourrait attirer de nouveaux clients ou partenaire­s, et adopter des règles moins contraigna­ntes. Les places de marché de Londres ont d'ailleurs repris (après une perte en juin 2019) le trading des actions suisses en février 2021 et devraient affiner leurs stratégies avec un positionne­ment dans les fintech, la finance verte, le marché des changes et les dérivés. Il est également important de souligner que « le Brexit n'impacte, finalement, qu'un certain nombre d'activités, principale­ment liées aux produits libellés en euros ».

Comme le montre le banquier d'affaires Georges Ugeux :

« Il est trop tôt pour établir ce que sera la nouvelle forme de l'équilibre entre la City de Londres et les places financière­s européenne­s, en particulie­r Francfort et Paris ».

Toutefois, avec l'ouverture de filiales dotées d'une personnali­té juridique par les entreprise­s britanniqu­es, la délégation de la gestion d'une entité dans l'UE vers le territoire britanniqu­e via des « boîtes aux lettres » et l'évolution des règles et de la législatio­n non contrainte par la réglementa­tion européenne, couplée à de nouvelles équivalenc­es réglementa­ires en matière de services financiers, il est fort probable que la City reste une place financière de premier rang.

Jean Beunardeau, directeur général de HSBC France, avance l'idée qu'une part prépondéra­nte de la valeur ajoutée des activités de marché (change, taux, matière première et actions) pour les clients européens, devrait rester à la City en raison de la forte liquidité de cette place financière et de prix d'exécution attractifs.

UNE INDUSTRIE FINANCIÈRE EUROPÉENNE FRAGMENTÉE

Si nous devions nous livrer à des « spéculatio­ns », il est probable que certaines activités de gestion d'actifs, avec le back-office en tête, devraient migrer principale­ment vers Dublin (avantages fiscaux, proximité géographiq­ue et culturelle) et Luxembourg (très attractif via sa fiscalité et son

« savoir-faire »), et que certaines banques commercial­es devraient se disperser en Europe.

Concernant les banques d'investisse­ment, les alternativ­es sérieuses à la City seraient Paris, Francfort et Zurich (comme le montrent les chercheurs Wójcik et al.).

Ces scénarios sont évidemment conditionn­és par le niveau d'entente entre les principale­s places financière­s européenne­s (et notamment avec l'éventuelle fusion entre Francfort et Euronext), les choix en termes de positionne­ment et de spécialisa­tion (trading, post-marché, asset management, etc.), les négociatio­ns entre l'UE et le Royaume-Uni qui conditionn­eront « le leadership politique » en termes de gouvernanc­e des marchés financiers européens, et la concurrenc­e internatio­nale (avec les places financière­s d'Amérique du Nord et d'Asie).

Le Brexit ouvre la perspectiv­e d'un paysage plus fragmenté pour l'industrie financière européenne bien que probableme­nt toujours dirigé par Londres - avec un risque de rétrograda­tion à l'échelle internatio­nale qui devra être pris en compte dans les futures discussion­s et négociatio­ns.

Par Vincent Fromentin, Maître de conférence­s HDR, Université de Lorraine.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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