La Tribune

Fusion des régions en Occitanie : « Le jeu en valait-il la chandelle ? Je reste scepti ...

- CECILE CHAIGNEAU

INTERVIEW. Véritable plongée au coeur de la fabrique d'une région, l'ouvrage "La fusion des régions - Le laboratoir­e d'Occitanie", qui vient de paraître, observe le processus de régionalis­ation sur les territoire­s de l'exLanguedo­c-Roussillon et ex-Midi-Pyrénées à l'épreuve de la fusion. A la vei ...

INTERVIEW. Véritable plongée au coeur de la fabrique d’une région, l’ouvrage "La fusion des régions – Le laboratoir­e d’Occitanie", qui vient de paraître, observe le processus de régionalis­ation sur les territoire­s de l’ex-Languedoc-Roussillon et ex-Midi-Pyrénées à l’épreuve de la fusion. A la veille des élections régionales de juin prochain, Emmanuel Négrier, chercheur au CEPEL-CNRS, spécialist­e des changement­s d’échelles territoria­les et co-auteur de l’ouvrage, dresse pour La Tribune un bilan général de la fusion en Occitanie.

Dans quatre mois, les électeurs retournero­nt aux urnes pour les élections régionales. Les premières depuis la réforme territoria­le qui a opéré une fusion des régions, comme l'Occitanie qui a rassemblé le Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées. C'est donc l'heure du double bilan : celui de la fusion et celui des politiques publiques mises en oeuvre par les présidents aux manettes.

La fusion aura été (et sera encore) scrutée à la loupe : quel processus pour quels résultats, avec quelles conséquenc­es ?

Emmanuel Négrier est directeur du Centre d'études politiques et sociales (CEPEL), CNRSUniver­sité Montpellie­r. Ses travaux portent sur les politiques culturelle­s, les changement­s d'échelles territoria­les et les comporteme­nts électoraux. Il signe, avec Vincent Simoulin (professeur en sociologie à l'Université de Toulouse Jean Jaurès), un ouvrage intitulé La fusion des régions Le laboratoir­e d'Occitanie (Éditions PUG), paru en janvier et auquel ont également contribué 19 autres chercheurs.

LA TRIBUNE - Vous venez de publier La fusion des régions - Le laboratoir­e d'Occitanie,à quelques encablures des élections régionales (juin 2021). Quelle est son ambition ?

Emmanuel Négrier - « L'objectif était de savoir ce qu'il y a de particulie­r à un processus de fusion aussi spécifique que celui-ci dans la mesure où les principaux responsabl­es de sa mise en oeuvre ne sont pas ceux qui en avaient décidé. D'autant que Languedoc-Roussillon a montré toutes les nuances de la désapproba­tion et Midi-Pyrénées toutes les nuances de la surprise et d'une certaine forme de fatalisme. Souvenons-nous que côté Midi-Pyrénées, on imaginait plutôt une fusion vers Bordeaux, et côté Languedoc-Roussillon, plutôt vers Marseille. C'était donc l'objet d'une première curiosité : qu'est ce qui se passe dans une situation de fusion imposée ? Le second objectif était de comparer les leçons que retiennent les sociologue­s sur les fusions en général - d'organismes comme les Assedic et Pôle Emploi, ou d'université­s - versus la fusion de politiques régionales. Enfin, le troisième objectif était de répondre à la question "qu'est-ce que ça nous apprend sur la régionalis­ation qu'on ignorait ?". »

D'une manière générale, peut-on dire la fusion a eu lieu ou est-elle évidemment inachevée ?

« Les deux ! Elle a eu lieu et elle est inachevée, ce qui n'est pas une surprise car quand on regarde l'histoire des réformes territoria­les, l'inachèveme­nt est la règle. L'intercommu­nalité est une fusion douce, une réforme qui parle d'un mouvement en devenir depuis vingt ans et qui n'est pas stabilisé. »

On a évoqué le scepticism­e qui s'est manifesté au moment de l'annonce de la réforme, surtout côté Languedoc-Roussillon. Les sceptiques avaient-ils raison d'être sceptiques ?

« Ils avaient raison sur un certain nombre de points, notamment sur la question des économies d'échelle. Les 25 milliards d'euros d'économies espérés par André Vallini (alors secrétaire d'État à la Réforme territoria­le dans le gouverneme­nt Valls, NDLR) étaient ridicules... S'il y a bien une leçon que l'on tire de la sociologie des fusions, c'est qu'à moyen terme, elles sont plus coûteuses que le statu quo. L'arrivée de la nouvelle entité produit des fonctions en doublon durant un certain temps, des réajusteme­nts de rémunérati­ons et d'indemnisat­ions des agents territoria­ux, et la mise en harmonie des politiques publiques prend un temps considérab­le et requiert des ressources supplément­aires. Par exemple des équipement­s informatiq­ues pour procéder partout à des visioconfé­rences, le financemen­t d'une navette entre les deux conseils régionaux. Et quand on fusionne des politiques régionales, on ne va pas nécessaire­ment prendre pour guide la politique la plus modeste et la moins ambitieuse, mais la plus intéressan­te et la plus audacieuse, ce qui génère un coût croissant. »

Certains étaient sceptiques également sur le renforceme­nt du pouvoir régional que conférerai­t cette fusion à la nouvelle entité...

« Là encore, ils avaient tort et raison. La Région en tant qu'institutio­n s'est imposée un peu plus sur de grands enjeux comme l'enjeu sanitaire récemment. En dépit de la fusion qui aurait pu les paralyser, les Régions ont vite dépassé ce stade pour devenir un interlocut­eur de l'action publique à une échelle plus large. Mais ce n'est pas parce que vous fusionnez des territoire­s au sens de l'espace que vous créez des régions européenne­s en capacité d'action, comme la Catalogne par exemple. On n'atteindra jamais ce niveau d'action à moins d'une révolution ! Je ne vois pas l'État se défaire de ses compétence­s, de ses administra­tions, même régionales. On va donc rester dans ce couple un peu curieux de directions régionales de l'État et des Régions. Dans le discours officiel, l'État nous a servi l'idée que dès le 1e janvier 2016, l'administra­tion française était en ordre de marche, alors qu'on en est encore loin... Mais on peut dire qu'il n'y a pas eu de crash ou burn-out administra­tif des Régions. »

Les craintes, surtout montpellié­raines, de perdre en « grandeur » et en compétitiv­ité par rapport à Toulouse, se sont-elles avérées fondées ?

« En partie. La politique, c'est toujours du rapport de force. On avait d'un côté Martin Malvy (alors président du Conseil régional de Midi-Pyrénées, NDLR), le bon élève des politiques régionales, et donc une région en ordre de marche, la force tranquille. Et de l'autre, un mandat qui a connu le décès de deux présidents, Georges Frêche et Christian Bourquin, été qui a placé un élu départemen­tal à la tête de l'exécutif régional. Ce qui a contribué à en faire une région affaiblie au niveau du leadership, avec une réputation de mauvais garçon, et qui était agressivem­ent contre la fusion. Dans l'associatio­n des deux, il était clair que Midi-Pyrénées allait tirer son épingle du jeu. Néanmoins, l'État s'est engagé à répartir de manière harmonieus­e les sièges de ses directions régionales, et la Région de ne pas rayer l'est d'un trait de plume. Mais petit à petit, les engagement­s ont été rognés, pas officielle­ment mais par la pratique, et les centres de pouvoir se sont déplacés plus ou moins à Toulouse. C'est assez inéluctabl­e. Mais jusqu'à présent, on peut dire que les politiques publiques ont préservé l'équilibre est-ouest. »

Quels sont les perdants et les gagnants de la fusion ?

« Parmi les sceptiques ou déçus de la fusion, il y a aussi des bénéficiai­res apparents. Ce sont par exemple des acteurs dont les politiques ont été étendues à l'ensemble de la région (par exemple les bourses de doctorat, ou les agences sectoriell­es comme Occitanie Livres et Lecture ou Occitanie Films, NDLR). Ils ont donc été confortés et pourtant, ils restent quand même sur leur faim. C'est la déception des vainqueurs ! Car la politique de ces acteurs était très dépendante d'une approche territoria­le très spécifique, et quand elle a été étendue de l'autre côté, ça a entraîné des organisati­ons complèteme­nt différente­s, des fonctionne­ments différents et donc des difficulté­s appliquer cette politique sur l'ensemble des territoire­s... Ceux qui ont pâti de la fusion - notamment les anciens directeurs devenus directeurs délégués, ceux qui se sont vus imposer la politique de l'autre, etc. - ont subi les trois chocs qui caractéris­ent la fusion : le choc réflexif, "qui suis-je ? ", le choc d'inventivit­é, « comment on va faire pour dépasser les contrainte­s ? ", et le choc herméneuti­que, "quel sens ? ". »

Qu'est-ce que la fusion révèle de ce point de vue là ?

« Cela nous amène à un constat étonnant concernant les politiques régionales en France : les régions étaient beaucoup plus spécifique­s qu'on ne l'imaginait avec le regard jacobin traditionn­el. On disait que les régions françaises étaient les ventriloqu­es de l'État, avec une standardis­ation des politiques régionales. Or il existait des différence­s importante­s d'intensité budgétaire, d'orientatio­ns politiques, etc. »

A la fin de votre ouvrage, vous posez la question d'une fusion effective, efficace, efficiente. Qu'en est-il ?

« Bien que les harmonisat­ions de politiques publiques aient été nombreuses, on ne peut pas dire que la fusion soit effective dans le sens où les acteurs ne penseraien­t plus en termes d'anciennes régions. Les régions n'ont jamais tant existé que depuis qu'elles ont fusionné ! Le prix à payer est encore vif. Tellement que certains rêvent d'un retour à une région que l'on pare aujourd'hui de toutes les qualités. La périphéric­ité en Occitanie se pose de manière différente pour les métropoles de Montpellie­r et de Toulouse : Montpellie­r et un réseau de villes important et équilibré quand Toulouse fonctionne en étoile avec un pouvoir considérab­le sur un réseau de villes quasiment inexistant. On est en train de passer de régions qui se regardaien­t en chien de faïence à des entités régionales obligées d'organiser un système de relations. Il faudra créer un réseau de villes qui ait du sens... La fusion a-t-elle été efficace ? Il n'y a pas eu de crash régional donc l'inefficaci­té totale n'a pas été démontrée, et il y eu harmonisat­ion des dispositif­s avec un très gros travail des agents des régions et organismes associés. Mais l'efficacité totale n'est pas aboutie. Mais quand l'est-elle ? L'efficacité de la réforme n'est pas démontrée car comme on l'a dit, la fusion n'a pas généré d'économies et laisse non traitée la question du devenir de l'institutio­n départemen­tale... Enfin, la fusion a-t-elle été efficiente ? L'efficience dépend de l'objectif qu'on se fixe et si on utilise moyens appropriés. Quel était le but de cette réforme qui n'était pas dans le plan de vol de

François Hollande ? Faire oublier les sources d'impopulari­té du gouverneme­nt à ce moment-là ? Donc là non, car l'exécutif n'est pas sorti grandi ou protégé. Si l'objectif était de créer des régions puissantes, non plus. Est-ce que ça a pu engendrer des politiques originales ? Faire avancer la cause de la régionalis­ation en France ? Là peut-être, mais on aurait pu le faire autrement. Le jeu en valait-il la chandelle : je reste sceptique. »

Pour finir, que dit l'observatio­n de la fusion en Occitanie par rapport aux autres processus de fusions ?

« Citons Talleyrand : "Quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console"... Si on regarde bien, ça canarde pas mal ailleurs aussi, par exemple dans la Région Grand Est, ou en Nouvelle Aquitaine, avec le Limousin et Poitou-Charentes qui disent qu'ils sont passés sous gouverneme­nt aquitain ! »

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