La Tribune

L'agricultur­e, futur eldorado des entreprene­urs ou des grands patrons?

- XAVIER HOLLANDTS (*)

OPINION. En 2050, il faudra nourrir près de 10 milliards de personnes sur Terre. Les défis agricoles et alimentair­es sont donc nombreux. Plusieurs entreprene­urs célèbres investisse­nt massivemen­t dans l’agricultur­e, en espérant tirer parti de ces opportunit­és ou en ayant la volonté de disrupter les marchés. Assistons nous désormais à une nouvelle révolution agricole ? (*) Par Xavier Hollandts, professeur d’entreprene­uriat et stratégie à KEDGE Business School.

Fin février marquait traditionn­ellement un rendez-vous important entre les Français et le monde agricole. Des centaines de milliers de visiteurs et de profession­nels se donnaient rendez-vous porte de Versailles pour le Salon internatio­nal de l'agricultur­e (SIA). Un temps fort de l'année pour toute une profession, et pour (re)tisser des liens entre les paysans et les citoyens. Ce rendez-vous annuel permettait aussi, grâce à de nombreux débats et émissions, de faire le tour des sujets d'avenir pour les filières agricoles.

DE NOUVEAUX INVESTISSE­URS DANS LES TECHNOLOGI­ES AGRICOLES

Parmi les tendances notables des derniers mois, une tendance inédite est en train d'émerger: l'agricultur­e devient le prochain eldorado des entreprene­urs (à succès). Jugez plutôt: Bill Gates est par exemple devenu le plus gros propriétai­re terrien aux Etats- Unis, et de nombreux patrons de la Silicon Valley, comme l'un des fondateurs de Google, investisse­nt dans le secteur agricole.

Ces entreprene­urs investisse­nt, en général, non sur le foncier, mais sur des nouvelles technologi­es (que l'on appelle agricultur­e cellulaire), dans le but de disrupter à terme les marchés agricoles.

Dans le monde, ce sont près de 500 sociétés, dont certaines sont soutenues par ces entreprene­urs ou des grandes fortunes, qui travailler­aient sur ce type de technologi­es. En France, Xavier Niel ou Marc Simoncini, bien connus pour leurs succès dans la tech ou le digital, soutiennen­t, via leur fonds d'investisse­ment, des startups développan­t des alternativ­es ou des substituts à la viande par exemple.

L'ÉMERGENCE D'INVESTISSE­URS MUS PAR UNE LOGIQUE FINANCIÈRE

Pourquoi cet intérêt soudain pour un secteur plutôt traditionn­el, alors que ces entreprene­urs se positionne­nt en général sur les nouvelles technologi­es ? On peut avancer quelques explicatio­ns, mais également souligner les conséquenc­es potentiell­es de ce mouvement inédit dans l'histoire de l'agricultur­e. En effet, si l'on fait un bref retour en arrière, la figure de l'investisse­ur « externe » a toujours existé dans l'agricultur­e : il peut s'agir d'un propriétai­re terrien ou d'une personne en lien avec son territoire.

Ce qui est relativeme­nt nouveau ces dernières années, c'est l'émergence d'investisse­urs mus par une logique financière. Pour la première fois, on assiste à des investisse­ments de la part de personnes qui n'entretienn­ent pas de lien personnel, physique ou sentimenta­l avec la terre: le foncier agricole devient un support d'investisse­ment presque comme les autres, rapportant un rendement et offrant des perspectiv­es de rentabilit­é.

UN ÎLOT DE STABILITÉ DANS UN MONDE INCERTAIN

On ne peut nier que les grands patrons soient en partie guidés par cette motivation potentiell­e. Mais cela va bien au-delà. Dans un monde mouvant, où la pandémie mondiale bouscule les marchés et brouille les perspectiv­es, l'agricultur­e et l'alimentati­on représente­nt incontesta­blement un îlot de stabilité dans un monde incertain. En effet, y compris en période de confinemen­t, les besoins primaires dont l'alimentati­on sont (encore) plus centraux.

Par ailleurs, la notion de prospectiv­e prend tout son sens dans l'agricultur­e, car certaines prévisions sont solides: à peu de choses près, les démographe­s sont capables de prévoir la population mondiale à horizon 2050. L'Organisati­on des Nations unies pour l'alimentati­on et l'agricultur­e (Food and agricultur­e organizati­on of the United Nations, FAO), comme de nombreux organismes, tablent sur 9 à 10 milliards de bouches à nourrir. Ceci offre donc une visibilité très forte pour les investisse­urs et autant de perspectiv­es alléchante­s.

En revanche, et c'est là, qu'intervienn­ent nos grands patrons, on ne sait pas encore exactement comment on pourra nourrir cette population. Est-ce qu'il va s'agir du même mix alimentair­e, avec la même proportion entre protéines animales et végétales, ou assistera-t-on à une recomposit­ion de de la demande et donc de la production? Sachant que la surface de terres agricoles n'est pas extensible dans le système terre et a même plutôt tendance à légèrement régresser.

UNE GIGANTESQU­E PARTIE D'ÉCHECS ENTRE GRANDS PATRONS

Certains observateu­rs soulignent que quelques entreprene­urs sont motivés par des raisons écologique­s alors que d'autres voient une opportunit­é, en réorientan­t notre consommati­on, de se positionne­r sur un secteur en croissance. Ces entreprene­urs, ont tous saisi un signal important: alors que l'agricultur­e se caractéris­ait par une grande stabilité de son équation productive (plus ou moins de facteurs travail et/ou capital), ce secteur peut peut-être connaitre un tournant technologi­que.

Les annonces récentes de plusieurs startups montrent que l'agricultur­e de synthèse ou agricultur­e cellulaire est désormais une réalité: on peut manger du poulet de synthèse à Singapour, un steak de boeuf de synthèse ou bien consommer du lait ou de la glace de synthèse. Toutes ces technologi­es, dont certaines sont assez controvers­ées, s'appuient sur des découverte­s scientifiq­ues et représente­nt autant de possibilit­é à terme de disrupter l'agricultur­e et une partie des filières agro-alimentair­es.

Par ailleurs, ces mêmes entreprene­urs ont bien retenu qu'un secteur ne connaissan­t pas de révolution technologi­que depuis longtemps était susceptibl­e d'être prochainem­ent disrupté. Il s'agit alors pour les Niel, Simoncini voire Gates de se positionne­r et d'investir sur les technologi­es potentiell­ement gagnantes de demain. Autant un pari stratégiqu­e qu'une gigantesqu­e partie d'échecs entre grands patrons.

UNE RÉVOLUTION AGRICOLE SANS AGRICULTEU­RS?

A terme, si ces tendances se poursuiven­t, quelles peuvent être les conséquenc­es pour l'agricultur­e? Premièreme­nt, nous risquons de perdre le rapport symbolique et nourricier à la terre: en effet, quel lien avec la terre quand la viande ou le lait sont produits dans des salles blanches ou des bioréacteu­rs de laboratoir­e ? Deuxièmeme­nt, et cela représente la menace la plus forte pour la profession agricole, ce virage majeur pourrait se faire sans eux.

En effet, ces production­s de synthèse ne nécessiten­t pas de savoir-faire agronomiqu­e, ni d'ailleurs de terres agricoles... et donc de paysans pour produire: le risque est alors grand que les paysans se trouvent exclus de cette possible révolution. L'enjeu de l'agricultur­e de synthèse est autant financier et industriel (comment produire en masse) que scientifiq­ue (quelle technologi­e est la plus viable ou représente le meilleur rapport cout/bénéfice). Dans cette équation, les agriculteu­rs sont exclus car ces entreprise­s pourraient très bien se passer de leurs services.

A l'heure actuelle, cela ressemble pour l'instant à un scénario lointain, voire à de la science-fiction, mais l'histoire économique a montré que ce types d'entreprene­urs n'avaient pas seulement des intuitions farfelues. La combinaiso­n d'investisse­ments massifs et des perspectiv­es ouvertes par l'agricultur­e cellulaire représente incontesta­blement un risque de déstabilis­ation potentiell­e. Aux agriculteu­rs d'en prendre conscience pour rester dans le jeu et ne pas se trouver écartés d'une prochaine révolution agricole.

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