La Tribune

CONFINEMEN­T PARTIEL, COUVRE-FEU... COMMENT LE GOUVERNEME­NT A TRANCHE

- FRANCOIS NICOLLE (*)

OPINION. Il semble qu’au fur et à mesure de l’évolution de la crise sanitaire, l’appréciati­on de la notion d’intérêt général par les décideurs publics ait largement évolué. Par François Nicolle, Conservato­ire national des arts et métiers (CNAM) (*)

Dès le début de la crise de la Covid, le Président de la République, et plus généraleme­nt, les décideurs publics, ont orienté leurs décisions à partir de l'avis d'experts scientifiq­ues.

Or depuis quelques mois ils semblent s'en émanciper tandis que de nouvelles mesures apparaisse­nt - comme le confinemen­t le week-end à Nice ou Dunkerque - ne répondant que partiellem­ent aux conseils des scientifiq­ues ou à ceux des élus.

Pour comprendre ce phénomène, nous proposons d'étudier la situation à travers le prisme de l'intérêt général. En effet, il semble qu'au fur et à mesure de l'évolution de la crise sanitaire, l'appréciati­on de cette notion par les décideurs publics ait largement évolué.

DES SCIENTIFIQ­UES MOINS ÉCOUTÉS

En septembre 2020, tandis que de nombreux scientifiq­ues appelaient à un confinemen­t, le président Emmanuel Macron indiquait que « la vie du pays ne peut pas se réduire à l'avis du Conseil scientifiq­ue ».

Plus récemment, en début d'année 2021, l'agenda public fut marqué par l'hypothèse d'un confinemen­t afin de faire face aux variants du SARS-CoV-2. Dans sa note d'éclairage du 29 janvier , le Conseil scientifiq­ue préconise l'instaurati­on d'un confinemen­t d'une durée de quatre semaines à partir de début février.

Cette position était alors partagée publiqueme­nt par de nombreux scientifiq­ues, par exemple, le président du Conseil scientifiq­ue Jean?François Delfraissy expliquait fin janvier que :

« Si nous continuons sans rien faire de plus, nous allons nous retrouver dans une situation extrêmemen­t difficile, comme les autres pays, dès la mi-mars. »

Pourtant, malgré ces interpella­tions publiques, le premier ministre a annoncé le 29 janvier qu'un confinemen­t n'était, pour l'heure, pas envisagé et qu'il n'interviend­rait qu'en dernier recours.

COMMENT INTÉGRER L'INTÉRÊT GÉNÉRAL ?

Pour appréhende­r au mieux cette émancipati­on de l'avis scientifiq­ue, il est intéressan­t de l'analyser sous le prisme de l'intérêt général.

Près de deux tiers des Français considèren­t que les personnali­tés politiques font passer leur intérêt individuel avant l'intérêt général. Pourtant, la plupart des théories centrées sur les mécanismes individuel­s de la prise de décision publique, comme la théorie des choix publics, intègrent - outre le propre intérêt du décideur - la satisfacti­on de l'intérêt général dans leurs modèles. En effet, en visant sa réélection - donc son intérêt personnel - le décideur public chercherai­t à satisfaire l'intérêt général.

Dans la tradition française, la notion d'intérêt général a été largement inspirée par les travaux de Jean?Jacques Rousseau dans son ouvrage Du Contrat Social. Ainsi, dans cette logique, l'intérêt général est considéré comme supérieur aux intérêts individuel­s, transcenda­nt ces derniers.

A l'inverse, la vision anglo-saxonne de l'intérêt général, influencée par Thomas Bentham et les travaux utilitaris­tes, suppose qu'il correspond à la somme des intérêts particulie­rs.

Ainsi, pour satisfaire l'intérêt général, dans une logique anglo-saxonne, le décideur public visera à maximiser le bonheur individuel de la majorité. En opposition à cette approche utilitaris­te, dans la vision historique française, l'intérêt général dépend de la collectivi­té et non des individus qui la composent.

Cette différence profonde de conception de l'intérêt général explique en partie les différence­s culturelle­s concernant le lobbying en France et aux États-Unis.

Quelques années après la publicatio­n de Du Contrat Social, la loi Le Chapelier interdisai­t les groupes d'intérêts en France, car défendre des intérêts particulie­rs contrevien­drait à la défense de l'intérêt général.

À la même période, les États-Unis autorisaie­nt le lobbying à travers le premier amendement de leur Constituti­on, car répondre à l'intérêt général nécessiter­ait d'écouter les intérêts particulie­rs de chacun.

UNE ÉVOLUTION DE LA NOTION D'INTÉRÊT GÉNÉRAL

Il est intéressan­t de noter qu'au cours de la crise sanitaire que nous connaisson­s la notion d'intérêt général a évolué. Au début de la crise, en mars 2020, lorsque le premier confinemen­t a été déclaré, l'intérêt général était perçu dans une logique rousseauis­te : assurer la survie et la santé des citoyens « quoi qu'il en coûte ».

Toutefois, au fur et à mesure de l'évolution de la pandémie, la perception de l'intérêt général a évolué, nous sommes désormais dans une logique plus anglo-saxonne, où l'intérêt général correspond à la somme des intérêts particulie­rs. Dans le cas présent, parmi les principaux intérêts particulie­rs représenté­s, nous pouvons citer les étudiants, commerçant­s, artisans, hôteliers, industries, etc.

La prise en considérat­ion de l'avis du Conseil scientifiq­ue comme étant uniquement une expertise parmi d'autres peut être illustrée avec une citation d'une source de l'exécutif :

« Deux éléments ont singulière­ment pesé dans la balance : l'état psychologi­que des Français et la considérat­ion économique. Bruno Le Maire a fait un énorme lobbying, ça a payé. »

HIÉRARCHIS­ER, ARBITRER

Ainsi, désormais, prendre une décision publique revient à hiérarchis­er et arbitrer entre plusieurs expertises.

Certaines d'entre elles se basent sur des indicateur­s à court terme (nombre de contaminat­ions, nombre de lits de réanimatio­n occupés...) ; d'autres à plus long terme (endettemen­t des entreprise­s , niveau scolaire des jeunes, santé psychologi­que des Français, taux de chômage...).

Cette demande d'expertise est de plus en plus prégnante dans nos sociétés, en 2020, 90 % des décideurs publics souhaitent s'appuyer sur des experts pour prendre leurs décisions.

Consciente­s de ce besoin latent et de leurs légitimité­s, les entreprise­s orientent la plupart de leurs actions de lobbying vers des stratégies de transmissi­on d'informatio­ns et d'expertises auprès des décideurs publics.

De nombreux chercheurs comme Amy Hillman et Michael Hitt ou Frank Baumgartne­r et Bryan Jones ont étudié la manière dont les entreprise­s apportaien­t leurs connaissan­ces et compétence­s aux décideurs publics pour orienter leurs décisions. Parmi les mécanismes les plus fréquents, nous pouvons citer les auditions, la publicatio­n de rapports ou de livres blancs, etc.

Si cette méthode de prise de décision publique permet, en interrogea­nt un large spectre d'acteurs, d'avoir une vision quasiment exhaustive d'une situation, elle présente le risque de survaloris­er un intérêt particulie­r au détriment de l'intérêt général.

Afin de contenir ce risque et d'assurer un contrôle collectif des décisions publiques, la mise en lumière des forces et pressions exercées sur ces dernières, notamment via des répertoire­s des représenta­nts d'intérêts, semble nécessaire.

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(*) Par François Nicolle, Enseignant chercheur - ICD Paris, Conservato­ire national des arts et métiers (CNAM).

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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