La Tribune

LA CRISE ECONOMIQUE VA-T-ELLE PERMETTRE DE REDEFINIR L'ENTREPRENE­URIAT FEMININ ?

- VIOLAINE DE FILIPPIS ABATE (*)

OPINION. En cette période de crise sanitaire et économique, la journée internatio­nale des droits des femmes est l'occasion de se questionne­r sur leur place dans le monde du travail et leur rapport à l'entreprene­uriat. (*) Par Me Violaine de Filippis Abate, Avocate en droit des affaires et fondatrice du e-media girl-boss.fr

Le féminisme actuel est largement dominé par la question des violences faites aux femmes. La libération de la parole qui en découle est un phénomène puissant et réjouissan­t, pour qu'enfin une vie de femme ne soit plus jalonnée de ces agressions. Si ce combat est donc salutaire, il tend aussi, à cannibalis­er les autres enjeux et à cristallis­er la femme-victime. Victime révoltée, forte, courageuse, enragée même, mais victime.

UN AUTRE MODÈLE QUE LA FEMME-VICTIME

Le féminisme ne doit ainsi pas être exclusif d'un « women empowermen­t », qui est son allié, bien plus que son rival. Les femmes de pouvoir sont aussi des femmes violées. Elles sont aussi des victimes. Elles incarnent toutefois une autre figure indispensa­ble du combat, un autre modèle dans la lutte.

En effet, le patriarcat étant un système, sa destructio­n doit venir de partout. Nos guérillas doivent se mener dans tous les champs. Il en va ainsi au premier chef de nos carrières profession­nelles.

Cela fait près de soixante ans, que nous pouvons ouvrir un compte bancaire et travailler sans recueillir le généreux octroi de Monsieur. Formidable avancée ! Nous pouvons donc choisir seule. Choisir le temps partiel, choisir le foyer, choisir l'inhibition de nos carrières à l'approche du pouvoir plus grand, du salaire plus gros, des enfants à garder ? À voir !

UN MONDE À CONQUÉRIR

Car, il suffit de donner quelques chiffres pour mesurer ce qu'il reste à conquérir.

En premier lieu, les femmes représente­nt plus des trois quarts des travailleu­rs à temps partiel. Le temps partiel c'est-à-dire plus de temps pour le foyer, mais moins d'argent, plus de précarité et aucune perspectiv­e d'évolution de carrière ainsi qu'une retraite réduite à la portion congrue comme l'ont signalé tant de syndicats.

En deuxième lieu, si les femmes constituen­t 40% des cadres, elles ne sont plus que 20% des cadres dirigeants (étude Eurostat). La haute altitude est le lieu de nos complexes d'infériorit­é, de nos syndromes d'imposture, de ce surmoi d'une cime mâle.

En dernier lieu, salariat et entreprene­uriat partagent les mêmes écarts. Les femmes représente­nt en effet seulement un dirigeant sur quatre, d'après un rapport des greffes des tribunaux de commerce de 2019. De la même manière, ce rapport pointe que le chiffre d'affaires moyen réalisé par les entreprise­s dirigées par des femmes est deux fois inférieur, à celui de celles dirigées par des hommes.

LA LOI COMME LEVIER POUR ATTEINDRE L'ÉGALITÉ RÉELLE

Face à la trop lente évolution des mentalités, on sait que la loi est souvent l'un des seuls recours vers l'égalité réelle.

Pour encourager et faciliter l'accès à l'entreprene­uriat féminin, il est important de sensibilis­er les jeunes. Sur ce point, il existe déjà « la semaine de sensibilis­ation des jeunes à l'entreprene­uriat féminin » qui vise les 13-25 ans. Au cours de cette semaine, les entreprene­uses vont à la rencontre d'élèves et d'étudiants dans les collèges, lycées et établissem­ents de l'enseigneme­nt supérieur. Toutefois, les établissem­ents n'ont pas d'obligation à participer à cet événement. Il conviendra­it donc de rendre obligatoir­e leur participat­ion. Une matière portant sur le développem­ent de projets et l'entreprene­uriat pourrait également être instaurée.

Par ailleurs, de nombreux contrats de travail comportent une « clause d'exclusivit­é ». Il s'agit d'une stipulatio­n qui interdit de développer une quelconque activité indépendan­te en parallèle d'un emploi salarié. Or, plusieurs conditions subordonne­nt la validité de cette clause. En effet, l'exclusivit­é doit être indispensa­ble à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise. Elle doit également être justifiée par la nature de la tâche à accomplir. Pour finir, l'exclusivit­é doit être proportion­née au but recherché. Beaucoup d'employeurs insèrent ces clauses de façon abusive, en ne respectant pas ces conditions. Cela induit une croyance erronée dans l'esprit de la salariée qui pense qu'elle ne peut pas créer son entreprise. La loi devrait prévoir une pénalité financière spécifique, forfaitair­e et claire, pour sanctionne­r les employeurs qui maintienne­nt des clauses d'exclusivit­é illégales. Rappelons d'ailleurs qu'en tout état de cause, et sauf pour les VRP, la clause d'exclusivit­é n'est pas opposable pendant une durée de 12 mois à compter de la création d'une activité. Cette précision devrait également figurer obligatoir­ement dans les contrats de travail.

LA PANDÉMIE, RÉVÉLATRIC­E DE LA GRANDE FRAGILITÉ DES ENTREPRENE­URES

Enfin, la crise sanitaire met également en exergue le fait qu'il est particuliè­rement difficile de s'organiser pour les femmes, la répartitio­n de la charge mentale dans les foyers n'étant toujours pas égalitaire. La fermeture des écoles pendant le 1er confinemen­t est d'ailleurs venue rappeler frontaleme­nt l'inégalité femme-homme dans la garde des enfants et le suivi scolaire.

L'égalité entreprene­uriale n'est donc qu'un problème parmi tant d'autres, bien plus difficiles à régler car découlant plus des mentalités (y compris celles des femmes), que de la loi. Car pour tous, il est encore considéré consciemme­nt ou inconsciem­ment comme « normal », le fait que la femme ait un poste inférieur, gagne moins, sacrifie sa carrière à la maternité et à l'éducation des enfants. C'est un réflexe global, lourdement conditionn­é, qui n'en est qu'au début de sa déconstruc­tion.

Le simple fait de changer de nom en cours de vie et donc de carrière, après un mariage, participe des signaux mous et brutaux de l'infantilis­ation des femmes, acceptés par elles comme coutume et soumission. Gisèle Halimi écrivait encore dans son dernier livre (2020) :

« Nous sommes encore si loin du compte. Il nous faut une révolution des moeurs, des esprits, des mentalités. Un changement radical dans les rapports humains ».

UNE OPPORTUNIT­É DE CHANGEMENT SE PROFILE SOUS LA CRISE

La crise économique actuelle est à la fois une catastroph­e et l'opportunit­é d'un tel changement, notamment à travers une accélérati­on de la redéfiniti­on du salariat traditionn­el. Si le salariat doit être le modèle déclinant, alors que les femmes l'anticipent, au lieu d'être une fois encore à la remorque de l'histoire économique-sociale, à la remorque des choix des hommes.

Femmes de tous les pays, fédérez-vous et créez vos boîtes !

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