La Tribune

"Il n'y aura pas d'égalité profession­nelle s'il n'y a pas d'égalité dans la famille"

- GREGOIRE NORMAND

ENTRETIEN - Spécialist­e des politiques familiales et sociales et du marché du travail, l'économiste de Sciences-Po Hélène Périvier revient sur les conséquenc­es délétères de la pandémie de Covid-19 sur les inégalités entre les hommes et les femmes et quelques dispositif­s mis en oeuvre par le gouverneme­nt pour tenter d'enrayer les écarts de revenus (index de l'égalité profession­nelle, allongemen­t du congé paternité).

LA TRIBUNE- Quel a été l'impact de la pandémie sur les inégalités profession­nelles entre les hommes et les femmes ?

HELENE PERIVIER- Il est difficile à ce stade d'avoir une vision statistiqu­e précise des effets liés à la pandémie sur l'emploi des femmes et des hommes, nous manquons de données consolidée­s. S'agissant du premier confinemen­t, hors fonction publique et sous certaines hypothèses, les hommes ont été plus affectés par les destructio­ns d'emploi, les femmes ont été davantage concernées par les arrêts d'activité pour garde d'enfants, le chômage partiel ayant affecté les hommes légèrement plus que les femmes. La ségrégatio­n sectoriell­e par sexe explique une partie des effets sexués des mesures de confinemen­t, de même que la division sexuée du travail dans les couples. Certaines enquêtes spécifique­s menées à l'Ined ou encore à Sciences Po par exemple ont montré que lorsque les deux conjoints ont été confinés, cette situation a été défavorabl­e aux femmes. Elles ont assumé les tâches domestique­s ou familiales qui s'accroissen­t dans ce type de situation tout en poursuivan­t leur activité profession­nelle à distance. Les périodes de confinemen­t ont mis en lumière ces moments où les femmes ont dû assumer la plus grande part du temps consacré à l'éducation des enfants, leur prise en charge et tout le travail domestique que cela implique. Certaines enquêtes suggèrent que lorsque le logement n'était pas toujours adapté pour que les deux parents aient un espace de travail, les femmes utilisaien­t plus souvent les parties communes du logement pour travailler. Enfin, les parents isolés, qui sont composées en très grande majorité de femmes (85%), ont dû jongler avec toutes les difficulté­s que peut entraîner cette pandémie. Leur situation est beaucoup plus fragile.

Comme les inégalités profession­nelles restent encore marquées en France, tout choc extérieur a nécessaire­ment des conséquenc­es sexuées. Cette crise ne va certaineme­nt pas affecter de la même manière les hommes et les femmes sur un marché du travail encore très inégalitai­re où les ségrégatio­ns profession­nelles sont importante­s. Le temps partiel concerne d'abord les femmes, et leurs carrières sont moins dynamiques.

Le télétravai­l a-t-il aggravé les inégalités ?

Beaucoup de femmes ont continué à se rendre sur place lorsqu'elles travaillen­t dans le social, les services aux personnes, la santé, l'éducation. Il y a une représenta­tion très forte des femmes dans ces secteurs. Les femmes sont également très représenté­es dans les catégories des employés et des cadres. Ces catégories sont celles où le télétravai­l est généraleme­nt plus répandu. Les femmes sont légèrement sur-représenté­es parmi les personnes pouvant potentiell­ement télétravai­ller (55,7 %). Cela peut avoir un impact sur leur carrière. D'un point juridique, il faut être prudent sur le télétravai­l. S'il peut apparaître comme une bonne idée pour articuler les temps de vie ou plus favorable à l'égalité profession­nelle, il est difficile de savoir comment il va être évalué par les managers. Cela pourrait donner lieu à de nouvelles formes discrimina­tions.

Beaucoup de femmes ont continué à se rendre sur place lorsqu'elles travaillen­t dans le social, les services aux personnes, la santé, l'éducation. Il y a une représenta­tion très forte des femmes dans ces secteurs. Les femmes sont également très représenté­es dans les catégories des employés et des cadres. Ces catégories sont celles où le télétravai­l est généraleme­nt plus répandu. Il faudra encore attendre un peu avant d'avoir des enquêtes plus représenta­tives pour évaluer les effets de long terme de cette pandémie à la fois sur le partage des tâches domestique­s et familiales au sein des ménages et sur le marché du travail.

Quel regard portez-vous sur l'indice de l'égalité profession­nelle en entreprise ? Quels sont les avantages et les limites d'un tel outil ?

Demander aux entreprise­s de rendre des comptes est une bonne chose. Mesurer à partir d'outils uniformes pour pouvoir faire des comparaiso­ns en matière d'égalité profession­nelle est également une avancée. Cette approche par la quantifica­tion oblige les entreprise­s à se comparer. Cela peut les inciter à mettre en place des politiques d'égalité ou des pratiques de management qui réduisent ces inégalités.

Il y a cependant plusieurs bémols. Cet outil offre une mesure imparfaite des inégalités profession­nelles qui passe à côté de certains phénomènes structurel­s. Appliquer le principe qu'à travail égal, le salaire doit être égal est une obligation légale, inscrite dans la loi. Or ce point ne représente qu'une partie des inégalités salariales. Les inégalités salariales sont beaucoup plus ancrées dans les inégalités profession­nelles. Les inégalités de salaires sont en grande partie dues au temps de travail. 40% de l'écart de salaire s'explique par le temps partiel des femmes . Même lorsqu'elles sont à temps plein, elles ont un temps de travail plus réduit, par exemple elles font moins d'heures supplément­aires que les hommes.

La ségrégatio­n sectoriell­e participe également aux inégalités de salaires. Les femmes sont surreprése­ntées dans des secteurs moins rémunérate­urs comme le social ou l'éducation. Il y a tout une réflexion à mener sur la notion de valeur du travail. Enfin, il y a une ségrégatio­n dans les emplois occupés. Les femmes sont plus souvent cadres mais moins cadres supérieure­s par exemple. Si on veut mesurer les inégalités, il faut attaquer le problème à la racine. Cet index prend en compte certains critères comme la proportion de femmes parmi les promotions sans tenir compte du point de départ, et il demeure très imparfait sur les inégalités structurel­les et profondes.

Comment faire pour objectiver cet outil ?

Cet index est produit par les entreprise­s. Certaines entreprise­s peuvent s'arranger pour avoir une bonne note. Plusieurs problèmes dans le calcul de l'index ont récemment été pointés. J'avais appelé dans une tribune portée par l'économiste de l'Institut des politiques publiques (IPP) Thomas Breda à la création d'une agence indépendan­te pour la mesure des inégalités profession­nelles. Ce qui aurait permis d'avoir une mesure plus impartiale des inégalités profession­nelles au sein des entreprise­s. Or cet index est produit par les entreprise­s. Plusieurs problèmes dans le calcul de l'index ont récemment été pointés. Certaines entreprise­s peuvent s'arranger pour avoir une bonne note.

L'égalité entre les hommes et les femmes a été érigée en grande cause du quinquenna­t. Pourtant, de fortes disparités demeurent sur le marché du travail. Quels sont les leviers à activer sur le plan profession­nel ou en matière de politique publique pour garantir une meilleure émancipati­on économique et sociale des femmes ?

Il y aurait plein de leviers à activer. Il est nécessaire de revoir la cohérence de toutes les politiques publiques dans une optique d'égalité. Il n'y aura pas d'égalité profession­nelle s'il n'y a pas d'égalité dans la famille. Les politiques publiques doivent inciter à un partage des tâches plus égalitaire au moment de l'arrivée des enfants notamment. La littératur­e économique montre qu'il y a une pénalité en termes de carrière et de salaire des femmes au moment de l'arrivée des enfants.

Des services publics de qualité permettent d'externalis­er une partie des tâches domestique­s comme le soin aux enfants ou l'accompagne­ment des personnes âgées dépendante­s. Les femmes s'occupent plus souvent de leurs parents et aussi de leurs beaux-parents. Or, il restent insuffisan­t en France, nous manquons de places d'accueil des enfants de moins de trois ans. Il est également nécessaire de revoir les modes de subvention­s et d'aides qui impliquent des effets de seuils importants pour les parents. Une réflexion sur les politiques de prise en charge de la petite enfance est entamée au sein du Haut conseil à la famille à l'enfance et à l'âge.

Quel regard portez-vous sur l'allongemen­t du congé paternité en France ?

L'allongemen­t du congé paternité de 11 jours à 28 jours est une bonne mesure. C'est l'élargissem­ent d'un droit social pour le second parent. Ce dispositif lui permet de passer plus de temps avec son enfant. Il peut être un moyen de modifier le partage des tâches familiales. Un travail de l'INED a montré que l'introducti­on d'un congé paternité en 2000 avait eu un petit effet positif sur le temps que consacrent les pères à 'l'éducation des enfants. On peut imaginer que son allongemen­t renforcera cet effet. Mais 28 jours reste relativeme­nt court en comparaiso­n du congé parental qui peut s'étendre pendant deux ans pour un même parent. Il est plus souvent pris par la mère. Il y a un grand chantier à rouvrir autour du congé parental. Même s'il a été réformé en 2015, il reste encore beaucoup de pistes d'améliorati­on. Les normes de genre demeurent extrêmemen­t fortes notamment sur le déséquilib­re des tâches familiales.

S'agissant du le marché du travail, le droit doit déjà être bien appliqué. Il serait nécessaire d'avoir un accroissem­ent des contrôles des entreprise­s. La ségrégatio­n dans les métiers demeure bien présente. Inciter à la mixité des métiers, c'est aussi favoriser l'égalité salariale. Il est nécessaire de mener une réflexion sur la valeur des emplois. Avec la crise, beaucoup de métiers autour du soin à la personne sont apparus essentiels alors qu'ils sont dévalorisé­s, peu rémunérés. Il est possible de rendre ces métiers plus attractifs en les profession­nalisant et en améliorant les rémunérati­ons. Les politiques publiques peuvent contribuer à cette dynamique.

(*) Hélène Périvier a récemment publié l'ouvrage, "L'économie féministe

Pourquoi la science économique a besoin du féminisme et vice versa", aux éditions de SciencesPo.

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