La Tribune

« L'ACCIDENT A PERDU SON CARACTERE EXCEPTIONN­EL »

- PROPOS RECUEILLIS PAR JULIETTE RAYNAL

EPISODE 2/7. Tout au long de la semaine, La Tribune publie une série d'articles à l'occasion du dixième anniversai­re de la catastroph­e nucléaire de Fukushima. Aujourd'hui, la doctorante en sociologie Valerie Arnhold explique comment les autorités de sûreté nucléaire ont, indirectem­ent, "normalisé" l'accident de Fukushima. Ce processus n'est pas intentionn­el et ne vise pas à minimiser la catastroph­e, mais il présente, selon la chercheuse, un certain nombre de risques.

Dans le cadre de sa thèse sur la sociologie des accidents nucléaires, Valérie Arnhold, doctorante au Centre de sociologie des organisati­ons à Sciences-Po et chercheuse sur projet dans le programme "Nuclear Knowledges", au Centre de recherches internatio­nales (CERI), a mené une enquête ethnograph­ique au sein des organisati­ons européenne­s et internatio­nales de sûreté nucléaire.

Son travail montre comment en intégrant la catastroph­e de Fukushima dans un cadre de pensée pour essayer d'en comprendre les leçons, ces autorités l'ont inclus dans des procédures de routines. Selon elle, l'accident du 11 mars 2011 "n'a pas questionné fondamenta­lement les pratiques de sûreté", contrairem­ent aux précédente­s catastroph­es nucléaires, et a ainsi suscité "une remise en cause très courte et limitée de l'énergie nucléaire".

Valérie Arnhold s'interroge également sur la conception "intrinsèqu­ement sûre" des réacteurs de nouvelle génération, les EPR. Elle rappelle que, du point de vue de la sociologie des risques, "un accident majeur dépasse, par définition, le cadre d'anticipati­on des ingénieurs et des experts". Interview.

LA TRIBUNE - Vos travaux montrent que l'accident nucléaire de Fukushima perd rapidement son caractère exceptionn­el dans la manière dont il est traité. Pourquoi ?

VALÉRIE ARNHOLD - Lors de l'accident, il est tout de suite question d'une catastroph­e exceptionn­elle de par l'ampleur de ses conséquenc­es et des débats que cela provoque. Cette première réaction s'inscrit dans un discours historique du secteur nucléaire qui a souligné l'exceptionn­alité des accidents nucléaires. Cette approche est héritée des débats autour de l'utilisatio­n de la bombe atomique, qui ont donné naissance aux mouvements anti-(énergie) nucléaires dans les années 70.

Dans l'histoire plus longue des activités nucléaires, l'accident a ainsi été construit comme exceptionn­el. Avant les accidents de Three Mile Island [en mars 1979, ndlr] et de Tchernobyl [avril 1986, ndlr], le discours officiel des autorités publiques consistait à dire que les accidents nucléaires étaient exclus. Ces deux accidents ont donc été interprété­s comme la preuve que ce discours était faux et que l'accident nucléaire était possible. Les pouvoirs publics et les autorités de sûreté ont alors renouvelé leur promesse de protéger la population en s'appuyant sur la prévention nucléaire et en renforçant les centrales contre certains scénarios d'accidents.

L'accident de Fukushima a été géré en France grâce à ces mêmes pratiques de sûreté nucléaire. Le traitement de l'accident s'est inscrit dans une continuité de la prévention des accidents nucléaires. Cela ne signifie pas que l'accident n'a rien changé. Il y a eu des investisse­ments et des nouvelles mesures sont venues compléter les dispositif­s de sûreté déjà existants, comme les digues et les Diesel d'ultime secours (DUS) [qui doivent garantir le fonctionne­ment des systèmes de refroidiss­ement de l'installati­on dans une situation critique, ndlr].

Mais, contrairem­ent aux accidents précédents, les pratiques de sûreté nucléaire n'ont pas été questionné­es fondamenta­lement. Surtout, l'accident n'a pas bouleversé les projets d'avenir en matière de nucléaire, ni les politiques nucléaires déjà en place.

Quelle a été la différence de traitement par rapport à la catastroph­e de Tchernobyl ?

V.A : Je vois deux grandes différence­s dans le traitement de Fukushima par rapport à celui de Tchernobyl. La première relève du mode de prise en charge de l'accident. Après Fukushima, certaines structures existent pour comprendre l'accident et évaluer sa gravité selon différente­s catégories. Cela permet de proposer des explicatio­ns communes et des discours plus coordonnés au niveau internatio­nal. Ces structures- là n'existaient pas après l'accident de Tchernobyl. La coopératio­n internatio­nale en matière de sûreté nucléaire était très peu développée. L'échelle Ines qui permet de catégorise­r les accidents de 0 à 7 n'existait pas et cela a donné lieu à des interpréta­tions beaucoup plus hétérogène­s. Résultat, les mesures de protection des population­s étaient très variées en Europe, et parfois même contradict­oires. Cela a suscité un débat bien plus controvers­é que lors de l'accident de Fukushima.

La nature des débats politiques est donc très différente de celle de Tchernobyl. Après l'accident de Tchernobyl, il y a des critiques radicales de l'action publique et du secret entretenu autour de cette industrie. Depuis, les organisati­ons de sûreté nucléaire jouent un rôle de plus en plus important dans le débat public. Après l'accident de Fukushima, elles arrivent à cadrer les débats. Ainsi, l'accident de Fukushima devient avant tout un problème pour la protection des centrales ellesmêmes, et non pour la protection des population­s ou pour la politique nucléaire. Les questions portent surtout sur les leçons à tirer pour une meilleure protection des centrales.

J'ai réalisé une étude de la couverture médiatique des deux accidents qui montre très clairement que l'accident de Fukushima fait beaucoup moins l'objet de critiques des autorités ou de débats qui questionne­nt le maintien ou non du nucléaire, que pour Tchernobyl. En 1986, les débats portaient surtout sur la question du secret, voire parfois du mensonge d'Etat sur un certain nombre d'informatio­ns qui n'ont pas été données, en particulie­r sur les effets sanitaires en France. Cela suscite une critique plus large des institutio­ns nucléaires et de leur caractère non démocratiq­ue et opaque. Ces débats vont alors déboucher sur l'instaurati­on des autorités de sûreté nucléaire, l'ASN en France. L'objectif de ces organisati­ons consiste à rendre l'énergie nucléaire plus transparen­te. Cela va avoir des effets très concrets sur la façon dont sera interprété l'accident de Fukushima et des leçons qui seront tirées.

Vos recherches montrent que cet accident a été normalisé. Par quels processus cette normalisat­ion s'est opérée ?

V.A : La normalisat­ion n'est pas un discours qui vise à minimiser l'accident mais un processus qui consiste à tenter de comprendre ce qui s'est passé afin d'en tirer des leçons. Autrement dit, la normalisat­ion n'est pas un processus intentionn­el, mais un effet indirect de tout ce travail d'analyse et de compréhens­ion. Les organisati­ons de sûreté essayent de rendre l'accident gérable. L'enjeu est d'intégrer la catastroph­e dans un cadre de pensée pour essayer de comprendre quelles sont les leçons à en tirer.

Plus largement, ces retours d'expérience suggèrent qu'un retour à la normale est possible et permettent de réaffirmer que les pratiques actuelles peuvent être préservées sans questionne­r les causes plus structurel­les d'un accident.

Pour les autorités de sûreté, ce processus est un peu paradoxal. En effet, Fukushima est un choc, mais c'est aussi une opportunit­é pour renégocier le statu quo sur la sûreté nucléaire avec l'objectif de convaincre les opérateurs nucléaires, en France EDF, d'investir davantage dans la sûreté nucléaire. Or, avec le processus de normalisat­ion, la catastroph­e de Fukushima est, au fur et à mesure, intégrée dans des procédures de routine. L'accident perd son caractère exceptionn­el et donc il est plus difficile pour l'ASN de l'utiliser comme vecteur de négociatio­ns pour des investisse­ments de sûreté plus massifs.

Qui est à l'oeuvre de ce processus de normalisat­ion ?

V.A : Au départ, les gouverneme­nts ont joué un rôle. Le gouverneme­nt autrichien a notamment proposé de mettre en place des stress tests inspirés du système financier [ces tests de résistance consistent à simuler des conditions économique­s et financière­s extrêmes mais plausibles afin d'en étudier les conséquenc­es sur les banques et de mesurer leur capacité de résistance à de telles situations, ndlr]. L'idée consiste à réévaluer la sûreté des centrales en Europe avec la possibilit­é d'en fermer certaines. Les différente­s autorités de sûreté nucléaires européenne­s se sont réunies et ont très rapidement proposé un cahier des charges commun. Les gouverneme­nts ont alors donné le mandat à ces acteurs pour réaliser les tests de résistance. Mais dans les faits, l'exercice n'a pas du tout permis de poser la question : faut-il fermer certains réacteurs en raison de leur trop faible niveau de sûreté ?

Initialeme­nt, la Commission européenne avait suggéré que cet exercice soit élaboré avec la participat­ion de profession­nels qui n'évoluent pas dans le nucléaire afin d'avoir un panel d'experts plus hétérogène. Ce n'a pas été le cas et cela a contribué à réduire le champ des questions posées. Les questions ont renvoyé à des enjeux qui étaient déjà dans la réglementa­tion en France, comme la protection des centrales contre les risques de séismes et d'inondation­s. Ce sont des sujets qui étaient déjà sur la table. Ils ont simplement été approfondi­s pour obtenir le renforceme­nt de dispositif­s matériels de sûreté.

Ce processus présente-t-il des risques ?

V.A : Le risque de la normalisat­ion c'est de se focaliser sur ce qu'on sait déjà et de ne pas envisager un événement qui soit réellement inattendu et inédit. Or, on peut se demander dans quelle mesure il ne faudrait pas repenser cette façon d'aborder les accidents si on constate que cela n'a pas permis de prévenir un accident comme celui de Fukushima.

Par ailleurs, le processus de normalisat­ion réduit les points d'accès d'un travail critique et les prises dans les débats. La normalisat­ion tend à conduire vers un débat qui reste entre les mains des experts. Cette technicité permet de préserver un débat qui reste très endogène et qui rend le coût d'entrée plus élevé pour des acteurs non spécialisé­s. Le poids de la sûreté nucléaire dans le débat français ne facilite pas les débats critiques qui pourraient véhiculer des cadrages alternatif­s.

Aujourd'hui, quel est le discours officiel autour du risque nucléaire ?

V.A : Les discours sur la possible survenue d'un accident nucléaire restent relativeme­nt ambigus. Avant les accidents de 1979 et de 1986, on disait que les accidents étaient exclus. Aujourd'hui, le discours reconnaît que le risque zéro n'existe pas. C'est devenu dicible, alors que pendant longtemps ça ne l'était pas. Mais désormais, les autorités de sûreté sont là pour prévenir les accidents par tous les moyens possibles. Donc, en théorie, les accidents nucléaires sont possibles, mais dans les faits, les autorités font tout pour les prévenir afin, a minima, de "pratiqueme­nt" les exclure. C'est un objectif inscrit dans les normes européenne­s de sûreté nucléaire. Le risque est ainsi délégué aux experts. Ce glissement dans le discours n'est pas anodin car il renvoie à des choix politiques fondamenta­ux qui ne sont pas débattus : peut-on vivre avec une technologi­e qui pourrait avoir de graves conséquenc­es ? Ce n'est pas qu'une question technique, c'est un choix politique.

Le débat sur les choix énergétiqu­es de la France est justement au coeur de l'actualité, l'Etat devant prendre la décision de construire, ou non, six nouveaux réacteurs de troisième génération (EPR)...

V.A : Oui et ce qui est d'ailleurs intéressan­t c'est que la sûreté nucléaire a joué un rôle clé dans la justificat­ion de construire de nouveaux EPR. Leur conception a été imaginée après l'accident de Tchernobyl avec la promesse de créer un réacteur "intrinsèqu­ement sûr", capable de protéger la centrale des plus graves accidents y compris de la fusion du coeur, grâce au récupérate­ur de corium qui vise à préserver le coeur fondu au sein de la centrale pour éviter une explosion et ainsi pratiqueme­nt exclure les accidents.

Cette idée, nous pouvons la questionne­r du point de vue de la sociologie des risques. En effet, un accident majeur dépasse, par définition, le cadre d'anticipati­on des ingénieurs et des experts. La seule conception des réacteurs, même si elle est « intrinsèqu­ement sûre », n'est pas suffisante. Le bon fonctionne­ment d'une centrale ne repose pas que sur des éléments technologi­ques mais sur un système bien plus large qui fonctionne grâce à des interactio­ns entre des éléments techniques et des acteurs humains.

Les EPR sont-ils potentiell­ement plus problémati­ques du point de vue des accidents ?

V.A : Les EPR sont potentiell­ement plus problémati­ques du point de vue des accidents car ils ont été plus largement dimensionn­és, en raison des nouveaux objectifs de prévention à la conception. Ce sont des réacteurs d'une puissance électrique de 1.500 MW et donc potentiell­ement plus dangereux que les réacteurs anciens [ceux qui ont aujourd'hui 40 ans ont une puissance électrique de 900 MW, ndlr], même s'il ne faut pas non plus négliger les dangers liés au vieillisse­ment des réacteurs..

Selon moi, la constructi­on de ces nouveaux réacteurs devrait donc être débattue de façon bien plus ouverte car les conséquenc­es d'un potentiel accident concernent tous les citoyens français et même ceux des pays voisins. Or, EDF a déjà lancé des commandes de pièces avant même que la décision politique ne soit prise. [EDF a indiqué le 28 janvier dernier avoir déjà demandé à Framatome de lancer la production de certaines pièces forgées pour de nouveaux EPR, sans attendre que le gouverneme­nt français ait décidé de lancer ou non un programme de constructi­on de réacteurs, ndlr] Cela ne veut pas nécessaire­ment dire qu'ils vont servir à produire de l'électricit­é un jour. Mais cette approche, qui n'est pas nouvelle, est aussi utilisée pour précadrer fortement la décision des pouvoirs publics.

Retrouvez demain deux nouveaux épisodes de notre série : "La décontamin­ation des sols reste un casse-tête" et "La filière nucléaire en opération séduction auprès des étudiants".

SÉRIE. Fukushima, 10 ans après

Episode 1 : EDF doit faire encore plus pour la sûreté de ses centrales nucléaires Episode 2 : "L'accident a perdu son caractère exceptionn­el"

Episode 3 : La filière nucléaire en opération séduction auprès des étudiants

Episode 4: La décontamin­ation des sols reste un casse-tête

Episode 5 : L'Allemagne postnucléa­ire veut être championne de l'hydrogène vert Episode 6 : A Fessenheim, des projets de reconversi­on freinés par la faune et la flore

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