La Tribune

LOI PACTE: «L'INTERET SOCIAL LAISSE AUX ACTIONNAIR­ES LE POUVOIR DE DECIDER DES OPA»

- PROPOS RECUEILLIS PAR GIULIETTA GAMBERINI

ENTRETIEN. Adoptée en 2019, la loi Pacte visait à renforcer le rôle de l'ensemble des parties prenantes de l'entreprise. Le conflit autour du projet de fusion entre Suez et Veolia, ainsi que la pression exercée par deux fonds sur Danone et son PDG Emmanuel Faber, semblent remettre les actionnair­es au centre du jeu. Dominique Stucki, associé au sein du cabinet Cornet Vincent Ségurel et auteur d'un ouvrage sur la raison d’être en entreprise, analyse cette dynamique pour La Tribune.

LA TRIBUNE - Le sort de Suez semble de plus en plus dépendre de ses actionnair­es, qui seront appelés, lors de l'assemblée générale de mai, à se prononcer sur le projet de fusion Veolia. Est-ce compatible avec la notion d'"intérêt social" consacrée par la loi Pacte (Plan d'action pour la croissance et la transforma­tion des entreprise­s), adoptée en 2019 ?

DOMINIQUE STRUCKI - L'une des grandes nouveautés de la loi Pacte est effectivem­ent la consécrati­on légale, dans le droit français, de la notion d'"intérêt social". Cette notion existait déjà depuis longtemps en jurisprude­nce, où elle était utilisée dans divers cadres. La loi Pacte non seulement l'a faite entrer dans le Code civil, à l'alinéa 2 de l'article 1883, mais en a aussi fait une notion qui commande le fonctionne­ment de toute société, en l'associant en plus au respect des enjeux sociaux et environnem­entaux de l'activité.

La question est alors tout d'abord de déterminer dans quelle mesure une offre publique d'achat (OPA) de Veolia sur Suez répond à l'intérêt social de chacune des deux sociétés. Ces intérêts peuvent toutefois être définis de manière différente et être en conflit. Ainsi, Veolia semble affirmer que son intérêt social est de se renforcer grâce au rapprochem­ent avec Suez. Suez proclame que son intérêt social est en revanche de rester indépendan­t.

Or, la nécessité de prendre en compte les intérêts de l'ensemble des parties prenantes, intrinsèqu­e à la notion d'intérêt social, devrait favoriser une convergenc­e de ces deux visions. Mais dans la jurisprude­nce antérieure à la loi Pacte, l'intérêt social n'a jamais été utilisé pour permettre aux autres parties prenantes de contrer celui des actionnair­es. On n'y avait recours que pour reprocher à un dirigeant d'avoir commis une faute de gestion contraire à l'intérêt de l'entreprise, et ainsi justifier sa révocation, voire engager sa responsabi­lité.

Le fait que le Code civil fasse désormais le lien entre l'intérêt social et le respect des enjeux sociaux et environnem­entaux semble certes changer en partie la donne, puisque le dirigeant doit désormais tenir compte de ces enjeux, et donc indirectem­ent des intérêts d'autres parties prenantes que les actionnair­es, dans sa gestion. Toutefois, la loi Pacte, qui limite la nécessité de prendre en compte l'intérêt social aux décisions de gestion, n'a pas privé les actionnair­es de leur pouvoir de décider en dernier lieu sur le bien fondé d'une OPA. Si une offre est considérée comme recevable par l'AMF, ce sont eux qui en dernier recours décideront si ils veulent apporter leur titre à l'offre. De ce point de vue, l'intérêt social doit donc effectivem­ent céder par rapport au droit individuel de chaque actionnair­e de disposer de ses titres.

La loi Pacte a également consacré la notion de "raison d'être" d'une entreprise. Tant Suez que Veolia en ont adopté une. Est-ce qu'une telle démarche est compatible avec la fusion qui se dessine ?

Suez et Veolia ayant fait le choix de ne pas les inclure dans leurs statuts, il ne s'agit pas vraiment de "raisons d'être" régies par la loi Pacte. Et puisque leur formulatio­n est axée sur la préservati­on des ressources planétaire­s, elles ne semblent pas s'opposer au projet de rapprochem­ent, puisque l'entité qui résulterai­t de la fusion pourrait être dotée d'une raison d'être similaire.

Troisième notion consacrée par la loi Pacte, celle de "société à mission". En juin dernier, Danone est devenue la première entreprise du CAC40 à y adhérer. Aujourd'hui toutefois, elle se trouve soumise à la pression d'actionnair­es lui reprochant un défaut de rentabilit­é, à laquelle son conseil d'administra­tion semble avoir partiellem­ent cédé en retirant les pleins pouvoirs au PDG Emmanuel Faber. Cette dynamique remet-elle en question son choix?

La loi Pacte a introduit, en modifiant le Code de commerce, la possibilit­é pour toute société qui a déjà adopté une "raison d'être" dans ses statuts, d'y ajouter des "missions" correspond­ant à des objectifs sociaux et environnem­entaux. Danone a modifié ses statuts en ce sens en juin 2020, et cette initiative a obtenu le soutien de 99,4% de ses actionnair­es réunis en assemblée générale. Elle est d'ailleurs venue officialis­er l'ancrage social que l'entreprise met en avant depuis des décennies, ainsi que son engagement environnem­ental, plus récent.

Le conseil d'administra­tion de Danone qui s'est réuni le 1er février n'a toutefois pas du tout remis en cause le choix de l'entreprise de devenir une société à mission, ni les objectifs fixés dans les statuts. La décision du conseil d'administra­tion visant à séparer les fonctions de président de celles de directeur général porte d'ailleurs sur la gouvernanc­e de l'entreprise, qui n'est pas inscrite dans la raison d'être ou dans les missions de Danone. Cette évolution rappelle en outre qu'un dialogue constructi­f entre la direction d'une société cotée et des actionnair­es peut permettre d'aboutir à des aménagemen­ts consensuel­s conformes à l'intérêt social, dès lors que les dirigeants sont à l'écoute des demandes d'évolution de leurs fonctions et que le conseil d'administra­tion joue pleinement son rôle d'arbitre impartial.

Le choix de Danone de devenir une entreprise à mission peut-il néanmoins avoir motivé l'attaque de ces fonds?

Le fait que ces fonds soient remontés au créneau depuis, en demandant l'éviction d'Emmanuel Faber malgré le fait qu'ils aient obtenu gain de cause sur la mise en place d'une gouvernanc­e bicéphale, peut effectivem­ent laisser penser qu'ils ne sont pas à l'aise avec le modèle qu'il incarne, d'entreprise associant des objectifs sociaux et environnem­entaux à la recherche de rentabilit­é. L'un de ces fonds aurait d'ailleurs voté défavorabl­ement à l'adoption de la mission statutaire en juin 2020. Et si c'est leur objectif, s'attaquer à Danone, première société à mission du CAC40, peut effectivem­ent être efficace. Ce qui se passe dans cette entreprise modèle peut en effet décourager des sociétés plus petites désireuses aussi d'inscrire des missions dans leurs statuts.

Cela montre aussi que le terme « activiste », abondammen­t utilisé de manière péjorative par certains commentate­urs pour dénoncer - à juste titre - les pratiques et les attentes court-termistes de certains fonds, tout particuliè­rement ceux dont l'activité régulière consiste à « shorter » les titres de sociétés, prétendant infléchir la stratégie dans le but spéculatif non avoué de générer une baisse du cours de Bourse, - dont ils tirent directemen­t leurs revenus -, peut sans doute également être employé pour ceux qui voudraient remettre en question un nouveau modèle d'entreprise plus responsabl­e. Il n'a pas vocation en revanche à incriminer les fonds, de plus en plus nombreux en France, dont la seule préoccupat­ion est de faire progresser, au travers de leur droit d'expression, les pratiques de gouvernanc­e et l'impact social et environnem­ental des entreprise­s dans lesquelles ils investisse­nt.

Parmi les objectifs de Danone, il y a toutefois aussi celui de « construire le futur avec ses équipes ». Est-ce compatible avec le plan social annoncé à l'automne, justifié aussi par des raisons de rentabilit­é ?

La dimension sociale revendiqué­e par Danone n'est sans doute pas facile à concilier avec le plan de départs contraints exigé par sa stratégie de relocalisa­tion de ses activités. Dans une société à mission, on peut en effet avoir parfois des frottement­s entre diverses dimensions du projet. Des arbitrages difficiles sont parfois nécessaire­s. L'enjeu est de trouver un équilibre.

Lire aussi : Mathias Vicherat, Danone : « La loi Pacte n'interdit pas aux entreprise­s à mission de se réorganise­r »

Est-ce que dans le cadre d'une société à mission les autres parties prenantes disposent néanmoins de moyens supplément­aires leur permettant de s'opposer aux actionnair­es ?

La définition de "missions" dans les statuts implique la création d'un "comité de mission" chargé d'en suivre la réalisatio­n, et de rendre à ce propos un rapport annuel. Les administra­teurs sont d'ailleurs obligés d'en tenir compte dans leurs décisions, au risque d'engager leur responsabi­lité.

Ce comité de mission, présidé chez Danone par Pascal Lamy, aurait par exemple la faculté de se pencher sur la compatibil­ité avec les missions définies dans les statuts du plan stratégiqu­e, et aussi du plan social et économique, de Danone. Il peut par ce biais légitimer, ou pas, les choix faits par Emmanuel Faber. Il ne pourrait en revanche pas se prononcer sur les choix de gouvernanc­e, qui n'entrent pas dans le périmètre des « missions » de cette société.

D'une manière générale, craignez-vous une remise en cause de l'avenir de la loi Pacte ?

Non, car un mouvement des transforma­tions des entreprise­s, allant bien au-delà de la France, est déjà engagé. L'Union européenne est notamment en train d'élaborer les textes d'applicatio­n des règlements Taxonomie et Disclosure, qui imposeront aux gestionnai­res d'actifs, qui entrent au capital des sociétés cotées, d'afficher leur impact sur l'environnem­ent. Ceux qui aujourd'hui sont mal à l'aise avec un modèle citoyen de l'entreprise vont devoir évoluer pour ne pas être mis de côté par leurs propres investisse­urs. Et les performanc­es extra-financière­s des entreprise­s en quête d'une transforma­tion de leur activité vers un modèle durable attireront probableme­nt de plus en plus d'investisse­urs profession­nels réellement engagés, isolant davantage les fonds court-termistes ou opportunis­tes. Au demeurant, si tous les fonds sont soumis aux mêmes exigences de transparen­ce en termes d'impact des activités qu'ils financent, leurs exigences financière­s, qu'elles restent élevées ou deviennent plus modérées, seront probableme­nt harmonisée­s, ce qui est sans doute un facteur favorisant la prise en compte croissante de la performanc­e extrafinan­cière de leurs participat­ions en tant que composante à part entière de leur politique de sélection.

Ces textes européens, contraigna­nts, iront donc au-delà de la loi Pacte et de ses dispositio­ns en partie facultativ­es. Dans quelques années, on n'aura probableme­nt plus besoin de devenir une entreprise à mission pour s'afficher comme une entreprise citoyenne.

Est-ce qu'il faudrait revoir la législatio­n sur les OPA?

Je pense plutôt que l'AMF doit clarifier sa position sur la recevabili­té des offres. Elle a toujours considéré devoir jouer un rôle principale­ment formel. Mais le projet de rapprochem­ent entre Veolia et Suez semble indiquer qu'elle va désormais aussi devoir davantage analyser les questions de fond comme le respect de l'intérêt social.

Propos recueillis par Giulietta Gamberini

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