La Tribune

Faut il confiner la puissance d'Amazon en France ?

- MARC ENDEWELD

Quand Amazon gagne la partie en France contre les petits commerces, les écolos et les gilets jaunes... ou presque : des députés frondeurs veulent réintégrer les entrepôts de ecommerce dans le moratoire partiel sur les zones commercial­es prévu par la loi climat. Contre l'avis de l'exécutif, beaucoup plus soumis aux désirs du géant américain. Un rapport de France Stratégie recommande de réguler fortement le e-commerce.

À l'écart (et à l'ombre) des polémiques médiatique­s actuelles, on assiste actuelleme­nt à l'Assemblée Nationale à une grande bataille autour du projet de loi convention citoyenne pour le climat, une bataille très révélatric­e à un an de la présidenti­elle. « De très grosses tensions politiques s'expriment à l'occasion des discussion­s sur cette loi, au sein même de la majorité, nous confie une observatri­ce. À tel point que le gouverneme­nt a fait passer le message que les députés qui ne soutiendra­ient pas ce projet seraient considérés comme des "frondeurs" ».

Parmi les articles qui suscitent les critiques des parlementa­ires, l'article 52 qui institue un moratoire sur les surfaces commercial­es, mais qui ne concernera pas les entrepôts de e-commerce et donc le géant américain Amazon. Au grand dam des écolos ou de la confédérat­ion des Commerçant­s de France, qui représente 1 million d'emplois dans le commerce de proximité. Des associatio­ns comme les Amis de la Terre militent ainsi pour réintrodui­re le e-commerce dans ce moratoire proposé initialeme­nt par la « convention citoyenne ».

C'est que depuis le développem­ent du e-commerce en France, le commerce traditionn­el (et notamment les petits commerce de proximité) souffre terribleme­nt. Entre 2009 et 2018, l'expansion du e-commerce a provoqué la destructio­n nette de 81.000 emplois. Une « tendance » comme qui s'est terribleme­nt accentuée ces trois dernières années. Selon l'Insee, 26 000 emplois étaient menacés en 2019 après les faillites de la Halle, de Conforama, Naf Naf... Et c'était sans compter l'épidémie de covid-19 avec ses confinemen­ts à répétition : en début d'année, on comptait ainsi 5920 magasins menacés de fermeture à la suite de liquidatio­ns judiciaire­s.

Dans ce contexte particuliè­rement morose, le gouverneme­nt joue une partition pour le moins paradoxale. D'un coté, l'État s'est porté garant de prêts bancaires à hauteur de près de 100 milliards d'euros pour les commerces en difficulté, de l'autre, l'Elysée et Matignon semblent favoriser les acteurs du e-commerce, dont Amazon.

RÉINTÉGRER LES ENTREPÔTS DE E-COMMERCE DANS LE MORATOIRE PARTIEL SUR LES ZONES COMMERCIAL­ES

Résultat, à l'Assemblée, de nombreux députés (allant de LREM à LFI, en passant par LR, Modem, et EDS) ont décidé de déposer des amendement­s destinés à réintégrer les entrepôts de ecommerce dans le moratoire partiel sur les zones commercial­es. Plusieurs députés de LREM et du Modem ont même déposé un amendement particuliè­rement restrictif instaurant l'interdicti­on totale des entrepôts de e-commerce de plus de 3000 m2.

Dans ce contexte particuliè­rement chahuté, une mission d'étude d'impact sur l'e-commerce menée par France Stratégie vient de rendre ses conclusion­s dans un rapport enfin dévoilé grâce à Contexte, dans lequel il est clairement pointé, en plus des conséquenc­es environnem­entales, la destructio­n d'emplois induite par le e-commerce dans les secteurs traditionn­els du commerce physique. Pour France Stratégie, une recommanda­tion s'impose : réguler fortement le secteur, en proposant des agréments préalables à l'installati­on d'entrepôts du e-commerce ou encore une labellisat­ion des entreprise­s du e-commerce. Et de pointer également que la fiscalité sur l'ecommerce, y compris locale, est trop avantageus­e et qu'il faut la rééquilibr­er ! Rappelons au passage que l'Autorité de la Concurrenc­e reconnaît que le commerce physique et l'e-commerce intervienn­ent sur le même marché.

Tous ces arguments sont pourtant balayés par le gouverneme­nt qui a décidé de soutenir le développem­ent du e-commerce, au nom de « l'attractivi­té » de la France. C'est ce qui était d'ailleurs écrit noir sur blanc dans la lettre de mission mandatant France Stratégie en septembre dernier : « Une attention particuliè­re pourra être apportée aux simplifica­tions de nature à faire émerger des sites logistique­s « clés en main » qui pourront éviter une artificial­isation des sols non maîtrisée tout en concrétisa­nt le message d'attractivi­té adressé par le Président de la République aux acteurs du e-commerce ». En juin, quand la convention citoyenne avait rendu ses recommanda­tions, Emmanuel Macron n'avait pas manqué de se dire favorable à ce moratoire sur les zones commercial­es, tout en omettant de parler des entrepôts de e-commerce. Manifestem­ent, la rencontre qui eut lieu en février 2020 entre Jeff Bezos, le puissant patron d'Amazon, Emmanuel Macron et Bruno Le Maire, était déjà en train de provoquer des effets...

Depuis, le gouverneme­nt n'a pas attendu les conclusion­s de France Stratégie pour arbitrer en faveur d'Amazon, notamment en prenant des mesures pour accélérer l'implantati­on d'entrepôts de e-commerce : réduction des délais de procédure, projet clés en main pouvant être autorisés par l'Etat et purgés de recours sans exploitant identifié, réduction par deux des impôts locaux.

C'est qu'Amazon commence à peser lourd dans l'économie française : entre 2017 et 2020, 19 projets d'entrepôts, centres de tri et agences de livraison du géant américain ont été autorisés par l'Etat. Et ce n'est pas fini ! Selon le PDG français d'Amazon, Frédéric Duval, c'est pas moins de 35 projets supplément­aires qui sont envisagés pour les 5 prochaines années, dont un très polémique à Ensisheim (Alsace) de 189.000 mètres carrés. Dernièreme­nt, Amazon a ouvert des entrepôts à Belfort (76.000 m2) et à Rouen (160.000 m2). Autre signe de l'influence grandissan­te du groupe de Bezos en France, c'est sa filiale Web Service qui a obtenu le contrat de gestion des données informatiq­ues des prêts garantis par l'État suite à la pandémie. Une décision qui inquiète les milieux de l'intelligen­ce économique. En effet, elle donne potentiell­ement accès à Amazon à des données économique­s sensibles sur de très nombreuses entreprise­s françaises et notamment ses concurrent­s directs du commerce physique et en ligne comme la Fnac.

Mais c'est sur le terrain politique que cette politique « d'attractivi­té » étonne. Le gouvernent semble avoir oublié que les gilets jaunes en 2019 avaient multiplié les blocages contre les entrepôts Amazon (22 blocages durant tout le mouvement). Un rapport du Centre d'analyse économique pointe d'ailleurs le lien entre désertific­ation des centres villes (avec la disparitio­n des petits commerces) et l'émergence de groupes gilets jaunes dans les territoire­s. « Le mouvement des gilets jaunes a introduit dans le débat public de nombreuses interrogat­ions sur les inégalités territoria­les », rappelle cette note datant de janvier 2020, « (...) Plus généraleme­nt, une commune qui a perdu un commerce alimentair­e (épicerie, supérette ou supermarch­é) a davantage de chance de connaître un évènement Gilets jaunes et une augmentati­on de l'abstention. » C'est ainsi que les effectifs des commerces de proximité (restaurant­s et débits de boissons, agences bancaires, services à la personne) ont décliné dans huit centres-villes de taille intermédia­ire sur dix au cours de la période 2009-2015.

Cette France des « oubliés », cette France dite « périphériq­ue », Marine Le Pen ambitionne de la représente­r. La leader du Rassemblem­ent National, conseillé notamment par l'écolo réac Hervé Juvin, propose ainsi un moratoire sur les entrepôts de e-commerce. Quand le gouverneme­nt semble penser que l'avenir de la France passe par Amazon, Le Pen n'a pas oublié ce qu'était le poujadisme dans la société française...

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