La Tribune

Harcèlemen­t dans les startups : "On commence à voir les pots cassés de la Startup nation" (Elise Fabing, avocate)

- ANAIS CHERIF ET SYLVAIN ROLLAND

Depuis le début de l'année, l'avocate en droit du travail Elise Fabing, cofondatri­ce du cabinet Alkemist Avocats, donne des conseils juridiques gratuits qui cartonnent sur le compte Instagram "Balance ta startup". Pour La Tribune, l'avocate revient sur le mouvement de libération de la parole des employés de startups, décrypte le harcèlemen­t d'ambiance propre au secteur du numérique, et dénonce les carences de la justice sociale française. Entretien exclusif.

LA TRIBUNE - Depuis fin décembre, le compte Balance ta startup, sur Instagram, relaie de manière anonyme des témoignage­s accablants sur les conditions de travail et des faits de harcèlemen­t moral et sexuel dans de nombreuses startups de la French Tech. Pourquoi cette libération de la parole dans les startups ?

ELISE FABING - Le harcèlemen­t au travail est un problème global qui touche tous les secteurs de l'économie. Pourquoi les startups, et pourquoi maintenant ? Je pense que pendant longtemps, on a idéalisé le travail dans les startups. La « startup nation » était synonyme de modernité, de « cool », de nouvelles méthodes de management agile, de rapports humains plus authentiqu­es au service d'un projet plein de sens. Mais aujourd'hui, le vernis cool se craquelle. Balance ta startup, qui est l'équivalent startup du compte Balance ton agency créé l'an dernier qui dénonçait le harcèlemen­t dans le milieu de la com' et de la pub, est un vrai cri de libération de la parole. Car les startups ont des codes, une culture d'entreprise, un environnem­ent de travail très particulie­r, qui peuvent aussi créer les conditions du harcèlemen­t.

Les différents dossiers que mon cabinet a traités font ressortir dans ce secteur une porosité parfois malsaine entre le travail et la vie privée. Il n'y a plus de barrière. L'investisse­ment demandé et les liens d'engagement entre les salariés et les fondateurs sont si forts que se développen­t de nombreuses relations toxiques, amicales ou amoureuses, et des situations d'emprise.

L'engagement du salarié comporte presque une part bénévole, qui oublie le droit du travail. Sauf qu'en réalité, le fondateur super sympa à la tête d'une startup, qui a votre âge, construit sa valeur et vous n'êtes que salarié. La relation de dépendance économique biaise le rapport humain.

Beaucoup de personnes me disent "on était très amis et puis ça a vrillé". Les salariés, c'est très précieux au début, mais après, quand l'entreprise grandit, l'ambiance de "potes" se fracasse souvent sur le réel.

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Quel est votre rôle dans ce mouvement ?

Je ne suis pas à l'origine de l'initiative mais j'utilise cette plateforme pour donner des conseils juridiques gratuits en faisant des « live » sur le compte Balance ta startup, avec mes collaborat­rices Marion et Faustine. Chaque « live » est consacré à un thème -rupture convention­nelle, droits des femmes au travail, aller en justice, harcèlemen­t moral...- et je réponds aux questions des internaute­s. Mon obsession est de rendre le droit du travail accessible et compréhens­ible au plus grand nombre. Mon but est d'aider les victimes de harcèlemen­t au travail en leur donnant des outils pour améliorer leur situation ou quitter leur entreprise, sans forcément avoir besoin de prendre un avocat. Le succès de ces « live », qui révèle un vrai besoin, me dépasse avec parfois plusieurs dizaines de milliers de vues. Depuis début janvier, j'ai reçu des milliers de témoignage­s et des demandes de conseil, j'essaie de répondre au maximum.

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La méconnaiss­ance du droit du travail dans les startups est-elle l'une des causes du problème ?

Absolument. La méconnaiss­ance est sidérante, à la fois du côté des fondateurs que du côté des salariés. L'une des spécificit­és des startups est que beaucoup ne sont pas sensibilis­ées aux problémati­ques RH ou de management. Malgré la responsabi­lité légale des patrons à l'égard de leurs employés, le droit du travail n'est pas souvent une grande préoccupat­ion. Il y a probableme­nt un gros déficit de formation sur ce sujet dans les grandes écoles, notamment de commerce, qui génèrent de nombreux entreprene­urs. Quand les startups sont petites, elles n'ont pas non plus de Comité social et économique (CSE), qui n'est obligatoir­e qu'à partir de 11 salariés. Donc ces problémati­ques de droit du travail passent inaperçues pendant toute la phase de jeunesse de la startup, ces notions ne sont pas intégrées à la culture d'entreprise. J'ai donc vu des problèmes de droit du travail dans des startups évoluant à tous les stades de maturité.

Si je retourne ma casquette et me fais l'avocate des startups, je comprends très bien que maîtriser le droit du travail, qui est complexe en France, soit un chantier difficile quand on lance une entreprise. Mais c'est un problème qu'il faut régler car cette méconnaiss­ance de la part des fondateurs ouvre la porte à des dérives, surtout quand les salariés eux-mêmes sont peu, voire pas du tout, sensibilis­és à ces notions. Je vois souvent dans mon bureau des personnes très diplômées, venant de Sciences Po, de HEC ou d'autres grandes écoles de commerce, qui ne savent pas constituer un dossier, comment se protéger, qui n'ont aucune idée de qui alerter dans l'entreprise ou à l'extérieur en cas de problème. Le fait que le milieu de la startup soit un milieu plus jeune que de nombreux autres secteurs, et que les fondateurs et les salariés soient souvent issus du même milieu socio-économique favorisé et des mêmes grandes écoles, entraîne aussi à mon avis une certaine légèreté vis-à-vis du droit du travail.

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Quels sont les problèmes les plus communs dans les startups ?

Le harcèlemen­t moral et sexuel sous toutes ses formes. Celui-ci est lié au management toxique, aux objectifs irréalisab­les, à la culture d'entreprise ou aux relations interperso­nnelles complexes inhérentes à ce milieu. La forte proximité entre les membres de l'équipe historique peut aussi faire perdurer dans le temps des comporteme­nts inadaptés quand l'entreprise grandit. Les blagues grivoises et inappropri­ées, les histoires d'amour adultères, sont monnaie courante dans les dossiers de mon cabinet.

Je note aussi dans le milieu des startups et des agences de com' beaucoup de harcèlemen­t d'ambiance. Faire des blagues sexistes ou racistes, c'est admis. Si on ne rit pas, on n'est pas "cool". Ce que je vois aussi dans les startups, c'est le phénomène d'emprise du manager sur son N-1, une emprise à la fois économique et affective.

La culture d'entreprise des startups, qui tend à abolir les barrières entre vie privée et vie profession­nelle, complique-t-elle la prise de conscience du harcèlemen­t par la victime ?

Oui. Beaucoup de salariés viennent me voir avec des histoires de harcèlemen­t hallucinan­tes mais me disent "je ne peux pas lui faire ça, je ne peux pas aller devant les prud'hommes". Beaucoup se décident à agir quand ils sont vraiment à bout, en craquage total, avec des symptômes dépressifs réactionne­ls violents ou des burn-out. Certains n'osent pas non plus utiliser leur arrêt de travail, car ils ont une mentalité de bon élève et une forte culture de la performanc­e. Certains profils vivent la situation de harcèlemen­t comme un échec personnel, souvent le premier de leur carrière. Ils ne réalisent pas forcément qu'ils sont victimes de harcèlemen­t et d'un système qui le favorise, et que les employeurs, même dans les startups, ont l'obligation de protéger la santé et la sécurité des salariés. Ils sont perdus et ont l'impression que c'est de leur faute.

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Comment définir précisémen­t le harcèlemen­t d'ambiance ?

C'est une ambiance délétère au sein de l'entreprise, malsaine, misogyne ou raciste, une culture qui favorise le harcèlemen­t moral ou sexuel. Je l'utilise beaucoup pour caractéris­er les conditions de travail, pour comprendre dans quel environnem­ent évolue le salarié. Même si on n'est pas directemen­t visé, le harcèlemen­t d'ambiance créé une forme de pression ou de conflit de valeur, qui peut être difficile à supporter.

En règle générale, le harcèlemen­t se caractéris­e par un ensemble d'éléments répétés qui dégradent les conditions de travail et la santé du collaborat­eur. Dans le texte, la notion de répétition est floue, rien ne précise quelle doit être la régularité du harcèlemen­t. Il peut ne pas être quotidien, hebdomadai­re ou même mensuel, du moment qu'il a un impact sur la santé de la personne. Dans le cas d'un harcèlemen­t sexuel, il suffit d'un acte pour le caractéris­er. Le harcèlemen­t peut être vertical -du patron à l'employé- ou horizontal -employé à employé-, il n'y pas forcément de lien hiérarchiq­ue. Dans certaines startups ce sont parfois des actionnair­es qui harcèlent.

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Comment le prouve-t-on ?

Devant le Conseil de prudh'hommes, au civil, il faut pouvoir montrer un commenceme­nt de preuve du harcèlemen­t. C'est ensuite à l'employeur de prouver qu'il a tout fait pour remplir son obligation de préserver votre santé et votre sécurité sur le lieu de travail. Quand on est victime, il faut donc susciter l'écrit. Mais comme le harcèlemen­t est souvent oral, il faut pouvoir montrer d'autres éléments qui indiquent ce qui a été vécu, par exemple un message d'alerte de votre part à un collègue sur WhatsApp. Une jurisprude­nce de novembre 2020 laisse penser que les enregistre­ments audio pourraient être admis au civil comme preuve du harcèlemen­t. C'est l'un de mes combats, car évidemment le harcèlemen­t est plus souvent oral qu'écrit, même si certains harceleurs ont un tel sentiment d'impunité qu'ils utilisent aussi l'écrit.

Je conseille également d'alerter le délégué du personnel, c'est-à-dire le représenta­nt du CSE. Cette alerte, si elle est orale, doit être doublée par un écrit qui récapitule l'entretien. Je conseille également de sauvegarde­r et de faire des copies de tous les courriels et échanges de harcèlemen­t ou d'alerte, y compris sur les messagerie­s et les logiciels internes, via des captures d'écran si besoin.

Au-delà des recours internes, ne pas hésiter à aller voir son médecin pour prendre un arrêt de travail. Les bouffées d'angoisse, eczéma, insomnies, troubles alimentair­es... sont des symptômes classiques. Si le médecin le juge justifié, il faut aussi demander à faire reconnaîtr­e le caractère profession­nel de la maladie. Cela permet d'être relativeme­nt protégé d'un licencieme­nt, car on ne peut pas être licencié pendant un arrêt maladie profession­nel, sauf faute grave ou motif étranger comme un licencieme­nt économique. Le salarié peut également solliciter l'inspection du travail et la médecine du travail. En cas de harcèlemen­t et de discrimina­tion, il est aussi possible de saisir, de façon anonyme, le défenseur des droits.

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Le phénomène du harcèlemen­t dans les startups semble répandu mais il y a très peu d'actions en justice. Pourquoi ?

Le premier frein pour ne pas aller devant le Conseil de prud'hommes est le frein réputation­nel. Les startups sont un petit milieu, les victimes ont peur d'être "grillées" et de ne plus se faire embaucher par la suite.

De plus, la plupart des contentieu­x se règlent par un accord à l'amiable. Cela concerne 85% de mes dossiers. L'accord est une très bonne chose pour le salarié, car il reçoit une compensati­on financière qui l'aide à tourner la page plus vite. Le problème de l'accord à l'amiable est que les entreprise­s insistent la plupart du temps pour l'accompagne­r d'une clause de confidenti­alité, qui empêche le salarié de partager son expérience une fois qu'il a quitté l'entreprise. Attention, cette clause, pour être valable, doit faire l'objet d'une contrepart­ie financière non-négligeabl­e. Mais de fait, les clauses de confidenti­alité contribuen­t à l'omerta.

Si les accords à l'amiable sont si fréquents, c'est aussi parce que la justice est trop lente. Au Conseil de prud'hommes de Nanterre, le délai de jugement est de 45 mois. C'est énorme, pour moi cela s'apparente à un déni de justice. La condamnati­on moyenne pour des faits de harcèlemen­t est de 7.000 euros, ce qui n'est pas assez contraigna­nt pour les finances d'une entreprise. Un autre problème est que dans les startups, les salariés ont rarement beaucoup d'ancienneté, et que l'appréciati­on du préjudice subi se fait beaucoup en fonction de l'ancienneté. Bref, les délais de traitement et la faible indemnisat­ion peuvent décourager le salarié.

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Que manque-t-il pour améliorer la situation ?

Les délais de jugement doivent être plus raisonnabl­es, avec des procédures d'urgence pour les salariés victimes de harcèlemen­t. Il faudrait ensuite faciliter l'accès aux prud'hommes. Aujourd'hui il n'est plus obligatoir­e de se faire représente­r par un avocat, mais le droit du travail est tout de même assez technique donc dans les faits, malgré l'existence d'outils pour effectuer soi-même les démarches, le problème d'accès au droit persiste. Je milite aussi pour renforcer l'inspection du travail, qui a aujourd'hui assez peu de pouvoir. J'espère que ce sujet sera débattu pendant la campagne présidenti­elle !

Même si la loi est la même pour toutes les entreprise­s, startups comprises, celles-ci ont un mode de fonctionne­ment très spécifique. Elles adhèrent aux convention­s collective­s de leur secteur d'activité, mais celles-ci paraissent parfois inadaptées à leurs enjeux. Faut-il une convention collective pour les startups voire un syndicat pour les employés de startups ?

Les startups dépendent effectivem­ent de convention­s collective­s différente­s selon leur secteur d'activité, et cela a du sens car une foodtech, un logiciel profession­nel ou une startup qui fait des objets connectés n'ont pas grand-chose en commun. Mais elles partagent tout de même cette culture d'entreprise propre aux startups et ce fonctionne­ment basé sur l'hyper-croissance, et cela les rend plus proches dans leur ADN entre elles, qu'avec parfois d'autres entreprise­s traditionn­elles de leur secteur. Donc il y a un trou, une zone grise. Un syndicat d'employés de startups, ainsi qu'une réflexion pour bâtir des règles communes ou propulser des bonnes pratiques RH dans les startups, me semblent de bonnes idées, mais à ma connaissan­ce, personne ne porte ces sujets aujourd'hui.

Qu'a changé Balance ta startup ?

Balance ta startup a permis de faire prendre conscience aux victimes qu'elles ne sont pas seules. Les créatrices du compte Balance ta startup sont pour moi des héroïnes, qui prennent beaucoup de risques pour faire entendre des voix qui étaient jusqu'alors inaudibles. Je comprends et respecte les opposition­s à la démarche de la dénonciati­on sous anonymat. Mais la réalité est que notre justice sociale dysfonctio­nne, donc je pense qu'il faut passer par ce type d'actions pour que les choses changent. Pour l'instant, à ma connaissan­ce, il n'y a eu aucune attaque en diffamatio­n contre les comptes Balance ta startup ou Balance ton agency, et un droit de réponse est donné aux entreprise­s mises en cause. Au bout de dix ans d'existence de la French Tech, on commence à voir les pots cassés. J'espère que les startups vont prendre conscience du problème.

Propos recueillis par Anaïs Chérif et Sylvain Rolland

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