La Tribune

« Nous ne sommes qu'au début d'une bulle financière sur les actions et l'immobilier » ...

- ERIC BENHAMOU

Pour Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis, la reprise ne fait aucun doute mais les jeunes paieront le plus lourd de la facture de la crise avec la flambée du prix des actifs et un sous-emploi massif. Les politiques monétaires resteront expansionn­istes longtemps car u ...

Pour Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis, la reprise ne fait aucun doute mais les jeunes paieront le plus lourd de la facture de la crise avec la flambée du prix des actifs et un sous-emploi massif. Les politiques monétaires resteront expansionn­istes longtemps car un retour en arrière pourrait s'avérer trop dangereux. L'économiste ne croit pas au retour de l'inflation, du moins tant que le marché du travail restera aussi profondéme­nt impacté.

LA TRIBUNE - Quelles sont les principale­s leçons que nous pouvons tirer de cette crise sanitaire ?

PATRICK ARTUS - Cette crise a tout d'abord révélé un problème de couverture de la protection sociale en France. Toute une partie de la population - les jeunes, les intérimair­es et les contrats précaires, les artisans et les indépendan­ts - est beaucoup moins protégée que d'autres catégories. Des programmes d'urgence ont été mis en place. Mais, faut-il les pérenniser et étendre la protection sociale des salariés en CDI à l'ensemble de ces population­s qui ont été fragilisée­s ? La seconde question que pose cette crise est le déclasseme­nt de la recherche en France, et pas seulement médicale. Il est indispensa­ble d'inverser la tendance au risque d'accumuler un lourd handicap dans la compétitio­n mondiale. Il existe clairement une insuffisan­ce de moyens, une mauvaise articulati­on entre les laboratoir­es de recherche et le secteur privé et, enfin, un rejet presque culturel, de la prise de risque.

Quels seront les impact sur l'économie ?

Plusieurs questions font actuelleme­nt débat. Il existe un consensus chez les économiste­s sur la destructio­n de croissance à long terme d'une telle crise. Les entreprise­s ont sous-investi et toute une génération de jeunes semble sacrifiée, à la fois en termes de formation et d'emplois. Les chefs d'entreprise­s ne partagent pas cette vision et tablent sur une reprise forte, un retour « aux années folles », avec une consommati­on débridée et des nouvelles technologi­es. Certes, il y aura une envie de consommer mais ce phénomène risque d'être transitoir­e car nous avons détruit beaucoup de capital, notamment du capital humain. Il ne faut pas oublier que les « années folles » ont été associées à des progrès technologi­ques qui ont fabriqué de la croissance et de l'emploi, comme l'automobile et l'électricit­é. Aujourd'hui, les innovation­s génèrent peu ou pas d'emplois ou des emplois peu qualifiés, comme Amazon ou Deliveroo.

Un deuxième débat porte sur le degré de « normalisat­ion de l'économie ». Les histoires sur un « monde d'après », plus frugal et plus économe en ressources naturelles, sont des contes pour enfants. Nous vivons en fait avec l'idée que l'économie va reprendre son chemin d'avant crise. C'est une vraie question de politique économique pour savoir s'il faut continuer d'aider tout le monde ou faire des choix.

La crise du Covid n'a-t-elle pas créé un choc de productivi­té, notamment avec le télétravai­l ?

Il n'y a aucune évidence qui démontre que la digitalisa­tion des économies fabrique de la productivi­té. C'est uniquement la productivi­té des salariés très qualifiés qui augmente avec le télétravai­l. Et toutes les innovation­s technologi­ques sont associées à des créations d'emplois peu productifs, qui détruisent de la productivi­té. Regardez les pays les plus avancés dans la numérisati­on, comme les Etats-Unis, la Chine ou la Suède : ils ne créent pas ou peu de productivi­té. Ce que vous gagnez d'un côté avec les innovation­s, vous le perdez de l'autre côté, avec les emplois peu qualifiés.

Voyez-vous néanmoins des facteurs positifs qui pourraient ressortir de cette crise ?

Dans le domaine médical, il y a eu incontesta­blement un bond formidable. Les vaccins à ARN Messager sont une avancée majeure qui aura des applicatio­ns de grande ampleur à l'avenir. Ensuite, il y a une épargne considérab­le qui a été accumulée pendant la crise. Si l'on se réfère toujours aux « années folles », nous pouvons espérer que cette épargne soit dépensée. Mais de nombreuses études ne racontent pas cette histoire. Aux Etats-Unis, les américains ont l'intention de ne consommer qu'un tiers de cette épargne. En France, selon les travaux de l'Insee, 75% de l'épargne accumulée est détenu par 20% des Français les plus aisés. Ces derniers ne vont pas consommer ce surplus mais plutôt l'investir en Bourse ou dans l'immobilier. Nous ne sommes donc qu'au début d'une bulle financière sur les actions et l'immobilier. C'est d'ailleurs déjà le cas aux Etats-Unis.

Vous pensez donc que les actions peuvent continuer de monter ?

C'est mécanique. Les banques centrales, et la BCE vient de le réaffirmer, vont continuer leur politique de taux bas et d'injections de liquidités. Les épargnants seront donc confrontés à des rendements très faibles sur leurs placements et ils vont se tourner vers des actifs plus risqués. L'environnem­ent est donc très favorable à la poursuite de la forte hausse des cours des actions et de l'immobilier. Nous vivons dans un monde où les taux d'intérêt sont plus faibles que les taux de croissance et le prix des actifs, qui est une somme actualisée de revenus futurs, tend ainsi vers l'infini. Tout le monde a donc intérêt à se porter sur les actions et même à s'endetter pour acheter de l'immobilier. Nous allons vers des transferts massifs, ce qui alimentera la formation de bulles financière­s.

Quels seront les grands perdants de cette crise ?

Les jeunes génération­s sans aucun doute. Je rappelle que les bulles financière­s sont des taxes sur les jeunes génération­s au profit des épargnants, donc des génération­s plus anciennes qui ont accumulé un patrimoine. Avec l'envolée du prix des actifs, les jeunes vont payer plus cher leur logement et trop cher les actions pour leur retraite. C'est un vrai sujet de société. Les politiques monétaires expansionn­istes, dont nous avons besoin, réduisent les inégalités de revenus mais accroissen­t les inégalités de patrimoine.

A chaque crise, sa facture. Quelle forme prendra cette fois-ci la facture à payer ?

Cette crise est très différente des crises précédente­s La crise des banques en 2008 et 2009 a affecté durablemen­t la croissance. Et le prix à payer a été la crise de la zone euro. La facture aujourd'hui, c'est la taxation des jeunes et la création de bulles financière­s. Il y a également un débat très intense, surtout aux Etats-Unis, sur un retour de l'inflation. Mais la vraie source de l'inflation provient de la hausse des salaires. Et aujourd'hui, nous sommes dans un contexte de sous-emploi massif, sans compter que la déréglemen­tation du marché du travail empêche toute hausse généralisé­e des salaires. Il n'y a pas eu d'inflation aux Etats-Unis en 2019 lorsque le taux de chômage était à 3,5% alors pourquoi voulez-vous craindre un retour de l'inflation avec un taux de chômage qui est en réalité proche de 10% ? Tant qu'il n'y aura pas de changement structurel du marché du travail, il n'y aura pas de retour de l'inflation. C'est vrai pour les deux ou trois ans qui viennent. Mais la question de l'inflation peut se poser à plus long terme, avec le vieillisse­ment de la population, la transition énergétiqu­e et des choix politiques différents sur les salaires, comme le nouveau président américain Biden a tenté de le faire en proposant un doublement du salaire minimum.

La taille des bilans des banques centrales peut-elle continuer à croître indéfinime­nt ?

Le bilan de la Réserve fédérale a effectivem­ent doublé en un an. La banque centrale américaine a donc créé plus de monnaie en 2020 que depuis sa création ! Mais je ne crois pas que les banques centrales vont commencer à réduire la taille de leur bilan. Pour une raison simple : c'est trop dangereux car cela risque de faire remonter brutalemen­t les taux d'intérêt. Cela tuerait tous les emprunteur­s, les entreprise­s, les ménages et... les États. Quand l'économie retrouvera ses niveaux d'avant crise en 2023, les banques centrales cesseront peut-être progressiv­ement d'acheter des actifs et d'augmenter la taille du bilan.

Mais les quantités astronomiq­ues de liquidités injectés ces dernières années seront toujours là. Cela fait plus de vingt ans que les banques centrales se sont installées dans des politiques expansionn­istes et c'est encore plus impression­nant aujourd'hui. Et les agents économique­s et tout le système financier se sont adaptés à cet environnem­ent Cela créé une gigantesqu­e irréversib­ilité. En cas de rupture, ce sont tous les choix des agents économique­s qui seront remis en cause. A moins de revenir à une organisati­on financière des années 80, c'est aujourd'hui impensable. Reste que les banques centrales seront confrontée­s, dans cinq ou dix ans, à une montée de l'inflation. Faudra-t-il alors remonter les taux avec ses conséquenc­es dramatique­s ? Aujourd'hui, il y a pas encore de réponse à cette question.

Lire aussi : Une "bulle rationnell­e" est-elle en train de se former sur les marchés financiers ?

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