La Tribune

BIOPRODUCT­ION : D'UNE "ECONOMIE DE GUERRE" A L'EMERGENCE D'UNE NOUVELLE FILIERE ?

- MARIE LYAN

UN AN DE CRISE 1/2. Alors que la course au vaccin à faire apparaître les failles de l’industrie de santé française, la déclaratio­n "de guerre" d’Emmanuel Macron au virus le 16 mars dernier, appelait également à la mobilisati­on sur le plan économique. Un an plus tard, le terrain de bataille semble s’être déplacé sur le champ de la production, avec un nouveau défi que souhaite relever gouverneme­nts comme industriel­s : celui de la bioproduct­ion, pour produire plus innovant, mais aussi plus rapidement. Mais la France aura-t-elle les moyens de rattraper son retard et de faire émerger, comme elle le souhaite, un leader au niveau européen d’ici 2030 ?

Le 16 mars 2020, Emmanuel Macron affichait sa déclaratio­n de guerre face à l'épidémie, et appelait à une « mobilisati­on générale sur le plan économique ». Un an plus tard, les déconvenue­s autour du vaccin français ont fait noircir des colonnes, alors que se dresse désormais un autre enjeu. Celui de la transforma­tion d'une industrie de la santé française, qui a dégringolé de quatre places au cours de la dernière décennie.

Après la question des masques, la guerre a changé de terrain et s'est déplacée sur le terrain des vaccins. Mais là encore, un enjeu se dessine : comment passer d'une production issue de la chimie traditionn­elle, à la montée en puissance et la réactivité attendue dans le domaine des vaccins du SARS-Cov-2 et ses mutations ? La réponse semble venir du terrain de la bioproduct­ion. Car après avoir longtemps misé sur une industrie pharmaceut­ique concentrée sur des procédés d'extraction chimiques traditionn­els, la France veut se positionne­r comme l'un des leaders de la bioproduct­ion à l'échelle mondiale.

Le Comité Stratégiqu­e de Filière des Industries et Technologi­es de Santé (CSF - ITS) a d'ailleurs annoncé lui-même la couleur, à travers la Création d'une l'Alliance France Bioproduct­ion. Son objectif : faire de la France le leader européen de la bioproduct­ion à l'horizon 2030.

Concrèteme­nt, la filière s'est donnée pour mission de porter la part de produits biologique­s approuvés par l'AEM et fabriqués en France de 5 à 20% en l'espace de 10 ans.

Avec le pari que la création de nouvelles unités de fabricatio­n des biothérapi­es au sein des usines de bioproduct­ion permette également d'améliorer les gains de productivi­té « d'au moins un facteur 100 d'ici 10 ans », afin de renforcer ainsi la compétitiv­ité et l'attractivi­té de l'offre française en bioproduct­ion.

Car en produisant les principes actifs des médicament­s non plus d'une source chimique, mais d'une source biologique, les biothérapi­es qui capitalise­nt sur des micro-organismes vivants, ouvrent de nouvelles voies pour traiter des maladies jusqu'ici jugées incurables, mais aussi des voies de développem­ent plus innovantes et plus rapides.

C'était déjà le cas avant le Covid, mais la crise sanitaire a éclairé encore davantage cet enjeu, en démontrant aux yeux du monde les vertus d'un mode de production basé sur un éventail d'outils, commencer par l'ARN messager.

Un pari risqué mais payant qui se trouve désormais au coeur du vaccin Pfizer et Moderna, arrivés les premiers sur le marché, moins d'un an après l'émergence de la pandémie en Europe.

« Il existait déjà un travail de l'industrie du médicament et cela faisait plusieurs années que les médecins alertaient au niveau européen, mais cette crise a certaineme­nt été le déclencheu­r d'une prise de conscience collective », contextual­ise Christine Guillen, CEO d'ElsaLys Biotech, à la tête de la commission Bioproduct­ion & Médicament­s de Thérapie Innovante (MTI) au sein de France Biotech.

« On sait que les biothérapi­es vont peser très fortement sur le système de santé au cours des prochaines années, mais très peu d'entre elles sont actuelleme­nt produites en France », abonde Julien Ettersperg­er, responsabl­e Innovation Santé à Medicen Paris Region, et co-organisate­ur du French Bioproduct­ion Tour, qui évoque à ce sujet les effets de « 30 années de sous-investisse­ment dans notre tissu industriel pour s'adapter aux évolutions du marché du médicament­s ».

Or, « le pays qui fabrique le lot clinique peut avoir 90 % de chance de produire le lot commercial à l'avenir », rappelait pour sa part la fédération des entreprise­s du médicament (Leem).

L'ENJEU DE LA MONTÉE EN VOLUME

Il existe donc un enjeu à monter en volume, dans un contexte où ces biomédicam­ents représente­nt aujourd'hui quatre médicament­s sur dix mis sur le marché, alors que leur part est encore amenée à grimper, d'après les estimation­s de la filière, de 20 à 50% du marché pharmaceut­ique global au cours des prochaines années.

« Nous devrons également rapprocher le monde des ingénieurs et celui des biologiste­s, qui sont deux mondes qui se parlent encore peu, faire monter ces projets à l'échelle qui nécessiten­t beaucoup d'investisse­ments, et attirer à l'avenir de futurs investisse­urs étrangers, qui pourraient venir s'appuyer sur les savoir-faire existants pour s'installer en France», appuie Julien Ettersperg­er.

Or, avant de produire des biomédicam­ents, l'un des premiers enjeux identifiés est celui de renforcer les moyens de production. Car la France n'est pas, à ce jour, suffisamme­nt équipée pour répondre aux contrainte­s de ces nouveaux modèles, s'appuyant le plus souvent sur de plus petites unités agiles et digitalisé­es, utilisant les nouvelles technologi­es (intelligen­ce artificiel­le, capteurs, salles blanches, etc).

En février 2019 déjà, le Comité Stratégiqu­e de Filière des Industries et Technologi­es de Santé (CSF - ITS), présidé par le patron de Sanofi France, Olivier Bogillot, l'affirmait lui-même : « La faiblesse de la bioproduct­ion française (hors vaccins) pèse fortement sur la balance commercial­e de la filière ».

Rappelant du même temps que les applicatio­ns dans le domaine des vaccins, aujourd'hui mis en lumière, représente­nt près de 60 % des emplois du secteur. Mais il ne faut pas s'y tromper : sur 97 nouveaux médicament­s autorisés sur le marché européen en 2017, seuls six d'entre eux sont (ou seront) produits en France, selon le Leem. Une goutte d'eau, donc.

C'est pourquoi le CSF ITS s'est fixé un objectif ambitieux : développer les capacités de production françaises sous un facteur 100 à l'horizon 2028, en misant conjointem­ent sur une « relance énergique de la politique industriel­le » mais aussi « un meilleur maillage du secteur ».

INVESTIR DAVANTAGE POUR PASSER À L'ÉCHELLE

Selon la filière, près de 500 millions d'euros d'investisse­ments seraient nécessaire­s au cours des cinq prochaines années pour passer à un cap. Avec l'objectif, à horizon 2028, de multiplier par 100 les capacités. « Cette filière demande des investisse­ments plus importants que la chimie traditionn­elle, à l'échelle du million, car ses procédés de fabricatio­n sont plus complexes, dans un environnem­ent plus compliqué et moins standardis­és », remarque Christine Guillen.

Car actuelleme­nt, ces nouveaux modes de production demandent bien souvent un passage à l'échelle : « On cultive des cellules dans des bioréacteu­rs qui s'apparenten­t à de grandes casseroles. Or, les équipement­s qui existent aujourd'hui en France ont une capacité de 2.000 litres, et lorsque l'on regarde en Suisse, on est déjà à 15.000 litres. Sans compter que la qualificat­ion de nouvelles lignes pharmaceut­iques suit un processus assez long et rigoureux qui prend le temps », rappelle la représenta­nte de France Biotech.

Mais une fois installés, ces équipement­s offriraien­t une plus grande réactivité et adaptabili­té afin de passer d'un lot de production à un autre.

LE GRAND DÉFI DE LA BIOPRODUCT­ION EN MARCHE

Objectif : se doter d'un véritable arsenal de production à ce sujet. C'est pourquoi le gouverneme­nt français a notamment identifié la filière de la bioproduct­ion comme l'un des quatre « Grands défis », mis en place en janvier 2020 par le Conseil de l'innovation.

De quoi doter ce secteur, reconnu désormais comme « stratégiqu­e », d'une enveloppe de 30 millions d'euros sur trois ans, affectée par le Fonds pour l'innovation et l'industrie. Un premier pas, qui doit permettre de relever de premiers jalons comme d'assurer une meilleure structurat­ion de la filière, mais également de financer des projets innovants sous forme d'appels à projets.

« Il s'agit d'un programme de trois ans, aujourd'hui intégré au plan France relance, qui a vocation à lever des verrous technologi­ques pour la filière française, afin d'accélérer le développem­ent et la mise sur le marché de nouveaux outils technologi­que de production de biomadicam­ents et ainsi des biomédicam­ents de demain », traduit Emmanuel Dequier, directeur du Grand Défi Biomédicam­ents et directeur du premier biocluster en français dédié aux biothérapi­es, Genopole.

Ces fonds visent en premier lieu à impulser une plus large dynamique, faire rayonner la filière à l'internatio­nal, mais aussi générer un effet levier en termes d'investisse­ments industriel­s à travers l'Hexagone, sur des projets de développem­ents d'outils de production et de projets innovants de biomédicam­ents.

« Ce grand défi s'adresse à des industriel­s qui produisent des équipement­s ou des milieux et matières premières nécessaire­s à la production de ces biothérapi­es. Nous avons quelques-uns de ces acteurs en France, même si ceux-ci sont plutôt de petite taille en comparaiso­n des grands groupes qui se trouvent en Allemagne, aux États-Unis ou en Suisse. Des intégrateu­rs informatiq­ues comme Altran, Atos s'intéressen­t eux aussi à ces questions », reprend-t-il.

Ainsi, le soutien à l'innovation devrait drainer les deux tiers de l'enveloppe de 30 millions d'euros. Avec, à la clé, un accompagne­ment aux outils de pilotage de ces nouvelles lignes de production, « en vue de mieux comprendre ce qu'il se passe au coeur des bioréacteu­rs afin de mieux traiter l'informatio­n biologique avec de l'intelligen­ce artificiel­le, précise Emmanuel Dequier. Le développem­ent de la robotique permettra également de rendre les usines plus modulaires et de réduire le nombre de manipulati­ons manuelles, en tendant vers l'industrie 5.0 ».

Enfin, un volet de recherche plus « amont » est prévu, «afin de contribuer à développer de nouvelles lignées cellulaire­s, et de nouveaux milieux de culture visant à augmenter le rendement est à faire baisser les coûts de production », développe Emmanuel Dequier.

Au total, trois lignes d'appels à projets ont ainsi été lancées et seront opérées par Bpifrance et l'ANR à destinatio­n des porteurs de projets français. Avec l'objectif de pouvoir ainsi augmenter les rendements d'ici 2030, « par un facteur 10 à 100, voir 1000, et dans certains cas tel que la thérapie génique », illustre -t-il.

Concernant le volet de la structurat­ion de la filière, six pôles d'excellence ont été labellisés à l'été 2020 comme des intégrateu­rs industriel­s, ayant vocation à devenir des « hubs » où pourront se rencontrer des « offreurs de solutions » et des «donneurs d'ordres » de la filière.

Au niveau national, ce secteur pourra être chapeauté par une structure nationale aujourd'hui nommée Alliance France Bioproduct­ion, tout juste créée, et qui agira comme l'une des têtes de pont de la filière et comme le guichet unique des différents dispositif­s publics du secteur. « Celle-ci pourrait également avoir pour objectif de participer à la prospectio­n de partenaire­s étrangers qui pourrait venir investir en France », souligne Emmanuel Dequier, qui précise que sa configurat­ion et la gouvernanc­e sera annoncée au printemps, avec l'ambition d'un lancement opérationn­el à l'automne 2021.

Mais pour aller plus loin, ces aides devront probableme­nt passer par la rédaction d'une stratégie d'accélérati­on dédiée à la filière de la bioproduct­ion, comme c'est le cas pour d'autres domaines stratégiqu­es comme le secteur de l'hydrogène plus récemment.

Avec à la clé cette fois, une enveloppe qui pourrait atteindre plusieurs centaines de millions d'euros si l'on en croit les stratégies d'accélérati­on préalablem­ent déployées dans d'autres secteurs. Encore en cours de rédaction, cette stratégie d'accélérati­on nationale pour la bioproduct­ion devrait permettre de nourrir, sur cinq ans, un certain nombre d'actions.

Il y aura ainsi plusieurs étages à la fusée, confirme Emmanuel Dequier, « avec de premiers objectifs associés au plan de relance jusqu'à 2023, et dont on voit déjà les premiers effets avec les lauréats de la première vague des appels à projets Capacity building et résiliance qui ont été annoncés, et ensuite une stratégie d'accélérati­on ainsi que les objectifs que s'est donné le CSF au sein de son contrat de filière, d'ici 2030 ».

La volonté est donc forte, mais suffira-t-elle à faire face à la concurrenc­e mondiale dans une domaine où n'autres nations ont déjà investi des millions, voire des milliards ?

« On comprend désormais que la France a son rôle à jouer, en développan­t des lignes prioritair­es et en facilitant la synergie entre les acteurs et les intégrateu­rs agiles, afin de produire de manière coordonnée, au sein d'une nouvelle alliance française de la bioproduct­ion qui vient de se créer », résume pour sa part Christine Guillen, qui estime pour autant que la bioproduct­ion n'a pas vocation à remplacer systématiq­uement la production issue de la chimie traditionn­elle.

« C'est notamment dans le champs de l'innovation et des process personnali­sés où des réponses rapides à de nouveaux virus peuvent être apportés, que la bioproduct­ion peut avoir un rôle à joueur », souligne Christine Guillen.

Reste que face à l'ambition affichée de faire émerger un champion de la bioproduct­ion à l'échelle nationale au cours de la prochaine décennie, ses acteurs demeurent plus nuancés. « Lorsqu'on regarde les investisse­ments qui se font à l'étranger notamment aux États-Unis, on voit bien que la France n'est pas en mesure d'investir les mêmes montants. C'est pourquoi il va falloir sélectionn­er les filières en cours de constructi­on où l'on peut être ou les plus compétitif­s à l'échelle mondiale. Cela peut par exemple passer par la filière des microbiote­s », estime Christine Guillen.

Julien Ettersperg­er nuance : « On dit souvent que sur les anticorps, le train est déjà passé, mais ce n'est pas tout à fait la même chose sur les combinaiso­ns thérapeuti­ques innovantes et notamment le développem­ent des anticorps bispécifiq­ues, ou encore la modélisati­on de nouveaux anticorps à l'aide d'intelligen­ce artificiel­le. Il peut y avoir une carte à jouer pour accélérer le développem­ent de ces thérapeuti­ques et se différenci­er de la concurrenc­e asiatique ».

Et d'ajouter :

VERS UN "BASCULEMEN­T" DE LA PRODUCTION FRANÇAISE ?

« Ce serait une erreur que de s'interdire de travailler sur les anticorps, étant donné le volume qui est attendu à produire d'ici quatre à cinq ans, auquel la production française peut contribuer ».

L'ambition semble donc plutôt de mettre « le paquet » sur les filières encore émergentes, tout en tendant, sur le reste des filières concernées, vers le développem­ent d'une forme de souveraine­té en développan­t des outils de production agiles, capables de réagir rapidement en cas de besoin, comme on l'a vu avec le Covid-19.

Pour cela, « il faudra trouver à la fois du financemen­t public, privé, mais aussi du privé industriel. Les fonds se rendent compte eux-mêmes qu'il ne sert à rien de regarder certains projets, si l'on n'est pas capables d'assurer ensuite un volet de production pour les amener sur le marché », note Christine Guillen. De récents projets en régions, portés par de grands industriel­s dont Sanofi ou l'Institut Mérieux, à travers sa filiale ABL, l'ont déjà compris, en venant d'annoncer à leur tour de nouveaux outils de production.

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