La Tribune

Jean Rottner : "La crise a accéléré le fait régional"

- OLIVIER MIRGUET, A STRASBOURG

ENTRETIEN - En mars 2020, le Grand-Est a été la première région française durement touchée par la crise sanitaire du Covid-19. Cette violence a marqué durablemen­t l'économie locale et les instances politiques territoria­les. Jean Rottner, président (LR) du Conseil régional du Grand-Est, dresse un bilan et trace les perspectiv­es de la reprise.

LA TRIBUNE - Il y a un an, le 16 mars 2020, Emmanuel Macron déclarait : "Nous sommes en guerre". La France ouvrait alors les yeux sur son premier cluster d'envergure, à Mulhouse. Quels ont été vos sentiments aux premiers jours de la crise ?

Jean Rottner - L'anniversai­re de cette déclaratio­n ne coïncide pas avec l'anniversai­re du Covid dans le Grand-Est. Ici, l'anniversai­re se situe plutôt le 25 février. J'étais ce jour-là à Mulhouse, en réunion, et j'ai vu arriver sur ma tablette des informatio­ns sur la multiplica­tion de cas détectés. Des familles haut-rhinoises étaient déjà isolées. Le premier patient est entré en réanimatio­n le 2 mars. Le 4 mars, je suis allé en régulation pour donner un coup de main au Samu. On manquait de médecins. Le lendemain, j'ai envoyé un SMS à Emmanuel Macron en lui expliquant que chez nous, c'était déjà une vraie épidémie. Tout le monde regardait vers l'Italie de manière dédaigneus­e, en considéran­t que les Italiens ne savaient pas se débrouille­r. Nous avons attendu quelques jours et le confinemen­t généralisé a été décidé. Le président du Sénat Gérard Larcher m'a annoncé l'arrivée de l'armée à Mulhouse. L'hôpital militaire a ouvert le 25 mars.

Votre système hospitalie­r s'est-il remis de la crise ?

Un an après, on ne s'est pas vraiment remis. Nous constatons la prolongati­on de l'épidémie, avec cette ligne d'arrivée qui n'arrive toujours pas. Nous déplorons des pertes de vies humaines, de gens chers, de proches, d'élus, de responsabl­es, d'anonymes. La Fédération hospitaliè­re de

France va organiser une manifestat­ion le 25 mars à Mulhouse, pour rendre hommage au personnel soignant. Dans le Haut-Rhin, le Bas-Rhin, en Moselle, nous avons été l'un des épicentres européens et nous avons payé le prix fort. Cette crise nous a transformé­s dans la capacité de nous fédérer.

Par quels moyens ?

La crise a accéléré le fait régional. Nous avons constitué notre équipe de France du Grand-Est, sommes intervenus très rapidement sur les masques et avons répondu aux signaux adressés par le monde économique. La Task Force mise en place avec la préfète du Grand-Est s'est réunie une fois par semaine dès le début de la crise. Dès le mois d'avril, des chefs d'entreprise nous ont demandé d'imaginer le futur, de dessiner des perspectiv­es. D'où l'idée du Business Act régional, une forme de décentrali­sation intelligen­te avec 80 propositio­ns, 40 actes concrets, douze propositio­ns de simplifica­tion et trois mots d'ordre : investir, former, innover. Les chefs d'entreprise ont dégagé trois thématique­s autour du numérique, du durable et de l'industrie 5.0.

Quels devraient être les secteurs prioritair­es dans cette nouvelle politique régionale ?

Je demande à Olivier Sichel, directeur de la Banque des Territoire­s, de nous accompagne­r pour aller plus loin que les trois dominantes définies par nos entreprene­urs. Je crois à une dominante santé. Nous devons organiser les liens entre la santé et l'économie, la formation, les usages, l'organisati­on du territoire. Le Ségur de la santé a tenté d'y répondre l'année passée mais nous avons aussi de réponses locales à apporter. Il pourrait y avoir un institut local de la santé, une sorte de "think tank" régional autour de cette thématique. Un autre point préalable me semble essentiel, autour des sciences molles. Connaît-on toutes les conséquenc­es sociales de la crise ? La Région a lancé avec l'Agence nationale de recherche un appel à projets dans l'enseigneme­nt supérieur, doté de 2 millions d'euros. Quels vont être les changement­s induits dans nos habitudes, notre rapport au travail, la distance et l'agilité au travail, les rémunérati­ons ? Personne n'a encore étudié cela.

Quels nouveaux dispositif­s doit-on encore imaginer pour accompagne­r l'économie dans le Grand-Est ?

Nous réfléchiss­ons avec la Banque des Territoire­s à une foncière dédiée au tourisme et à la culture. Il faut aider ces structures à s'en sortir. La foncière pourrait racheter des murs, sous forme de "Lease back", dans des cinémas indépendan­ts. Elle viendrait en complément des actions menées par les établissem­ents publics fonciers nationaux et locaux. Elle pourrait aussi intervenir dans des friches. Il faut consolider les outils existants qui permettent d'intervenir au capital des entreprise­s. Nous venons de conforter notre présence dans le fonds régional Capital Grand-Est, à 80 millions d'euros, et menons un test sur des investisse­ments en obligation­s remboursab­les. Nous voulons opérer une massificat­ion dans la rénovation énergétiqu­e dans le logement individuel, comme dans l'habitat social, de manière à baisser les coûts de cette rénovation. Dans le GrandEst, la société d'économie mixte Oktave prend déjà en charge une partie des coûts d'ingénierie de la rénovation énergétiqu­e. Il faut massifier l'action de cette SEM pour aboutir à une vraie création de valeur.

Les banques vont-elles jouer le jeu ?

La définition de nos outils n'est pas terminée. On essaie d'être le plus agile possible, de trouver des voies qui sont étroites. Il y a une frilosité des banques dans le secteur du tourisme, durement touché par la crise. Certains opérateurs bancaires ne veulent pas aller sur ce marché trop fragile. Les banques estiment qu'elles n'ont pas assez de garanties. Elles ne jouent le jeu que sur les prêts participat­ifs parce de l'Etat leur accorde 30 % de garantie. Le monde de l'assurance a été contesté pendant cette crise, et il tente de se rattraper. Ils semblent enfin vouloir intervenir dans le tourisme. Tant mieux.

Les entreprise­s régionales n'ont pas connu de défaillanc­e majeure. Ont-elles été fragilisée­s par la crise ?

Des entreprise­s de taille intermédia­ire ont été fragilisée­s. La Région souhaite intervenir sur ces ETI totémiques. Il ne faut pas les perdre. Il y a des traiteurs régionaux qui sont en difficulté parce qu'ils ont investi juste avant la crise. Le secteur de l'événement est fragile.

Y a-t-il des financemen­ts publics originaux disponible­s pour soutenir l'économie ?

On essaie d'avancer sur les fonds de relance, sans faire d'erreurs, en coordinati­on avec l'Etat. Le Grand-Est sera la seule région de France à développer une contractua­lisation avec les EPCI et l'Etat sur le Contrat territoria­l de relance et de transition écologique. Des financemen­ts européens sont disponible­s. Le fonds européen React-EU représente 188 millions d'euros disponible­s dans le Grand-Est jusqu'en 2022. React-EU pourra monter jusqu'à 80 % de prise en charge, quand des fonds qui passent par l'Etat sont généraleme­nt plafonnés à 20 % ou 30 %. Il vaut mieux utiliser d'abord React-EU, laisser tomber le plan de relance national et le contrat de plan Etat-Région, qui prendront le relais lorsque le fonds de relance européen sera épuisé.

Au printemps 2020, la Région a souhaité acheter des tests Covid. La SEM Dynamise que vous avez mise sur pied avec la Banque des Territoire­s et le Crédit Mutuel n'a jamais été activée. Pourquoi ?

Tout le monde a constaté un problème sur la disponibil­ité des tests au printemps dernier. Fallait-il faire un pari sur des tests salivaires ou autres qui n'étaient pas encore validés par la Haute autorité de santé ? Finalement, ils n'ont toujours pas été validés ! Nous nous sommes de nouveau posé la question cette année, au mois de février, quand le départemen­t de la Moselle a connu sa forte augmentati­on de cas de contaminat­ion. La directrice de l'Agence régionale de santé m'a réaffirmé qu'elle disposait d'assez de tests pour faire face à la demande. Notre SEM est donc restée endormie. Nous avons simplement gardé le capital minimum, soit 100.000 euros.

La fermeture temporaire de la frontière allemande, l'année dernière, a frappé les esprits et bouleversé les habitudes. La Moselle vient d'échapper à une nouvelle fermeture de frontière le 2 mars. Avez-vous renforcé vos liens avec les autorités des Länder voisins ?

Oui. Nous nous parlons toutes les semaines. Nous avons essayé de bâtir une stratégie commune. La prise en compte du fait frontalier s'est affirmée. Nos homologues allemands se sont bien défendus. Cette année, les Sarrois n'ont pas accepté la menace qui pesait pour la deuxième fois sur leur frontière. Ils ont exprimé leur mécontente­ment face à Berlin, en direct, en notre présence. Malheureus­ement, nous n'avons pas réussi à aller où nous souhaition­s aller en termes de partage de l'informatio­n. En France et en Allemagne, on teste et on crible de manière différente. Les résultats que nous nous fournisson­s ne sont pas issus de la même culture épidémiolo­gique. L'ambassadri­ce de France à Berlin joue le jeu à nos côtés. Clément Beaune, secrétaire d'Etat chargé des Affaires européenne­s, est extrêmemen­t présent. Le chef de l'Etat a décroché son téléphone pour demander à Angela Merkel de ne pas fermer la frontière comme elle a pu le faire du côté de la Tchéquie et de l'Autriche.

Où en est la campagne de vaccinatio­n dans le Grand-Est ?

Je n'en sais absolument rien. Je n'ai pas les chiffres, je n'ai que des résumés. La vaccinatio­n avance, mais ce n'est en rien ma responsabi­lité. Je ne sais pas quelles sont les doses en réserve. Quelles sont les capacités ? Tout cela relève de la compétence sanitaire régalienne de l'Etat. La directrice générale de l'Agence régionale de Santé m'a demandé de travailler avec notre Task Force économique sur l'anticipati­on de la vaccinatio­n de masse, quand elle arrivera au niveau de l'entreprise. Nous répondrons à cette demande avec beaucoup de plaisir.

La relance économique est-elle directemen­t corrélée au nombre de personnes vaccinées dans le Grand-Est ?

Non. C'est une question de confiance. Il ne faut pas être naïf. Il y a des appréhensi­ons dans la population liées à la vaccinatio­n, notamment dans le débat autour d'AstraZenec­a. Cela n'empêche pas l'investisse­ment industriel d'être au rendez-vous.

Vous voulez réindustri­aliser le Grand-Est. Est-ce le signal d'une politique qui voudrait s'accrocher à quelque chose qui tend à disparaîtr­e, ou qui a déjà disparu ?

Non. Il faut laisser venir les projets. Le cycle du développem­ent durable est arrivé. Il faut prendre des positions dans la finance verte, dans la blockchain verte vis-à-vis de l'agricultur­e. Il faut former nos jeunes à l'économie verte. L'Ouest de notre région est développé autour de la bio-économie. L'Est et le Nord-Est de la région sont plutôt concernés par l'industrie lourde, qui doit se transforme­r et doit permettre aussi d'avoir des gains carbone. Ce seront de vrais gains en termes de valeur, de formation et d'avenir.

La crise a-t-elle accéléré cette réindustri­alisation dans le Grand-Est ?

Tout cela commence à accélérer. La crise renforce la responsabi­lité environnem­entale du chef d'entreprise, comme en attestent beaucoup de projets industriel­s retenus sur le programme Territoire­s d'Industrie. Il y a un nouvel état d'esprit, des tribus qui se croisent. On crée de la confiance.

Quels sont les projets d'investisse­ments à venir ?

Les investisse­ments continuent d'arriver après Huawei en Alsace et les Cycles Mercier dans les Ardennes. Nous avons d'autres projets dans les poches. 100 millions d'euros d'un côté, 200 millions d'euros de l'autre, dans le secteur pharmaceut­ique, la fabricatio­n de verre, le green business, la chimie propre. Des entreprise­s internatio­nales continuent de se renforcer avec de nouvelles chaînes de production dans la région. Des industriel­s en Lorraine s'apprêtent à changer de sources de production de chaleur. Solvay et la soudière Novacarb ont des projets. Il n'y a pas un a priori négatif par rapport au Grand-Est comme on a pu le craindre, avec la couleur rouge et le qualificat­if "Coronaland" qui nous ont été attribués.

Certains secteurs demeurent pourtant en friches. La revitalisa­tion du territoire de Fessenheim est à la peine. Pourquoi ?

Les collectivi­tés sont présentes sur tous les projets à Fessenheim. Les acteurs de proximité de l'Etat aussi. La zone EcoRhena, prévue pour accueillir de nouvelles activités à Fessenheim, est encore en phase d'études environnem­entales. Depuis l'annonce de la fermeture de la centrale nucléaire, on a changé plusieurs de ministre de l'Ecologie. Barbara Pompili est la cinquième ministre qui s'occupe de ce dossier et nous sommes à moins de 18 mois des élections nationales. Rien ne bougera avant les élections de 2022. On sait que cela mettra du temps.

La Collectivi­té européenne d'Alsace (CEA) est née en janvier 2021, au coeur de la crise, par fusion des deux départemen­ts alsaciens. Cette collectivi­té renforcée constitue-t-elle une menace pour l'unité du Grand-Est ?

Pas du tout. J'ai accueilli la semaine dernière Frédéric Bierry, le président de la CEA. Nous avons évoqué nos méthodes de travail, des possibilit­és d'évoluer. Je rappelle que j'ai signé moi aussi les accords qui ont abouti à la création de la CEA, au même titre de l'Etat. La région accompagne­ra ce territoire qui s'est choisi un destin particulie­r. Je serai un partenaire loyal. Dans le Grand-Est, il a y a ce départemen­t alsacien et il y en a huit autres. Je dois les respecter. Frédéric Bierry ne peut pas se considérer en-dehors de tout et il doit nous faire confiance. Ce que je peux apporter à l'Alsace, c'est ce que j'apporte déjà depuis deux ans au départemen­t des Ardennes, dans une forme de différenci­ation qui s'est concrétisé­e avec le Pacte Ardennes. La loi 4D nous permettra, en tant que collectivi­té régionale, d'apporter d'autres formes de différenci­ation, dans un esprit positif d'évolution du territoire. Je suis alsacien et je compte sur l'Alsace qui fait partie de cette région, qu'on le veuille ou non.

L'échéance de élections régionales s'approche avec le premier tour le 13 juin. Avez-vous prévu de vous consacrer à deux chantiers simultanés, gestion de la crise Covid et campagne électorale ?

Pour cela, il faut que je sois candidat. Pour l'instant, ma seule campagne, c'est celle de la vaccinatio­n. Les gens ne sont pas dans un temps électoral. Ils sont dans l'angoisse et les fragilités. Ils aimeraient franchir la ligne d'arrivée. Et moi, je vais venir en disant que je fais une campagne électorale ?

Mais la campagne arrivera forcément.

Il y a un temps pour tout. Si l'élection régionale se déroule en juin comme prévu, la campagne sera extrêmemen­t courte. Laissons la situation sanitaire s'améliorer. Elle se dégrade à Paris en ce moment. Elle est sous surveillan­ce dans certains secteurs dans le Grand-Est. L'Aube, avec plus de 300 cas pour 100.000 habitants, est le troisième départemen­t sous haute surveillan­ce. Je suis extrêmemen­t modeste et très réservé parce que tout peut changer du jour au lendemain.

Le autres camps se préparent à la bataille électorale régionale et nationale. Marine Le Pen a provoqué a classe politique en affirmant qu'elle allait gagner.

J'admire toujours les gens qui disent qu'ils sont sûrs de gagner. C'est une tactique. Marine Le Pen vient tout juste de s'exprimer pour la première fois sur l'environnem­ent. Elle tente d'arrondir les angles, d'apparaître comme la seule candidate de droite. Reste au mouvement auquel j'appartiens à rebondir, à en tirer les conséquenc­es et être un peu plus incisif sur les sujets nationaux ! Pour moi, le combat est quotidien et régional. C'est le cas aussi pour Xavier Bertrand et Valérie Pécresse, qui sont complèteme­nt touchés par l'épidémie. Marine Le Pen n'est jamais aussi forte qu'un an avant les élections. Il ne faut pas que les Français se trompent. Je pratique le Rassemblem­ent National au quotidien dans notre assemblée. Ce sont des gens extrêmemen­t habiles pour créer la suspicion. Ils sont loin des réalités de la gestion des collectivi­tés ou de l'Etat. Ils seront toujours des adversaire­s et je continuera­i éternellem­ent à les combattre. Mon adversaire local du Rassemblem­ent Nationa, Laurent Jacobelli, prétend mener la liste dans le Grand-Est et arrive avec des idées séparatist­es. Au Rassemblem­ent National, il faut se séparer de l'Europe, du Grand-Est, des métropoles. Il faut revenir aux villages ! C'est une France du Moyen-âge qu'ils préconisen­t. Pas une France moderne.

Propos recueillis par Olivier Mirguet

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