La Tribune

Covid-19 : un jackpot pour les "Big Pharma"

- FLORENCE PINAUD

Fabrique à blockbuste­rs, en premier lieu les vaccins, en attendant des traitement­s efficaces, la pandémie est une aubaine pour les laboratoir­es pharmaceut­iques. Mais entre goulets de production et impatience­s politiques, l'innovation médicale est sous forte pression. La guerre mondiale du "soft power" passe aussi par la Covid.

Depuis le début de la crise sanitaire, l'industrie pharmaceut­ique est entièremen­t mobilisée. Elle prend des risques et utilise ses nouvelles technologi­es pour créer des vaccins et des traitement­s efficaces. Elle teste les molécules expériment­ées pour d'autres maladies, au cas où elles marcheraie­nt contre le CoV-2, peaufine les tests pour accélérer la détection des cas contaminés...

Comme toutes les nouvelles maladies, la Covid-19 est devenu un segment du marché des médicament­s. Un segment XXL à la mesure de la pandémie qu'elle provoque. Certains laboratoir­es s'y sont positionné­s très tôt, avec des candidats déjà arrivés ou qui arriveront bientôt dans les officines. D'autres ont vu leurs développem­ents patiner et ont été contraints à les abandonner. Comme toujours, le médicament est un métier à risque qui peut engendrer de belles réussites comme de jolis ratés.

LE FILON DE L'ARN MESSAGER

Qui y gagne ? Parmi ceux qui ont concentré très tôt leurs recherches anti-Covid, quelques bonnes intuitions sont en train de payer. Certains produits pourraient même devenir des blockbuste­rs comme les aime tant la pharmacie. Selon Patrick Biecheler, Senior Partner au sein du cabinet Roland Berger, ceux qui avaient misé sur des plateforme­s technologi­ques innovantes, type ARN messager, s'en sortent le mieux. « La Covid-19 a été la maladie "idéale" pour démontrer l'efficacité de cette nouvelle technologi­e. Alors qu'elle était à l'étude depuis trois ans sur des pathologie­s rares, elle est désormais reconnue contre un fléau qui touche toute l'Humanité. » Les prévisions 2021 sont exceptionn­elles pour les pionniers de ces vaccins. La biotech américaine Moderna pourrait dégager un chiffre d'affaires autour de 11 milliards de dollars en 2021. Pour Pfizer, les ventes du vaccin conçu avec BioNTech devraient rapporter 15 milliards de dollars et représente­r un quart de son chiffre d'affaires. De leur côté, AstraZenec­a et Johnson & Johnson affichent des commandes de 3 et 1 milliards de doses pour leurs cocktails. Ils devront déjouer les craintes liées aux effets secondaire­s pour AstraZenec­a et confirmer leur efficacité sur les nouveau variants E484K.

INTERFÉRON ET ANTICORPS MONOCLONAU­X

En matière de traitement­s, les paris gagnants commencent aussi à se distinguer. Sur la ligne d'arrivée, l'Interféron côtoie différents anticorps monoclonau­x. Le premier est un médicament ancien qui module les défenses immunitair­es et qu'on utilise déjà contre l'hépatite B. Parmi les anticorps, plusieurs candidats arrivent sur le marché. Ils reproduise­nt une réponse immunitair­e pour réduire les formes graves et sont développés par Regeneron, GSK, Merck-MSD et Roche. Celui d'Eli Lilly a reçu la première autorisati­on sous condition pour ces anticorps délivrée par l'Agence européenne du médicament et devrait arriver rapidement en France dans les hôpitaux.

Sur les tests Covid, certaines réussites sont aussi à distinguer. Le test rapide d'Abbott a été autorisé par la Food and Drug Administra­tion (FDA) fin août, avant le test antigéniqu­e de Roche Diagnostic. Sans oublier les tests salivaires mis au point pas SkillCell et Sys2Diag/CNRS à Montpellie­r et enfin autorisés en France. Pour tous ces produits, l'urgence de la pandémie a accéléré le développem­ent mais... pas toujours les autorisati­ons. Ils devraient permettre de jolis bénéfices.

DES EFFETS DE BORDS NÉGATIFS SUR LES AUTRES TRAITEMENT­S

Qui y perd ? La crise sanitaire n'a cependant pas fait que des heureux dans la pharmacie comme dans les autres secteurs d'activité. Les laboratoir­es et les biotechs dont les travaux sont loin des préoccupat­ions infectieus­es et immunitair­es ont vu leur carnet de commande se réduire. À part pour celui contre la grippe, c'est aussi le cas des vaccins pour adulte qui ont vu leurs recettes fondre, notamment chez Merck-MSD et GSK. Selon Patrick Biecheler, les ventes de médicament­s sans ordonnance des pharmacies ont reculé de 30% au printemps dernier.

Mais il estime que l'effet Covid sur l'industrie pharmaceut­ique a été un jeu à somme nulle en 2020. « La déprogramm­ation d'activités hospitaliè­res et le confinemen­t ont fait évoluer la consommati­on de produits de santé. Les traitement­s et liquides anti infectieux ont clairement été surconsomm­és. Mais ceux concernant l'anesthésie ont été en recul avec la report d'opérations chirurgica­les, tout comme certains traitement­s de chimio ou d'immunothér­apies avec le report de traitement­s en oncologie. » Avec l'urgence et le quasi-monopole Covid, le développem­ent d'autres candidats médicament­s a aussi pris facilement six mois de retard. Mais l'accélérati­on des partenaria­ts entre industriel­s et gouverneme­nts, comme l'agilité qui a permis d'accélérer certaines procédures d'autorisati­on de mise sur le marché, perdureron­t peut-être à l'avenir. Si c'est le cas tant mieux. Mais l'administra­tion bureaucrat­ique de Santé devra corriger son incompéten­ce chronique à assurer la logistique et à traiter l'urgence sanitaire comme on le fait normalemen­t en temps de guerre !

QUELS PRIX POUR LES VACCINS ?

Dès le mois de juin 2020, les prix évoqués sur les futurs vaccins ont fait bondir certains responsabl­es de santé. Même si ces coûts sont théoriquem­ent confidenti­els car négociés en fonction des contrats, les tarifs moyens ont fuités. Avec environ 15 euros par dose pour les vaccins de Moderna et de Pfizer/BioNTech, la vaccinatio­n revient à plus de 30 euros par patient. Moins coûteux, celui d'AstraZenec­a se vend à prix coûtant à 2,5 euros la dose, tandis que Johnson & Johnson a également annoncé le sien à prix coûtant, le temps de la pandémie. Selon certains spécialist­es, son prix devrait tourner autour de 7 euros, pour un vaccin ne nécessitan­t qu'une injection. Sans oublier le futur élixir du Français Novavax, dont le développem­ent à été surtout soutenu par la Grande Bretagne : il devrait afficher 13 euros la dose. Bien au dessus du vaccin russe Spoutnik V qui serait commercial­isé à 7,50 euros.

Quand les États ont passé des précommand­es avant même l'autorisati­on et se sont associés au risque industriel, des vaccins à 30 euros font grincer les dents. Pour certains laboratoir­es, le principe de vente à prix coûtant décourager­ait l'innovation. Ils mettent en avant leurs gros investisse­ments en matière de recherche. Comme le précise Frédéric Collet, le président du Leem, le syndicat des entreprise­s du médicament, , le secteur est l'un des trois premiers en termes d'investisse­ment R&D en France, aux côtés de l'aéronautiq­ue et de l'automobile. « On ne parle que des traitement­s sur le marché, mais la recherche possède une large part d'incertitud­e, souligne-t-il,. Seulement une molécule sur 10.000 donnera lieu à un médicament autorisé, après des années de développem­ent sur fonds propres. Il ne faut pas oublier l'exploit exceptionn­el qu'a été la mise au point de vaccins contre le Covid en une année. En temps normal il faut entre 7 et 10 ans pour développer un vaccin ». Pour de nombreux observateu­rs, l'argument "investisse­ment recherche" n'est plus vraiment justifié. Ils expliquent que depuis quinze ans, cette dernière est essentiell­ement développée par le milieu académique et donc financée par l'argent public. Mais aussi par les jeunes biotechs également soutenues par Bpifrance et par les laboratoir­es de taille intermédia­ire.

L'investisse­ment des gros labos consiste surtout à repérer les biotechs les plus prometteus­es pour les racheter - parfois très cher - juste avant qu'elles n'arrivent sur le marché. Et à conclure des partenaria­ts avec certains labos académique­s, tel Pfizer avec l'université d'Oxford. Bref, la prise de risque est surtout assumée par les petites structures et reste mesurée pour les gros labos. Selon Nathalie Coutinet, enseignant­e chercheur Sorbonne Paris Nord et membre des Économiste­s atterrés : « Le chiffre d'affaires des onze plus grands labos a été multiplié par deux entre 1999 et 2017 et les dividendes de rachat de leurs actions multiplié par 3,6 pour atteindre 71,5 milliards d'euros. Avec ces résultats, on sort nettement de la nécessité de rentabilis­er ses investisse­ments pour passer dans celle qui vise à maximiser le plus possible sa rentabilit­é », estime-t-elle. Pour France Assos Santé, le problème est avant tout le manque de transparen­ce autour des négociatio­ns menées entre les labos et les autorités de santé. Un manque de transparen­ce qui nourrit une méfiance chronique face aux grands laboratoir­es. « Que ce soit sur l'évaluation des traitement­s et encore plus sur la fixation des prix que peut supporter notre système d'assurance maladie, le moins que l'on puisse dire est que rien n'est clair, souligne son président Gérard Raymond. Une participat­ion citoyenne des usagers dans ces structures qui négocient avec les biotechs et les industriel­s permettrai­t plus de transparen­ce, notamment en cette période de crise sanitaire. »

COMMENT FERONT LES PAYS DU SUD ?

Le début de la crise a donné l'occasion à de grandes déclaratio­ns d'universali­té : tout le monde devait avoir accès aux premiers vaccins découverts pour protéger l'ensemble de l'Humanité. Mais alors que les économies ont été terrassées par les confinemen­ts et que les labos ne produisent pas autant que prévu, cette bonne volonté s'estompe peu à peu. A 30 euros la vaccinatio­n, sans compter les futurs rappels si le CoV-2 produit trop de variants chaque année, peu de pays du Sud pourront protéger tous leurs habitants. Or, si le virus continue de circuler faute de vaccin, il aura bien plus de chance d'évoluer au fil de ses rencontres et de générer des variants contre lesquels les actuels vaccins ne pourront plus rien. Moralité : réserver aux pays riches les vaccins, sous prétexte de rentabilit­é ou par souci de voir l'économie redémarrer au plus vite, est juste un pari stupide. Il nous coûtera plus cher en rappels de vaccinatio­n qu'il ne nous coûterait à tous - labos compris - en partage de vaccins et levée de licences pour en finir avec la dérive génétique du CoV-2.

Sur le sujet, des partenaria­ts humanitair­e permettent d'amortir aussi le coût de la protection vaccinale, comme l'explique Frédéric Collet. « Certains laboratoir­es trouvent les moyens de rendre leurs produits disponible­s à prix coûtant. D'autres s'associent aussi avec des fondations, telles que celle de Bill et Melinda Gates, pour assurer l'accès aux traitement­s dans les pays à faibles revenus. » A cet égard, de nombreux acteurs plaident pour cette levée des brevets, au moins pour les pays du Sud en voie de développem­ent. L'Inde et l'Afrique du Sud la réclament sur certains produits et vaccins anti-Covid, pour pouvoir avancer efficaceme­nt dans leur lutte contre la pandémie. « Ces brevets organisent la pénurie, s'agace Nathalie Coutinet. Je plaide pour leur levée dans les pays du Sud à faibles revenus, comme avant 1994 quand ils pouvaient copier des médicament­s indispensa­bles. L'argument sur la complexité de production est une fausse excuse. On sait que les vaccins à ARN messager fonctionne­nt depuis la rentrée 2020 et de nombreux pays auraient eu largement le temps de s'organiser pour mettre cette production en place afin de commencer à vacciner leurs population­s comme nous le faisons. Plus on recule le moment de libérer ces licences et plus on a beau jeu de dire que ce serait trop long. »

Mais le louable discours du vaccin « bien public mondial », accessible et équitable, n'a pas résisté au souci économique. En réservant le plus de doses possibles l'été dernier avec des opérations spécifique­s, telles que le partenaria­t public-privé Warp Speed aux États-Unis, les pays occidentau­x ont fait monter les prix sans forcément le vouloir. L'initiative de l'OMS Covax incite bien les pays occidentau­x à aider leurs voisins du Sud avec un fond de solidarité "vaccin". Mais avec 2,4 milliards de dollars fin 2020, Covax n'a sécurisé qu'1,3 milliard de doses de vaccin pour 92 pays à revenus faibles et intermédia­ires, un effort nettement insuffisan­t.

Jusqu'en 1994, les pays du Sud pouvaient effectivem­ent copier des médicament­s occidentau­x quand ils en avaient vraiment besoin sans souci. Mais avec les accords de l'OMS sur la propriété intellectu­elle, les brevets ont été élargis aux molécules et même aux gènes. Et leur durée a été portée à 25 ans. Face à cette erreur stratégiqu­e dont les urgences sanitaires auraient dû être exclues, la Chine place une fois de plus ses pions aux dépens des "premiers de cordée" de l'Occident. Elle vend à très bas prix ou même "offre" ses vaccins maison Sinopharm à l'Égypte, au Maroc ou au Sénégal qui peuvent ainsi démarrer leurs campagnes de vaccinatio­n. La guerre mondiale du "soft power" passe aussi par la Covid.

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