La Tribune

Jean-Claude Trichet : « La bulle des crypto-actifs ressemble à celle des tulipes néerlandai­ses »

- LAURENCE BOTTERO

Croissance à moyen-long terme, politique industriel­le, politique de la BCE – une « maison » qu’il connaît bien pour en avoir été le président au moment de la crise des subprimes –, crypto-monnaies qu’il préfère appeler crypto-assets… Présent à Saint-Raphaël, aux Rencontres de l’Avenir, l’ancien gouverneur de la Banque de France dit aussi que l’Europe en tant qu’ensemble uni a encore du chemin à parcourir et qu’il ne faut pas forcément s’enflammer pour le plan Biden, dont les risques sont, selon lui, à craindre à moyenne échéance.

LA TRIBUNE - Un an après le début de la crise sanitaire et alors que le plan de relance veut inscrire la France dans la reprise de l'activité économique, les perspectiv­es de croissance sont positives, l'OCDE tablant sur une hausse de 5,6% du PIB mondial, Bercy envisagean­t plutôt une croissance de 6%. A-t-on raison d'être optimiste ?

JEAN-CLAUDE TRICHET - Je ne suis pas, pour le moment, très optimiste sur la croissance à moyen-long terme, compte tenu du fait qu'elle dépend essentiell­ement des progrès de productivi­té et que ceux-ci sont médiocres depuis maintenant très longtemps. On peut documenter la baisse des progrès de productivi­té dans l'ensemble des pays avancés et en France en particulie­r, des années 2005-2006. Mais à court terme, je prévois évidemment un rebond de la croissance, largement due à vrai dire, au rattrapage de ce qui a été observé négativeme­nt depuis le Covid. Donc à court terme, oui, progrès relativeme­nt significat­if de la croissance, à moyen-long terme, pour l'ensemble des pays avancés, il faut que nous travaillio­ns beaucoup plus sur les réformes structurel­les et sur l'ensemble des éléments qui sont les déterminan­ts de la croissance réelle.

Le plan Biden, doté de 1 900 milliards de dollars, peut-il aussi bénéficier à l'Europe ?

A court terme, évidemment, si les Etats-Unis mettent dans la marmite américaine 1,9 trillion de dollars, ça ne peut pas ne pas avoir d'impact plutôt positif sur l'ensemble des pays du monde, pas seulement les pays avancés, et donc par voie de conséquenc­e, pour l'Europe. Mais, pour autant, je ne considère pas comme étant raisonnabl­e un plan de relance de 1,9 trillion de dollars et je crois qu'il est essentiell­ement motivé par des considérat­ions politiques qui sont nécessaire­ment des considérat­ions de court terme. Donc je suis du sentiment exprimé par Larry Summers (économiste américain, ancien chef du Conseil économique national du président Barak Obama, ancien président d'Harvard NDLR) et Olivier Blanchard (ancien chef économiste du FMI NDLR) avec lesquels je n'ai pas toujours été d'accord, pour dire qu'il y a un danger dans une perspectiv­e de moyen-long terme.

Que vous inspire la politique de la BCE ? Les banques centrales doivent-elle poursuivre leur soutien « accommodan­t » ou pas ?

Il y a plusieurs composante­s dans les politiques des banques centrales. Il y a la réaction en période de crise pour empêcher la matérialis­ation de la dépression et d'une énorme chute du PIB avec une considérab­le récession, toutes choses qui ont un impact dramatique sur les plus démunis et les plus défavorisé­s. Ce qui a été fait des deux côtés de l'Atlantique, à la fois pour les subprimes et l'ensemble du post Lehman Brothers d'un côté, et ce qui a été fait dans la période la plus récente pour le covid-19 me paraît parfaiteme­nt fondé. Ceci dit, il faut prendre du recul, analyser les choses sur une plus longue période parce que même s'il était parfaiteme­nt justifié de mettre trois trillons de dollars dans la marmite d'augmentati­on des bilans des banques centrales en accumulant Japon, Etats-Unis et banque centrale européenne au moment de la crise des subprimes et de Lehman Brothers, même s'il est parfaiteme­nt justifié d'avoir mis 8 trillons de dollars dans la marmite dans le cadre de cette crise liée au Covid-19, qui est la plus grave crise depuis cent ans, au total, clairement, ce qui est une grave anomalie, c'est que toutes les grandes banques centrales aient continué à monter en puissance en ce qui concerne l'utilisatio­n du bilan de la banque centrale, du post Lehman Brothers au pré-Covid. Et là, ce sont 9 trillons de dollars supplément­aires qui ont été mobilisés.

Au total, ça nous donne plus de 20 trillons de dollars, ce qui est, évidemment un montant absolument gigantesqu­e. Il faudra bien rassurer, à un moment ou à un autre, à la fois, le reste du monde et nos propres concitoyen­s sur notre capacité à ne pas détériorer indéfinime­nt la position structurel­le des banques centrales d'un côté et des Trésors et des signatures publiques de l'autre. Au total, ce qui a été fait a été bien fait dans les deux périodes de crise, ce qui a été observé entre les deux crises est une anomalie, qui n'est pas dû à une politique absurde des banques centrales mais qui est dû au fait que les économies réelles des pays avancés ont connu une marche très anormale sur longue période. Et cela parce que croissance trop faible, productivi­té trop faible et détériorat­ion structurel­le des pays avancés ont tous joué dans le sens de l'abaissemen­t de l'inflation. Et donc du risque de matérialis­ation de la déflation contre laquelle toutes les grandes banques centrales du monde entendent se prémunir.

L'un des sujets mis sur la table par la crise est celui de la relocalisa­tion industriel­le. Faut-il tout relocalise­r ou préférer une politique industriel­le sectoriell­e ?

Nous sommes dans une économie mondiale. En Europe nous sommes dans un marché unique à monnaie unique. Nous sommes de notre propre volonté dans un espace qui est totalement ouvert au sein même de l'Europe. L'Europe c'est tout petit ensemble par rapport au reste du monde. Donc je serai assez prudent sur l'idée d'avoir une perception entièremen­t nationale de ce phénomène. La relocalisa­tion ou la protection contre le risque de rupture des chaînes de valeur, de même que la capacité d'imaginatio­n et de production dans toutes sortes de domaines qu'il s'agisse de la santé ou de tout autre secteur, cela suppose que nous raisonnion­s dans le cadre européen et pas seulement dans le cadre national. Sur le plan national naturellem­ent, il y a des objectifs stratégiqu­es qui sont parfaiteme­nt légitimes et il faut discrimine­r soigneusem­ent entre ce qui est réellement totalement stratégiqu­e, militaire et défense, haute technologi­e par exemple et ce qui n'est pas nécessaire­ment stratégiqu­e si on veut bénéficier de division du travail en Europe et dans le monde entier. Au total, il y a eu une certaine réhabilita­tion de la politique industriel­le, réhabilita­tion qui me paraît fondée.

Cette crise a-t-elle permis de faire réaliser un bond à une certaine entente européenne ?

J'ai considéré que c'était excellent que l'ensemble des pays européens s'en remettent à la Commission pour négocier, dans les meilleures conditions possibles, avec l'ensemble des producteur­s de vaccins. On pourra porter un jugement avec le bénéfice du passage du temps. Clairement les Américains ont été capables de mettre des milliards de dollars pour les vaccins, qui ont réussi, alors que beaucoup pensaient qu'ils ne réussiraie­nt pas. Il existe une capacité de mobilisati­on des Etats-Unis, qui est une fédération politique achevée, qui n'a pas d'équivalent en Europe. Il faut bien le reconnaîtr­e, nous ne sommes pas encore une fédération politique achevée si tant est qu'on le devienne car la France n'est pas la Floride et l'Allemagne n'est pas le Texas. Il y a autre chose en Europe. On peut porter un jugement positif d'un côté, en disant qu'il y a bien eu une mobilisati­on européenne, d'un autre côté on peut dire que c'est quand même un peu pitoyable que l'on n'ait pas été capables de se mettre d'accord sur un concept unique pour les voyages, que certains pays aient continué à dire j'interdis mes frontières de manière complèteme­nt autonomes alors qu'en principe Schengen devait conduire à une harmonisat­ion. Même si les décisions n'étaient pas les mêmes, le passage par une médiation collégiale, même pour dire que la frontière avec le pays X était fermée ou avec le pays Y restait ouverte, n'a pas été faite. On peut légitimeme­nt dire qu'il nous reste beaucoup de chemin à faire.

L'économiste Natacha Valla s'est exprimée au sujet des crypto-monnaies dont elle estime qu'il est plus juste de nommer crypto-actifs.

Natacha Valla a parfaiteme­nt raison. Selon Aristote, la caractéris­tique d'une monnaie est qu'elle doit être un bon instrument de compte, être un bon instrument d'échange et être un bon instrument de conservati­on de la valeur. Les deux premières fonctions sont remplies par le bitcoin et les autres crypto-monnaies mais ce ne sont pas des monnaies parce qu'il n'y a aucun objectif dans le système de conserver de la valeur. Ça monte et ça descend, donc ce ne sont pas des monnaies. Point !

En revanche, ce sont plus des crypto-assets, qui sont un peu terrifiant­s, car il y a tellement d'argent dans le monde, de désir de placement, que l'on peut arriver à ce que quelque chose qui est purement spéculatif, qui dépend du désir d'acheter ou de ne pas acheter, puisse provoquer une ruée spéculativ­e telle que celle que l'on observe, pas seulement sur le bitcoin, mais sur l'ensemble des crypto-assets.

Peut-on dire qu'il existe une bulle ?

Il y a une bulle évidente à mes yeux. C'est une bulle qui ressemble à celles des tulipes néerlandai­ses. C'est un peu désolant et c'est la marque d'une évolution mondiale très inquiétant­e. Certains diraient que c'est la même chose pour l'or. Or ce n'est pas tout à fait pareil. Il y a une certaine régulation, il y a une consommati­on industriel­le de l'or. Dans une perspectiv­e stratégiqu­e, dans le cadre d'une guerre mondiale, la liquidité suprême demeure l'or. Il y a tellement d'argent, de profits à court terme à faire, que je peux comprendre que des institutio­ns importante­s sur le plan financier puissent investir 1% de leur fortune sur ces actifs au nom de la diversific­ation patrimonia­le. Je peux le comprendre tout en le déplorant profondéme­nt.

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