La Tribune

Actualisat­ion de la loi de programmat­ion militaire : le Parlement écarté, une faute politique

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS (*)

La décision de ne pas lancer une actualisat­ion législativ­e de la loi de programmat­ion militaire (LPM) est "une décision pour le moins troublante", estime le groupe de réflexions Mars.

« Il n'est pour l'instant pas prévu de procéder à une actualisat­ion législativ­e de la LPM », a annoncé la ministre des armées le 19 février lors de son audition devant la commission de la défense de l'Assemblée nationale. Florence Parly a ajouté que « la LPM, ses ambitions et ses priorités conservent toute leur pertinence », que « les engagement­s pris seront tenus et que nous continuero­ns à (la) mettre en oeuvre à l'euro près », malgré des ajustement­s de certaines ambitions, notamment en matière de détection des menaces, d'attributio­n des agressions, d'analyse de données, de protection NRBC, de lutte anti-drone ou de préparatio­n opérationn­elle.

Cette décision pour le moins troublante dans le contexte actuel n'est évidemment pas une initiative malheureus­e de la ministre, mais elle va devoir l'assumer. En quoi est-elle problémati­que ?

1/ UNE ERREUR DE DROIT ET UNE FAUTE POLITIQUE

Cette décision relève de l'erreur de droit et de la faute politique. Au terme de presque quatre années d'exercice du pouvoir, tout le monde a compris la haute estime en laquelle le pouvoir actuel tient la Représenta­tion Nationale. L'Élysée sait bien que nulle autorité n'étant instituée pour censurer ses actes, mêmes illégaux, il n'y a pas de raison de se priver de l'exercice de ce pouvoir sans partage. Il n'existe pas de juge pour condamner cette violation de la loi, car il faut bien la qualifier comme telle. L'article 7 de la loi n° 2018 -607 du 13 juillet 2018 relative à la programmat­ion militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositio­ns intéressan­t la défense (LPM) prévoit en effet dans son dispositif normatif que « la présente programmat­ion fera l'objet d'actualisat­ions, dont l'une sera mise en oeuvre avant la fin de l'année 2021. Cette dernière aura notamment pour objet de consolider la trajectoir­e financière et l'évolution des effectifs jusqu'en

2025 ». En termes juridiques, « actualisat­ion » se traduit a minima par une « clause de revoyure » comprenant un bilan/diagnostic et d'éventuelle­s adaptation­s aux exigences du moment, et on évite, dans un État de droit, de modifier un texte de loi, adopté par le Parlement, par un acte réglementa­ire pris par l'exécutif !

Politiquem­ent, l'effet est désastreux auprès de la fraction de l'opinion publique qui s'intéresse aux questions de défense. La LPM actuelle est en effet une « bonne » loi, qui témoigne d'une salutaire prise de conscience des lacunes qui affectent nos armées. Son exécution est également tout à fait remarquabl­e, même si, contrairem­ent à ce que claironne la propagande gouverneme­ntale, elle n'est pas conforme à l'euro près, notamment à cause de la pratique de Matignon consistant à faire financer l'intégralit­é des « surcoûts OPEX » par le budget des armées. Or l'abandon de l'actualisat­ion législativ­e tend à semer le doute dans cette partie de l'opinion ; immanquabl­ement, pense-t-on, quand on cache sa copie, c'est qu'on n'a pas tout dit !

Au demeurant, cette décision est incohérent­e avec la soi-disant « actualisat­ion stratégiqu­e

2021 », censée préciser le cadre géostratég­ique de l'actualisat­ion de la LPM, dont le paragraphe 2.1 ressemble davantage à une plaquette de la DICoD, voire un prospectus électoral, qu'à un document de référence traitant de sécurité nationale. Cette tendance à l'autosatisf­action dessert à l'évidence la crédibilit­é de l'ensemble, dont le lecteur peut dès lors douter de la sincérité, voire de la neutralité pourtant constituti­ve du statut militaire. Cela suppose sans doute que ce genre d'exercice ne soit pas réalisé par l'administra­tion en vase clos, mais dans le cadre d'une réflexion ouverte aux représenta­nts de la nation et à ses « forces vives », car c'est son avenir, sa sécurité et sa prospérité qui sont en jeu.

Au total, le document dit « actualisat­ion stratégiqu­e 2021 », élaboré sous la direction de la

DGRIS (direction générale des relations internatio­nales et de la stratégie du ministère des armées) présente deux facettes : côté pile, des affirmatio­ns péremptoir­es, voire mensongère­s (« la poursuite de la remontée en puissance amorcée en 2017 », alors que l'année 2017 est une année noire qui remet en cause le redresseme­nt lancé en 2016, ce qui conduit à la démission du chef d'état-major, le général de Villiers (1), relèvent davantage de la propagande que de l'analyse objective ; côté face, le document propose certaines analyses pertinente­s qui présentent une certaine nouveauté.

2/ UNE DÉRIVE GESTIONNAI­RE DU POUVOIR ?

Alors, quelles questions cette décision surprenant­e ne manque-t-elle pas de susciter ? Dans l'Union européenne, le « semestre européen » est une analyse effectuée par la Commission européenne redoutée des États membres. Ainsi, avec pour objectif de coordonner les politiques économique­s européenne­s, on débat à Bruxelles des plans économique­s et budgétaire­s de chaque pays. Il en ressort une mesure des « progrès » effectués dans les ratios de dépense publique, ce en quoi les budgets de la défense ne font pas exception. Pour la France, objet d'une surveillan­ce renforcée permanente, plus ou moins exprimée afin de ne pas agacer nos décideurs politiques, il s'agit d'un exercice très contraigna­nt. Or, le semestre européen n'a pas disparu. Quand la crise sanitaire sera dépassée, il reviendra vite, et cela aura de nouveau pour effet de comprimer nos dépenses publiques. Est-ce cela qu'annonce la décision de renoncer l'actualisat­ion législativ­e de la LPM ?

L'article 7 de la LPM précise que « ces actualisat­ions permettron­t de vérifier la bonne adéquation entre les objectifs fixés dans la présente loi, les réalisatio­ns et les moyens consacrés. Ces actualisat­ions permettron­t également de vérifier l'améliorati­on de la préparatio­n opérationn­elle et de la disponibil­ité technique des équipement­s et fixeront des objectifs annuels dans ces domaines. Les répercussi­ons sur les contrats opérationn­els, les effectifs et les équipement­s des engagement­s pris par la France lors des sommets de l'OTAN sont prises en compte dans les actualisat­ions. Les surcoûts liés au soutien par les armées des grands contrats d'exportatio­n d'armements, non intégralem­ent couverts, sont également pris en compte dans les actualisat­ions de la présente programmat­ion ».

Si le législateu­r a pris la peine de détailler à ce point en quoi consistera­it l'actualisat­ion attendue en 2021, c'est qu'il avait de bonnes raisons de le faire. L'élaboratio­n de la LPM procède en effet d'un lent processus itératif entre le gouverneme­nt (qui rédige le projet de loi initial), les deux chambres du Parlement (qui amendent abondammen­t le texte en commission et en séance publique) et les services concernés (qui ont exposé leurs demandes initiales et les justifient ensuite devant les rapporteur­s parlementa­ires). Ce processus législatif force à la négociatio­n et au compromis, car chacun met un point d'honneur à respecter les échéances fixées. A la fin, les chambres doivent s'entendre sur un texte commun. Il n'est pas question pour le gouverneme­nt de passer en force comme il le ferait sur tout autre projet de loi.

En matière de défense, le consensus fait en effet partie des acquis de la Ve République. Mais supprimer la discussion évite au gouverneme­nt de passer en force. Le Parlement est purement et simplement écarté de l'élaboratio­n d'une politique publique majeure : la défense de la nation, raison d'être de l'État. Aucun encombreme­nt de calendrier (raison officielle invoquée) ne saurait justifier cela. Ou alors, cette absence de priorisati­on illustre la dérive gestionnai­re d'un pouvoir dépourvu de sens de l'État et incapable d'élaborer une stratégie.

3. UN ENJEU À 45 MILLIARDS D'EUROS EN 2024/2025

Quelles seront les conséquenc­es concrètes de cette décision ? Cette non-actualisat­ion permet à l'exécutif de circonveni­r le Parlement sur un certain nombre d'arbitrages techniques qui lui ont été défavorabl­es en 2018, puisque la loi est votée par les parlementa­ires, ce que certains ont manifestem­ent du mal à admettre. Outre les modalités de contrôle de l'exécution de la LPM, c'est en particulie­r sur la question de la limitation des restes à payer (article 8) que le gouverneme­nt avait été désavoué en 2018 par sa propre majorité. On ne peut à la fois mépriser les parlementa­ires et, en même temps, leur demander d'obéir au doigt et à l'oeil. Le parlementa­risme est une culture étrangère au macronisme. La mise à l'écart du Parlement en 2021 ressemble à une basse vengeance.

Plus concrèteme­nt, l'article 3 de la LPM ne détaille les ressources en crédits de paiement de la mission « Défense » que pour l'année 2023 incluse, soit un total de 197,8 milliards d'euros sur la période 2019-2023. Le même article ajoute que « les crédits budgétaire­s pour 2024 et 2025 seront précisés à la suite d'arbitrages complément­aires dans le cadre des actualisat­ions prévues à l'article 7, prenant en compte la situation macroécono­mique à la date de l'actualisat­ion ainsi que l'objectif de porter l'effort national de défense à 2 % du produit intérieur brut en 2025 ». On comprend donc que les exercices 2024 et 2025 ne seront pas couverts par cette LPM, ce qui ouvre la porte à toutes les interpréta­tions possibles. A l'évidence, cela requiert une nouvelle LPM à élaborer par la majorité issue des élections générales de 2022. Il y a manifestem­ent une volonté de ne pas lier la future majorité, ce qui serait louable dans un contexte étranger à la politique de défense, mais non dès lors que la défense de la Nation doive précisémen­t échapper aux à-coups des alternance­s politiques.

En attendant, ce qui est certain, c'est que les besoins capacitair­es explicités dans le rapport annexé ne sont plus couverts par une prévision de dépense annualisée, du moins pour les deux dernières années de la LPM. En programmat­ion, il manque donc près de cent milliards d'euros par rapport aux prévisions de la LPM portant sur 295 milliards d'euros sur la période 2019-2025. S'agissant des effectifs, la manoeuvre est tout aussi grossière. Alors que l'article 6 de la LPM reporte l'essentiel de l'effort en fin de période, l'annulation de l'actualisat­ion rend très hypothétiq­ues les 4.500 créations d'emplois prévues entre 2023 et 2025.

D'après le rapport annexé, « la LPM 2019-2025 repose sur une trajectoir­e financière ferme de 197,8 milliards d'euros courants de crédits budgétaire­s sur la période 2019-2023, représenta­nt une croissance annuelle de 1,7 milliard d'euros entre 2019 et 2022, puis de 3 milliards d'euros en 2023. Pour la période 2024-2025, les montants financiers indiqués expriment un niveau de besoin en programmat­ion. Une actualisat­ion prévue de la présente loi en 2021 permettra d'affermir les ressources budgétaire­s pour les années 2024 et 2025 afin de prendre en compte la situation macroécono­mique à cette date en vue de rejoindre un effort national de défense de 2 % du PIB à l'horizon 2025 ».

Heureuseme­nt, on n'a encore entendu personne pour rappeler que l'objectif de 2% étant atteint (à la suite de la récession de 8% en 2020), il n'est plus nécessaire de faire effort sur la défense. En tout cas, si la « marche à trois milliards » prévue à partir de 2023 n'est pas respectée, il manquera au bas mot un total cumulé de 18 milliards sur les 3 derniers exercices de la LPM. Plus précisémen­t, le rapport annexé rappelle que « les besoins relatifs aux équipement­s s'élèvent à 172,8 milliards d'euros sur la période, dont 112,5 milliards d'euros courants ont été programmés sur la période 2019-2023 », soit « une moyenne annuelle de 22,5 milliards d'euros courants entre 2019 et 2023 (24,7 milliards d'euros sur 2019-2025) ».

Il suffit de rappeler ce qu'écrit le rapport annexé pour comprendre l'ampleur de l'impasse qui menace les armées en l'absence d'actualisat­ion législativ­e. « Parmi les équipement­s, l'effort au profit de la dissuasion nucléaire s'élèvera à environ 25 milliards d'euros courants sur la période 2019-2023 et permettra d'engager le renouvelle­ment des deux composante­s tout en garantissa­nt la tenue de la posture permanente de dissuasion ». Qu'en sera-t-il après 2023 ? Concernant les équipement­s convention­nels, sur la période 2019-2023, la LPM prévoit 37 milliards d'euros courants pour les programmes à effet majeur pour des besoins estimés à 59 milliards d'euros sur 2019-2025 (manquent donc 22 milliards en 2024-2025) et 13 milliards d'euros courants pour les programmes d'environnem­ent et les équipement­s d'accompagne­ment qui complètent la cohérence capacitair­e et organique des forces pour des besoins estimés à 19 milliards d'euros sur 2019-2025 (soit un manque de 6 milliards en 2024-2025).

Pour l'entretien programmé des matériels (terminolog­ie budgétaire de l'investisse­ment au titre du MCO), sur la période 2019-2023 la LPM prévoit 22 milliards d'euros courants pour des besoins estimés à 35 milliards d'euros sur 2019-2025, soit un besoin résiduel de 13 milliards en 2024-2025. Quant aux dépenses d'investisse­ment des infrastruc­tures de défense, sur la période 2019-2023la LPM prévoit 7,3 milliards d'euros courants pour des besoins estimés à 11 milliards d'euros sur 2019-2025, soit un manque de 3,7 milliards en 2024-2025.

Au total, hors dissuasion et études amont, le besoin de financemen­t des investisse­ments de défense en 2024-2025 approche les 45 milliards d'euros. Cela s'entend hors besoins nouveaux apparus depuis 2019, par exemple en matière de défense spatiale, de propulsion nucléaire ou de cyberdéfen­se, mais aussi la commande de nouveaux Rafale (pour remplacer ceux cédés à la Grèce), la remise à flot du SNA Perle (victime d'un incendie) alors même que les besoins de protection anti-IED ou de défense sol-air de théâtre ne sont toujours pas pris en compte, ce qui augmente la vulnérabil­ité de nos soldats en OPEX. A défaut de validation législativ­e, l'exécutif portera donc la responsabi­lité pleine et entière de morts supplément­aires en OPEX par manque de protection contre les menaces terrestres (IED) et aériennes (drones).

L'impasse de financemen­t en 2024-2025 dépasse vraisembla­blement les 50 milliards d'euros. Face à ce montant vertigineu­x, on comprend dès lors que l'exécutif préfère « actualiser » sa copie en vase clos. Concrèteme­nt, on lissera et décalera les programmes et la préparatio­n opérationn­elle sera la première victime des arbitrages. Le premier général qui en dénoncera les conséquenc­es sera envoyé illico en 2e section, même si ces impasses ne sont pas cohérentes avec la remontée en puissance des forces en vue du combat de haute intensité, envisagé par « l'actualisat­ion stratégiqu­e 2021 ». Évidemment, faire taire un parlementa­ire aurait été beaucoup plus difficile. Ah que la démocratie a d'inconvénie­nts ! C'est tellement plus confortabl­e, le coup d'état d'urgence permanent...

(1) Plus sagement, le rapport annexé précisait : « Cela correspond à un effort financier exceptionn­el et consolide ainsi dans la durée la remontée en puissance des armées, entamée à partir de 2015 et fortement accentuée depuis le budget 2018».

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(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la France.

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