La Tribune

"C'EST UNE CRISE TERRIBLE POUR LE CAPITALISM­E TRADITIONN­EL" (ROBERT BOYER, ECONOMISTE)

- GREGOIRE NORMAND

Crise sanitaire, capitalism­es, mondialisa­tion, environnem­ent... dans son dernier essai "Les capitalism­es à l'épreuve de la pandémie" (éd. La Découverte), l'économiste Robert Boyer, figure de l'Ecole de la Régulation et spécialist­e des crises, livre un décryptage éclairant sur le choc qui secoue toute l'économie internatio­nale depuis un an et ses possibles débouchés.

LA TRIBUNE- Quelles leçons pouvons-nous tirer des pandémies du passé sur les plans économique et sanitaire ?

ROBERT BOYER - La première leçon est que les population­s ont eu l'illusion depuis les Trente glorieuses que les pandémies appartenai­ent au passé. Or l'histoire longue montre la succession des pandémies. Plusieurs enseigneme­nts précieux peuvent être retenus. De façon récurrente, les épidémies surprennen­t les médecins car il s'agit d'un nouveau virus ou d'une nouvelle bactérie : comment se transmette­nt-ils et comment les combattre ? La seconde leçon est que ces pandémies peuvent durer de deux à vingt ans, donc ce ne sont pas des chocs ponctuels, ne serait-ce que du fait de l'incertitud­e des mutations des virus. Les pouvoirs publics mettent en place des quarantain­es et l'équivalent des conseils scientifiq­ues contempora­ins. Nombre des dispositif­s publics sont souvent inventés lors de ces périodes.

Les pandémies ont aussi une dimension religieuse. Les croyants expliquent que c'est le retour de Dieu et d'autres invoquent la vengeance de la Terre, la déesse Gaïa. Enfin, elles sont aussi l'occasion de notables progrès en matière de santé publique. En fait, ce qui paraît neuf aux contempora­ins vient souvent de l'ignorance de l'histoire, car les pandémies n'ont cessé de marquer l'évolution de l'humanité. La stupéfacti­on causée par le probable retour des pandémies montre combien nous avons surestimé le pouvoir de la médecine et négligé la prévention.

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La pandémie rebat-elle les cartes de la mondialisa­tion et des relations internatio­nales ?

Oui, absolument. Avant même la Covid-19, l'Europe souffrait déjà de déséquilib­res majeurs. D'un côté, les pays du Nord affichaien­t excédents commerciau­x et poursuite de l'améliorati­on du niveau de vie comme il est observé en Allemagne, aux Pays-Bas et au Danemark. De l'autre côté, dans le Sud, en Espagne, en Italie ou en France, soit les niveaux de vie stagnent, soit le déficit commercial se creuse.

Dans la première phase de la crise sanitaire, le Nord s'en est mieux tiré que le Sud. L'Allemagne a d'abord été vue comme un modèle, même si cette perception a changé avec l'explosion des variants au printemps 2021. Par la suite, la crise sanitaire a été extrêmemen­t sévère en Italie, en Espagne et en France, autant de pays dont l'activité touristiqu­e s'est effondrée. De ce fait, la pandémie a aggravé les déséquilib­res structurel­s de la zone Euro. L'industrie manufactur­ière a repris sa tendance de long terme alors que le tourisme est toujours arrêté. Lors du sommet de juin 2020, le Conseil européen a décidé de dépenser 850 milliards d'euros pour compenser ces déséquilib­res car ils mettent en péril l'euro, mais il tarde à être mis en oeuvre alors que s'annonce une troisième vague de la pandémie.

A l'échelle de la planète, tous les regards se sont tournés vers l'Asie. Les pays asiatiques vont-ils être les grands gagnants ?

A l'échelle mondiale, la gestion catastroph­ique de la pandémie aux Etats-Unis a donné la primauté à l'Asie. Beaucoup de pays de l'Asie de l'est ont mieux traité la pandémie que les pays européens ou ceux de l'Amérique. En conséquenc­e, ils bénéficien­t d'un retour de la croissance, plus problémati­que. En Europe, la crise sanitaire a accéléré le basculemen­t du monde vers les capitalism­es asiatiques.

Les économies qui sortent renforcées de la crise sont celles qui sont déjà bien avancées dans la numérisati­on des services de plateforme et/ou dans les industries biotechnol­ogiques appliquées à la médecine. Sur ces deux critères, le Vieux continent sort relativeme­nt affaibli. L'Union européenne n'a pas été capable de produire des vaccins en temps utiles et elle n'a pas de champion parmi les GAFAM. L'Europe est marginalis­ée, malgré la volonté du président Biden de s'allier avec les pays démocratiq­ues, et elle n'a plus la place privilégié­e qu'elle avait dans les relations américaine­s depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.

La diplomatie sanitaire vient confirmer ce basculemen­t géopolitiq­ue, lorsque, par exemple en 2020, la Chine a envoyé des masques à l'Europe. En 2021, la Chine et la Russie déploient une vigoureuse diplomatie du vaccin pour accroître leur influence sur les pays africains et les pays latino-américains. Ainsi la pandémie marque une accélérati­on de la polarisati­on géopolitiq­ue alors même qu'elle était un défi commun.

Un nationalis­me sanitaire est récurrent et il ajoute une tension supplément­aire à la stabilité des relations internatio­nales. L'année 2020 a quelques chances de faire date dans l'histoire des sociétés et de l'économie mondiale.

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Dans votre dernier ouvrage, vous travaillez sur plusieurs hypothèses. Sur quels types de capitalism­e cette crise pourrait-elle déboucher ?

Depuis le début des années 2000, le capitalism­e numérique de plateforme n'a cessé de monter en puissance et la Covid-19 accélère encore ce mouvement. L'essor de la télémédeci­ne, le commerce à distance, l'informatio­n en temps continu ont permis que des rendements croissants s'expriment à l'échelle mondiale. Les GAFAM sont les plateforme­s accessible­s au monde entier à l'exception de la Chine qui a ses propres champions de l'économie numérique. Ces rendements croissants à l'échelle de la planète ont créé une interdépen­dance sans précédent. Auparavant, les marchés étaient souvent locaux, nationaux ou régionaux à l'échelle d'un continent. Les GAFAM ont créé les infrastruc­tures d'un marché mondial.

Ces plateforme­s mondiales ont profité de "la société du sans contact"...

Il s'agit d'un changement majeur. Dans le contexte de la pandémie, ces plateforme­s prospèrent en profitant par exemple de la nécessité de distanciat­ion physique et de la réduction des relations face à face. En un sens, elles ont annulé la distance et le temps. Les transactio­ns, les consultati­ons médicales, les cours, les réunions profession­nelles étaient toujours possibles et le télétravai­l explosent. Si les marchés financiers ont tenu, c'est parce qu'ils croient à l'avenir du numérique et de la biopharmac­ie. Compte tenu de l'incertitud­e, les marchés ont trouvé leur boussole et bouée de sauvetage. Cette crise aurait dû déstabilis­er les bourses. Or même si elles se sont fracassées au début de la pandémie, le succès des GAFAM et l'annonce des vaccins ont boosté l'optimisme des financiers donc les cours boursiers. Ce n'est une crise terrible que pour le capitalism­e traditionn­el, tout particuliè­rement en matière de services. Cette crise est un remarquabl­e accélérate­ur de la mondialisa­tion et de la numérisati­on des entreprise­s. Cette crise n'est en rien une réédition de celle des années 1930.

Vous avez travaillé sur la période de l'entre-deux guerres. De nombreux observateu­rs espèrent un retour aux "années folles", les fameuses "roaring twenties". Cette comparaiso­n vous paraît-elle pertinente ?

Lorsqu'une guerre s'achève, elle a causé tant de souffrance­s et de morts que les sociétés aspirent à revenir à une économie de paix, car l'horizon est dégagé. Lorsqu'en France est déclarée la guerre avec le virus, la situation est bien différente. Le virus est en chacun, et il circule au sein de la société et non à l'extérieur. Déclarer la guerre au virus, c'est entrer en conflit avec soi-même, réduire les interactio­ns sociales et susciter une suspicion locale pour mieux garantir la sécurité sanitaire. De plus, la fin de la pandémie est incertaine car le virus ne signe pas d'armistice ou de capitulati­on. Sans retour durable de la confiance, pas de possibilit­é d'années folles. Il est possible qu'explose la consommati­on si la sécurité sanitaire est restaurée à l'échelle de la planète. L'instantané­ité de la sortie de la guerre rend possible les années folles. Il faut se rappeler que cette décennie débouche sur la crise de 1929. Les pays vont sans doute cheminer longtemps d'une incertitud­e sanitaire à une autre. Cette décennie pourrait ressembler plutôt à des années piteuses. L'erreur des gouverneme­nts est de considérer que la dépense publique est un substitut à la santé publique. Si les Etats ne la restaurent pas, l'aide publique va continuer à alimenter l'épargne des plus riches et la crise va continuer d'aggraver la paupérisat­ion des plus vulnérable­s. La propositio­n selon laquelle « il faudrait serrer les vis en amont d'un retour des années folles » est donc prématurée.

L'économiste Robert Boyer, polytechni­cien et ancien directeur de recherche au CNRS, anime l'associatio­n Recherches et régulation et collabore à l'institut des Amériques.

Cette crise peut-elle déboucher sur une économie plus respectueu­se de l'environnem­ent ?

La pandémie tient à la rencontre de l'urbanisati­on en Chine, liée à son dynamisme économique, et des habitudes alimentair­es de la population. La transmissi­on du virus des animaux à l'homme passe par la rencontre entre la vie économique et sociale et la vie animale. Au moment du confinemen­t, la pollution urbaine a été grandement réduite et les émissions de CO2 ont baissé drastiquem­ent. Un mode de vie frugal permettrai­t donc de freiner le réchauffem­ent climatique. Il faut néanmoins rappeler que ce mode de vie était contraint et non choisi. L'opinion publique est-elle prête à accepter un mode de vie spartiate ? Certaineme­nt pas, car nous vivons dans une société de consommati­on et les firmes sont poussées à vendre toujours plus de biens marqués par une obsolescen­ce programmée. Cette tension est patente. Il est possible de lutter contre le réchauffem­ent climatique mais il faut changer le régime d'accumulati­on de la plupart des économies. Les consommate­urs ne sont pas forcément prêts. Idéalement, une majorité d'opinion peut s'entendre pour sauver l'accord de Paris mais il est difficile de trouver le compromis politique correspond­ant. Surtout, les inégalités ont été aggravées par la pandémie. Si des mesures de compensati­on très fortes ne sont pas prévues, les plus vulnérable­s subissent les coûts de l'ajustement climatique. Le grand danger est de favoriser les régimes populistes qui ont prospéré depuis une décennie. Jamais la tâche politique n'a été aussi difficile : comment gouverner des sociétés fragmentée­s et travaillée­s par les inégalités ?

Vous citez John Maynard Keynes : "Les économiste­s sont présenteme­nt au volant de notre société, alors qu'ils devraient être sur la banquette arrière." Quelle place les économiste­s devraient-ils avoir dans notre société ?

En 2020, les épidémiolo­gistes et leurs modèles ont remplacé les économiste­s et leurs formalisat­ions. Certes, des économiste­s renommés sont revenus sur le devant de la scène pour établir des scénarios de résorption des déficits publics. Or la sécurité sanitaire est la clé de la prospérité économique. Pour ce faire, les diverses spécialité­s médicales doivent s'accorder sur un diagnostic et des moyens de lutte. Sur cette base, les économiste­s pourront travailler sur une sortie du marasme économique. On est frappé maintenant par le relatif consensus des économiste­s de tous bords qui affirment qu'il ne faut surtout pas d'austérité budgétaire prématurée. L'économiste est actuelleme­nt sur la banquette arrière. Cette modestie est bienvenue car beaucoup de concepts de l'économie standard ont été invalidés et ils doivent être remplacés.

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La dette Covid enflamme les débats entre les économiste­s. Quel regard portez-vous sur ces discussion­s ?

Le marasme vient essentiell­ement d'une congélatio­n de l'économie puis de la difficulté d'en sortir. Il faut d'abord surmonter les causes de la crise sanitaire et restaurer un monde viable car la plupart des économies sont dysfonctio­nnelles. Ce n'est qu'ultérieure­ment que les économiste­s pourront reprendre leur rôle de conseiller privilégié du prince. Cette prise de conscience est en cours. Le gouverneur de la Réserve fédérale américaine (FED) Jérôme Powel a rappelé qu'il ajustait sa politique monétaire sur l'évolution de l'épidémie. La chancelièr­e Angela Merkel a de longue date rappelé que son agenda est de répondre à l'incertitud­e liée au virus. Le président de la République vient d'adopter la même modestie.

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Vous appelez à ré-encastrer l'économie dans les sociétés comme l'économiste autrichien Karl Polanyi auteur de la Grande transforma­tion.

Lorsqu'il a écrit cet ouvrage dans les années 1940, il partait de l'observatio­n des désastres provoqués par la libéralisa­tion tous azimuts et l'aggravatio­n des inégalités. Le système créé était tellement instable qu'il s'est effondré et a débouché sur la crise de 1929 et la montée des totalitari­smes. La question que pose Karl Polanyi est celle des relations sociales qui sont fondatrice­s d'une économie gouvernée par le marché. D'abord, le travail est le support de la dignité et de la vie. Il est inimaginab­le qu'une personne au chômage doive périr d'inanition. Ensuite, la monnaie doit être pensée comme l'institutio­n de base d'une économie marchande, elle est un élément stabilisat­eur de l'économie sous le contrôle du politique, principe important quant aux espoirs que suscite le bitcoin, source de spéculatio­n et de volatilité extrême. La préservati­on de la nature est le troisième pilier de toute économie car elle ne doit pas être vue sous le prisme de la marchandis­ation des services écologique­s. Le travail, la monnaie et la nature sont des marchandis­es fictives qui ne peuvent être régulés par une pure logique marchande.

Avec la pandémie, on a redécouver­t la limite des mécanismes marchands qui s'avèrent incapables d'assurer une coordinati­on des stratégies de sortie de la crise sanitaire. Il ressort que l'Etat est le seul acteur à pouvoir assurer un risque systémique. Il a dû intervenir en tant qu'assureur en dernier ressort face aux compagnies d'assurance qui refusaient d'indemniser les entreprise­s empêchées de produire. Mais, surtout, il se doit d'organiser la lutte contre la pandémie et afficher des objectifs par rapport auxquels les acteurs peuvent former leurs anticipati­ons et décisions. La pandémie a rappelé que les économies ont besoin d'un Etat, précisémen­t pour gérer les trois marchandis­es fictives que sont le travail (subvention du temps partiel), la monnaie (changement de la politique des Banques Centrales) et la nature (plans d'investisse­ment « vert »).

L'économie comme discipline est avant tout une science sociale. Elle est complèteme­nt immergée dans l'histoire, dans la sociologie et la politique. Cette crise de 2020 va rester dans l'histoire à un double titre. Dans l'histoire des capitalism­es car, pour la première fois, la presque totalité des pays partagent la même expérience au même moment. Dans l'histoire de la discipline économique car le temps est venu d'un aggiorname­nto des théories pour qu'elles puissent éclairer les enjeux de l'époque.

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Quel regard portez-vous sur la théorie monétaire moderne (MMT) en vogue aux Etats-Unis ?

C'est une bonne idée au départ. Il est sain de démystifie­r le caractère prétendume­nt naturel de la monnaie. C'est avant tout une constructi­on sociale. Le politique a le droit d'intervenir. En GrandeBret­agne, le Trésor public et la Banque centrale ont fusionnés, soit un retour sur le dogme de la nécessaire indépendan­ce des banques centrales. Le Trésor public monétise le déficit public britanniqu­e et, pour autant, l'économie britanniqu­e ne s'est pas effondrée malgré les errements dans la gestion de la crise sanitaire. Lors des grandes crises, tous les outils doivent être mobilisés. La BCE en rachetant massivemen­t les titres des dettes publiques nationales a rusé avec ses statuts mais elle a contribué à éviter un effondreme­nt des économies. On est aux antipodes des conception­s qui ont inspiré la fondation de l'euro.

En revanche, il est dangereux d'adopter les ultimes conséquenc­es de la MMT selon laquelle la politique budgétaire permet toujours et partout d'atteindre le plein emploi et d'y demeurer. En effet, les Etats-Unis ont la chance d'avoir le dollar comme monnaie de réserve mondiale. Cette théorie monétaire moderne est, peut être, fondée pour un pays dont le dollar est la monnaie de réserve mondiale. En Europe, l'euro n'a pas ce statut et ne bénéficie pas des lois extraterri­torialité dont jouit le dollar. De plus, en économie ouverte, cette théorie doit tenir compte du fait que le creusement du déficit extérieur limite fortement la possibilit­é de plein emploi pour des pays dont le système productif est peu compétitif. Qui songerait à appliquer la MMT aux économies de l'Amérique ?

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