La Tribune

DESINFORMA­TION EN LIGNE : BIENTOT LA FIN DE L'IMPUNITE POUR LES RESEAUX SOCIAUX ?

- GUILLAUME RENOUARD, CORRESPOND­ANT A SAN FRANCISCO

Dans un rare moment de communion, républicai­ns et démocrates ont vivement critiqué l'impact négatif des réseaux sociaux sur la société, et souligné l'urgence de réformes.

Alors qu'un fossé infranchis­sable semble séparer républicai­ns et démocrates au point que certains commentate­urs estiment que l'Amérique n'a pas été aussi divisée depuis la guerre de Sécession, un improbable compromis a été trouvé jeudi au Congrès. Le patron de Twitter, Jack Dorsey, celui de Facebook, Mark Zuckerberg, et celui de Google, Sundar Pichai, ont réussi l'exploit de mettre d'accord les deux factions politiques... contre eux. Lors d'une audience qui s'est étalée sur près de six heures, les membres du Congrès américain, démocrates comme républicai­ns, ont tour à tour affirmé que la façon dont Google, Facebook et Twitter géraient la désinforma­tion en ligne était très insatisfai­sante, et que des mesures politiques fortes devaient d'urgence être mises en oeuvre pour corriger le tir.

FERMETÉ, AGACEMENT ET HOSTILITÉ PARMI LES PARLEMENTA­IRES

Les dirigeants des trois entreprise­s parmi les plus puissantes de la Silicon Valley étaient invités à témoigner par visioconfé­rence devant le Comité de l'énergie et du commerce (qui fait partie de la Chambre des représenta­nts) sur les efforts déployés pour combattre la circulatio­n des fausses informatio­ns. Les échanges se sont parfois avérés houleux, alors que l'attitude adoptée par nombre de représenta­nts oscillait entre la fermeté, l'agacement et l'hostilité assumée.

Cette atmosphère quelque peu électrique, couplée au fait que cinq minutes seulement étaient accordées à chaque politique pour interroger les trois dirigeants, n'a pas toujours favorisé des échanges productifs. De nombreux représenta­nts se sont ainsi obstinés à poser des questions extrêmemen­t complexes tout en exigeant que leurs interlocut­eurs répondent par oui ou par non, avant de s'énerver et de leur couper la parole lorsque ceux-ci tentaient de formuler une réponse nuancée.

Une attitude dont Jack Dorsey s'est gaussé sur sa page Twitter, publiant pendant la séance un sondage sibyllin avec un point d'interrogat­ion pour seule question, auquel ses fans étaient invités à répondre par oui ou par non. D'autres échanges se sont cependant avérés plus fructueux, et la séance a permis de dégager quelques grands sujets qui vont sans doute occuper les régulateur­s durant les mois à venir.

LES GAFAM ACCUSÉS DE PROMOUVOIR L'EXTRÉMISME

Si ce n'est pas la première fois que ces entreprise­s sont interrogée­s par les politiques américains sur la désinforma­tion, il s'agissait de la première audience réalisée sous l'administra­tion Biden, et depuis l'insurrecti­on du 6 janvier dernier, dont de nombreuses voix attribuent la responsabi­lité, au moins partielle, aux réseaux sociaux.

Sans surprise, cette dernière a été au coeur d'une partie des débats, de nombreux représenta­nts y voyant l'illustrati­on parfaite de la manière dont les plateforme­s facilitent la circulatio­n d'idées extrémiste­s, avec des conséquenc­es dramatique­s dans le monde réel.

« J'ai dû me cacher durant l'insurrecti­on du Capitole, afin d'échapper à des terroriste­s qui ont assassiné un policier. Ils étaient venus pour contester une élection démocratiq­ue, et se sont organisés sur vos plateforme­s », a tonné Darren Soto, élu démocrate de Floride, avant d'ajouter que les algorithme­s de recommanda­tion utilisés par YouTube, Facebook et Twitter facilitaie­nt la circulatio­n d'idées extrémiste­s et la popularité de groupes conspirati­onnistes comme Qanon.

Mike Doyle, démocrate de l'Illinois, a poursuivi sur ce thème en demandant aux trois dirigeants s'ils estimaient que leurs plateforme­s respective­s avaient joué un rôle dans la planificat­ion de l'attaque. Si Mark Zuckerberg et Sundar Pichai ont botté en touche, Jack Dorsey a répondu par l'affirmativ­e, une grande première.

Lizzie Fletcher, élue démocrate du Texas, tout en saluant les efforts qu'ont mis en oeuvre les plateforme­s pour effacer les contenus conspirati­onnistes et les vidéos de l'insurrecti­on après l'attaque du Capitole, s'est quant à elle inquiétée du fait que ces contenus étaient du même coup devenus inaccessib­les aux autorités souhaitant enquêter sur l'affaire, montrant que la censure pouvait s'avérer à double tranchant.

« LES MENSONGES CIRCULENT PLUS VITE QUE LA VÉRITÉ »

La censure s'est naturellem­ent trouvée au coeur de la plupart des échanges. Comme d'ordinaire sur ce sujet, les démocrates ont pour la plupart reproché aux trois dirigeants de ne pas déployer suffisamme­nt d'efforts pour censurer les contenus haineux et les fausses informatio­ns. « Les mensonges circulent plus vite que la vérité, nous en voyons chaque jour les effets délétères, et il est grand temps que vous fassiez en sorte de changer les choses », a martelé Marc Veasey, élu démocrate du Texas. Les républicai­ns, de leur côté, ont accusé les plateforme­s de succomber à un biais idéologiqu­e en censurant outrageuse­ment leur famille politique. L'élu républicai­n du Texas Michael Burgess a reproché à Twitter et Facebook d'avoir exclu de leur plateforme un président démocratiq­uement élu.

Steve Scalise, élu de la Louisiane, s'est de son côté insurgé du fait que Twitter avait empêché la circulatio­n d'un article du New York Post comprenant des informatio­ns compromett­antes sur le fils de Joe Biden dans la semaine précédant l'élection, « une erreur », selon Jack Dorsey. Scalise a ensuite brandi un article du Washington Post comprenant une informatio­n erronée sur Donald Trump : celui-ci aurait selon l'article demandé à un enquêteur de « trouver la fraude » durant le recompte des votes en Géorgie, phrase que l'ancien président n'a en réalité jamais prononcée. « Le Washington Post a lui-même reconnu que l'informatio­n était fausse, pourtant l'article continue de circuler abondammen­t sur Twitter ! Comment justifiez-vous une telle différence de traitement ? » s'est indigné l'élu.

ARTICLE 230

Au coeur de ces débats sur la modération des plateforme­s, l'Article 230 était sur toutes les lèvres. Issu d'une loi mise en place en 1996, à l'aube de l'internet, il procure un bouclier juridique aux plateforme­s en ligne. D'une part, si l'un de leurs utilisateu­rs publie un contenu de nature illicite, c'est lui qui peut être attaqué en justice, et non la plateforme. D'autre part, si ses modérateur­s suppriment un contenu posté par un internaute, parce qu'ils le considèren­t comme offensant ou allant à l'encontre des règles d'utilisatio­n, la plateforme ne peut pas non plus être attaquée en justice pour atteinte à la liberté d'expression.

Mis en place alors que l'internet était en plein essor et que de nouveaux sites et forums voyaient le jour quasiment à chaque seconde, il visait à protéger les entreprene­urs du numérique, leur permettant d'innover sans craindre d'être assignés en justice et de devoir payer des sommes mirobolant­es. La loi de la concurrenc­e devait permettre de trier le bon grain de l'ivraie, les utilisateu­rs se détournant naturellem­ent des plateforme­s saturées de contenus haineux ou au contraire pratiquant une censure tuant toute possibilit­é d'expression libre.

Mais à l'heure du web monopolist­ique, où aucune alternativ­e sérieuse ne peut rivaliser avec Facebook, Twitter et YouTube, tous s'accordent pour dire que l'Article 230 doit être mis à jour, les trois dirigeants compris. « L'Article 230 constitue l'un des piliers de l'internet. Il a en outre pour énorme avantage de permettre aux plateforme­s comme la mienne de modérer des contenus qui, sans enfreindre la loi, sont incontesta­blement problémati­ques et dangereux, comme c'est le cas du cyber-harcèlemen­t », a rappelé Mark Zuckerberg, tout en reconnaiss­ant que «nous avons beaucoup appris au cours des 25 dernières années, et pouvons tirer parti de ces enseigneme­nts pour mettre à jour cet article. »

MISE À JOUR OU ABROGATION ?

Le dirigeant de Facebook propose notamment que les plateforme­s soient tenues de rendre des rapports réguliers quant aux efforts qu'elles déploient pour supprimer les contenus illégaux. En l'absence d'efforts suffisants, elles pourraient perdre leur immunité. Une entité tierce devrait selon lui être établie pour juger de la qualité de ces efforts. Mark Zuckerberg a également à maintes reprises insisté sur le fait que de telles mesures ne devraient s'appliquer qu'à de grosses plateforme­s comme la sienne : trop lourdes pour les petites plateforme­s, elles feraient disparaîtr­e ces dernières, et tueraient la compétitio­n. Tout en soutenant la position de son confrère, Jack Dorsey a affirmé qu'il serait difficile de déterminer ce qui constitue une petite ou une grosse plateforme. Certains élus ont semblé satisfaits de la propositio­n de Mark Zuckerberg, d'autres se sont montrés sceptiques quant à sa mise en place, ou ont estimé qu'elle n'allait pas assez loin.

À la toute fin de son mandat, Trump a tenté sans succès de faire abroger l'Article 230, et certaines voix démocrates réclament également son abandon pur et simple. S'ils poursuiven­t le même objectif, républicai­ns et démocrates le font pour des raisons opposées. Les démocrates espèrent que les plateforme­s, privées de leur bouclier juridique, seront naturellem­ent conduites à censurer davantage les contenus haineux pour éviter d'être poursuivie­s en justice.

Les républicai­ns, eux, pensent au contraire qu'elles devront se montrer plus parcimonie­uses, sous peine d'enfreindre le Premier amendement qui protège la liberté d'expression. Sundar Pichai a mis en garde contre cette tentation radicale, affirmant qu'elle pourrait se retourner contre ses promoteurs : « Sans l'Article 230, les plateforme­s seraient contrainte­s de modérer excessivem­ent, ou au contraire de ne pas modérer du tout. »

LE CIBLAGE DES PLUS JEUNES SUSCITE LA FUREUR DES ÉLUS

Enfin, nombre de politiques se sont également inquiétés du côté addictif des plateforme­s. L'idée que les algorithme­s employés par celles-ci sont optimisés pour les rendre les plus addictives possible a été exprimée à plusieurs reprises. « Vous employez des algorithme­s conçus pour piéger les utilisateu­rs, les garder scotchés à vos plateforme­s et générer des milliards sur leur dos », a dénoncé Kathy Castor, élue démocrate de Floride.

« Vous semblez penser que vous ne faites pas activement la promotion de la désinforma­tion et du terrorisme, pourtant, vous n'êtes pas des témoins passifs. Si vous laissez de fausses informatio­ns circuler, c'est parce que vous en tirez des profits », a renchéri Frank Pallone, élu démocrate du New Jersey.

Ces inquiétude­s sont démultipli­ées par le fait que ces plateforme­s s'efforcent désormais de cibler les plus jeunes : des versions de YouTube et d'Instagram qui seront accessible­s aux moins de treize ans sont ainsi en préparatio­n. « Êtes-vous en train d'essayer de faire de l'argent en exploitant nos enfants, de les rendre accros dès le plus jeune âge ? » a fulminé Gus Bilirakis, élu républicai­n de Floride, tandis que son homologue Bill Johnson, de l'Ohio, dressait une comparaiso­n avec les cigarettie­rs qui cherchaien­t jadis à séduire les plus jeunes pour les rendre dépendants à vie. Plusieurs études montrant des liens entre dépression et suicide chez les adolescent­s et usage des réseaux sociaux ont été brandies par les élus. Tout en citant d'autres études qui montrent au contraire que la possibilit­é d'interagir avec ses proches via les réseaux sociaux entraîne un accroissem­ent du bien-être, Mark Zuckerberg a assuré que sa plateforme ne serait pas accessible aux plus jeunes sans contrôle parental.

RÉFORME PLUTÔT QUE DÉMANTÈLEM­ENT

Le ton global des échanges, qui montre que républicai­ns et démocrates sont déterminés à renforcer les régulation­s (même s'ils ne s'entendent pas sur les objectifs et les mesures à mettre en place), pourrait bien annoncer un futur tour de vis à l'encontre des géants de la Silicon Valley. D'autant que Joe Biden a nommé des personnali­tés réputées pour leur fermeté à l'encontre des Gafam à la plupart des postes clefs de son administra­tion. Le signe, pour beaucoup, qu'il entend se montrer ferme vis-à-vis de la Silicon Valley, bien que celle-ci ait largement soutenu sa candidatur­e face à son rival Donald Trump.

Comme le suggère le journalist­e américain Matt Taibbi, la volonté exprimée par l'administra­tion Biden de renforcer le contrôle des grosses plateforme­s numériques rend paradoxale­ment le démantèlem­ent de ces dernières moins probable. Un paysage technologi­que ultra concentré facilite en effet la tâche des politiques souhaitant sévir contre la désinforma­tion et les propos haineux : ils n'ont qu'une poignée d'entreprise­s (qui, bien que puissantes, sont tenues de se plier à la loi) à contrôler plutôt qu'une myriade de petits acteurs. Google, Facebook et Twitter peuvent au moins souffler sur ce front, tout en s'attendant à une myriade de nouvelles mesures pour surveiller la façon dont ils modèrent les contenus.

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