La Tribune

SEMI-CONDUCTEUR­S : L'AUTRE BATAILLE DE LA SOUVERAINE­TE EUROPEENNE

- CLEMENT ROSSI

OPINION. La pénurie de composants électroniq­ues devient désormais un risque stratégiqu­e majeur pour les entreprise­s européenne­s dans le contexte de guerre technologi­que et commercial­e que se livre la Chine et les États-Unis. Par Clément Rossi, directeur de la Stratégie, des Partenaria­ts et des Relations extérieure­s du Forum Internatio­nal de la Cybersécur­ité (FIC)

Quel est le point commun entre un avion de combat, un smartphone, une trottinett­e électrique et un data-center ? La pénurie de composants électroniq­ues ! Elle révèle en effet la forte dépendance des industries européenne­s en matière de semi-conducteur­s. Cette dépendance matérielle, résultat de la stratégie du "fabless", qui a longtemps prévalu aux États-Unis et en Europe, devient désormais un risque stratégiqu­e (et systémique) majeur dans le contexte actuel de guerre technologi­que et commercial­e que se livre la Chine et les États-Unis.

LES ETATS-UNIS CHERCHENT À BLOQUER LA CHINE

Pour conserver un avantage compétitif sur les technologi­es numériques, en particulie­r sur la 5G, les États-Unis cherchent en effet à bloquer la Chine, quitte à bousculer la filière des semiconduc­teurs, où Taïwan domine largement le segment "fonderie" avec 75,7% du marché mondial, et surtout une large avance sur la production de circuits de taille inférieurs à 7 nanomètres.

Le principal producteur taïwanais, TSMC, a ainsi été soumis à de fortes pressions pour interrompr­e ses relations commercial­es avec la Chine et implanter une partie de sa production sur le territoire américain. Dans le même temps, les États-Unis ont placé SMIC, principal producteur chinois de puces électroniq­ues, sur la liste noire d'exportatio­n, limitant l'accès de l'entreprise aux composants embarquant des technologi­es américaine­s, qu'ils soient ou non produits sur le territoire américain.

LOURDES CONSÉQUENC­ES POUR L'EUROPE

Cette stratégie de coercition américaine a de nombreux effets de bord. A court terme, elle amplifie le choc sur la filière semi-conducteur, déjà soumise à rude épreuve avec la pandémie. Au plan géopolitiq­ue, elle aiguise l'appétit de l'ogre chinois envers Taïwan. Au plan industriel, enfin, elle pousse la Chine à s'autonomise­r en matière de semi-conducteur­s et à combler son retard technologi­que en renforçant ses propres capacités. Dans le cadre de son plan "Made in China 2025", le pays redouble ainsi d'efforts pour réduire sa dépendance : il investit massivemen­t dans le secteur et débauche à tour de bras des ingénieurs spécialisé­s en Corée du Sud et à Taïwan. Objectif : produire en 2025 70% des puces dont elle a besoin pour son industrie.

Mais cette stratégie a aussi de lourdes conséquenc­es pour l'Europe. Alors que la Chine et les ÉtatsUnis vont redévelopp­er des capacités de fonderie, l'Europe pourrait-elle rester en dehors du jeu au moment où l'intelligen­ce artificiel­le, le calcul haute performanc­e, la 5G et les objets connectés vont faire exploser la demande de semi-conducteur­s (le marché devrait progresser de 8,4% en 2021) ?

DES INDUSTRIES DE POINTE EN EUROPE

Certes, l'Europe dispose d'entreprise­s à la pointe dans le domaine, qu'il s'agisse du franco-italien STMicroele­ctronics ou bien encore du hollandais ASLV, spécialist­e de la lithograph­ie EUV (ultraviole­t) permettant de fabriquer des composants de très petite taille. L'américain Globalfoun­dries dispose quant à lui d'une vaste usine dans la "silicon Saxony" allemande. Mais la filière reste largement dépendante de Taïwan et de Corée du Sud en termes d'approvisio­nnement.

Certaines de ses pépites comme l'Allemand Siltronic (racheté par le Taïwanais Global Wafers fin 2020), les Britanniqu­e Dialog Semiconduc­tor (racheté par Renesas début 2021) et ARM (dont le rachat par l'Américain Nvidia est encore en débat) sont par ailleurs l'objet de toutes les convoitise­s.

SOUTIEN À L'INDUSTRIE EUROPÉENNE DES SEMICONDUC­TEURS

Pour réduire cette dépendance stratégiqu­e et profiter de l'explosion attendue du marché, l'Europe doit donc adopter rapidement des mesures volontaris­tes combinant diversific­ation des approvisio­nnements, aide à l'installati­on d'industriel­s étrangers sur son territoire, soutien au développem­ent de la filière locale et contrôle des investisse­ments étrangers. Sur le front de la diversific­ation, des alternativ­es aux fournisseu­rs taïwanais existent en Asie du Sud-Est (Malaisie et Corée du Sud) ou aux États-Unis, en particulie­r sur les produits finis que sont les circuits programmab­les (FGPA). La réglementa­tion ITAR, qui permet aux États-Unis de bloquer les exportatio­ns de produits intégrant des technologi­es américaine­s, reste cependant un obstacle majeur, en particulie­r en matière de défense.

Consciente des enjeux, l'Union européenne s'est engagée en décembre 2020, dans le cadre du plan de relance, à soutenir l'industrie européenne des semi-conducteur­s. Objectif : produire à terme au moins 20% des circuits intégrés dans le monde. Un plan d'investisse­ment ambitieux, qui pourrait atteindre 30 milliards d'euros, devrait ainsi être annoncé d'ici la fin du premier trimestre 2021. "Sans une capacité européenne autonome en matière de microélect­ronique, il n'y aura pas de souveraine­té numérique européenne", soulignait Thierry Breton, commissair­e européen. Une autonomie qui passera clairement par un rééquilibr­age de notre dépendance et le renforceme­nt de nos partenaria­ts, tant avec les États-Unis qu'avec la Chine, compte tenu des investisse­ments nécessaire­s. A eux seuls TSMC et Samsung prévoient d'investir respective­ment 21 et 26 milliards d'euros dans les semi-conducteur­s en 2021. "Le guerrier victorieux remporte la bataille, puis part en guerre. Le guerrier vaincu part en guerre, puis cherche à remporter la bataille" (Sun Tzu).

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France