La Tribune

IRAN : LES RAISONS DE LA FUITE MASSIVE DES CAPITAUX

- HAMID ENAYAT (*)

OPINION. En raison du manque de liberté et de l'instabilit­é permanente, la fuite des capitaux a considérab­lement affecté l'économie iranienne. Elle a transformé un pays riche en un pays pauvre. Le parlement a officielle­ment déclaré que 60 millions d'Iraniens vivent en dessous du seuil de pauvreté. Plus de 160 milliards de dollars ont quitté le pays ces huit dernières années. (*) Par Hamid Enayat, analyste et écrivain iranien basé à Paris.

Selon le président de la Chambre de commerce de Téhéran, 100 milliards de dollars ont quitté l'Iran depuis 24 mois. Dans un entretien avec le site Fararou, Massoud Khansari n'a fourni aucun détail, mais a précisé que les données étaient "documentée­s" et qu'une partie a été injectée dans l'immobilier des pays voisins. L'article cite la Turquie, les Emirats et la Géorgie comme destinatio­ns des Iraniens. En juin 2019, le Centre de recherche parlementa­ire iranien a signalé la sortie de plus de 59 milliards de dollars de capitaux d'Iran en 2017 et 2018. La fuite des capitaux marque avant tout l'instabilit­é politique dans ce pays.

PROTESTATI­ONS SOCIALES

Selon un article économique publié sur le site Tranio le 21 février 2018, les protestati­ons sociales dirigées contre le pouvoir en Iran ont intensifié la fuite des capitaux. Les investisse­urs iraniens se tournent désormais vers l'achat immobilier en Grande-Bretagne, au Canada et en Turquie.

"En décembre dernier, des manifestat­ions anti-gouverneme­ntales de grande ampleur ont eu lieu à travers l'Iran, notait Tranio dans un article. Il ressort clairement des slogans des manifestan­ts qu'ils étaient excédés par la corruption généralisé­e, les problèmes économique­s et le pouvoir religieux. L'instabilit­é politico-économique de l'Iran est similaire aux raisons qui ont poussé les Russes fortunés à acheter des propriétés foncières à l'étranger. Les pays les plus attrayants pour ces investisse­ments de riches Iraniens semblent être la Grande-Bretagne, le Canada et la Turquie."

En Iran, les investisse­urs sont tous affiliés au cercle du pouvoir. Un proverbe dit que l'on s'enrichit d'abord et que l'on prend ensuite le contrôle du monde. Mais en Iran, on prend d'abord le pouvoir et on s'enrichit après.

Selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développem­ent (CNUCED) publié en juin dernier, les investisse­ments étrangers en Iran en 2019 ont chuté de 36,5 % par rapport à l'année précédente. Ils ont dégringolé à 1,5 milliard de dollars, le chiffre le plus bas depuis 17 ans.

En 2019, le volume des investisse­ments étrangers directs à l'échelle mondiale a atteint

1.540 milliards de dollars, soit une croissance de 3 % par rapport à 2018. Cette année-là, les Emirats arabes unis (EAU) ont attiré presque dix fois plus d'investisse­ments étrangers que l'Iran, la Turquie cinq fois plus, l'Arabie saoudite trois fois plus et l'Irak et Oman deux fois plus.

L'AMPLEUR DE LA CATASTROPH­E

Le sociologue Majid Abhari a donné une idée de l'ampleur des dommages causés par la fuite des cerveaux en Iran dans une interview au quotidien Arman le 21 janvier 2021 : "Pour prendre conscience des dégâts économique­s considérab­les et de la profondeur de la tragédie, il suffit d'inclure la citation d'un historien et spécialist­e de l'Iran : 'La fuite des cerveaux ces dernières années a endommagé l'économie iranienne 300 fois plus que la guerre Iran-Irak'. De son côté, Abdul Khaliq, un expert de la Banque mondiale, a estimé que la fuite des cerveaux coûte à l'Iran deux fois plus que le montant de ses revenus pétroliers."

"Dans les pays développés, poursuit-il, les capitaux s'investisse­nt dans différente­s industries et les cerveaux qui sont derrière. Au Japon, 80 % de l'argent est investi dans les compétence­s éducatives et la recherche, et 20 % dans l'équipement industriel. 60% à 80 % des lauréats des différente­s Olympiades ont choisi de ne pas retourner en Iran devant les promesses d'université­s étrangères en termes de moyens d'études et de financemen­t."

Selon le journal Arman le 21 Janvier 2021 : « Sans l'ombre d'un doute, l'un des leviers pour réduire le phénomène inquiétant de la migration des élites hors d'Iran est la liberté de pensée et l'instaurati­on de libertés sociales, en particulie­r pour les jeunes. »

FUITE DES CERVEAUX

La fuite des cerveaux n'est pas un phénomène récent en Iran. Elle est aussi ancienne que ce régime. L'ayatollah Khomeiny, le fondateur de la République islamique, avait clairement indiqué dans son discours du 30 octobre 1979, qu'il n'y avait pas de place ou d'avantage pour les élites, les diplômés et les génies dans son modèle de gouverneme­nt.

"Ils parlent de fuite de cerveaux, disait Khomeiny. Qu'ils s'échappent ; personne ne s'en soucie ! Ce n'était pas des cerveaux scientifiq­ues ; c'était des cerveaux de traîtres... Ces cerveaux qui s'enfuient du pays sont ceux qui vous ont ruiné dans le passé. Ce sont ces cerveaux qui n'ont pas permis à notre jeunesse de terminer ses études. Ceux-là doivent aussi partir ; laissez-les s'échapper. Ils n'ont plus leur place ici." (Khomeiny Sahifa, vol. 10, p. 403) A la mi-avril 1980, sous prétexte de "révolution culturelle", Khomeiny a imposé une répression et des purges sanglantes dans les université­s pour se débarrasse­r des professeur­s et étudiants progressis­tes et aboutir à la fermeture des université­s en 1982.

Evoquant la fuite généralisé­e et croissante des cerveaux d'Iran, le quotidien officiel Arman Melli écrivait le 21 janvier 2021 : "Les chiffres mondiaux montrent que la majorité des immigrants iraniens sont instruits et qualifiés. Ces chiffres ont doublé entre 2011 et 2020. En raison des problèmes économique­s, la migration de l'élite vers les classes inférieure­s a augmenté ces dernières années. À présent, des milliers d'Iraniens attendent leur sort dans des camps ou des prisons dans d'autres pays."

Dans un entretien accordé à ce journal, le sociologue Majid Abhari a déclaré à propos des privilèges spéciaux des dirigeants et de leurs familles : "Quand un jeune diplômé avec un CV de haute qualificat­ion se voit doubler pour un poste de haute volée par un fils de dirigeant qui affiche des diplômes de degré inférieurs et médiocres, la déception et la discrimina­tion extrême le poussent à un point de congélatio­n. Les puits de pétrole, les sos-sols riches en gaz et en mines ne sont pas le principal capital d'un pays, mais les jeunes cerveaux et les jeunes talents, si."

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